Revue de réflexion politique et religieuse.

Quand l’E­glise s’en­fonce dans la nuit la plus obs­cure

Article publié le 25 Mar 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 104 de catho­li­ca, pp. 130–136).

On sait la place pri­vi­lé­giée prise par l’ab­bé Jour­net dans les « grandes ami­tiés » de Jacques Mari­tain et en même temps de sa femme Raïs­sa et de la sœur de celle-ci, Véra. La publi­ca­tion de la cor­res­pon­dance entre « Jacques très cher » et « mon bien-aimé Charles », comme ils s’appellent affec­tueu­se­ment, vient de s’achever avec la paru­tion d’un sixième volume qui couvre les années 1965 à 1973, année du décès de Jacques Mari­tain, en avril (Charles Jour­net décé­de­ra exac­te­ment deux ans plus tard). Le volume regroupe trois cents lettres, dont la der­nière est de novembre 1972. Il est com­plé­té par un « Cahier de Rome » et divers textes du Car­di­nal Jour­net, ain­si que par diverses annexes qui apportent des journetpré­ci­sions à cer­tains sujets abor­dés dans la cor­res­pon­dance comme le caté­chisme hol­lan­dais, la régu­la­tion des nais­sances, la tra­duc­tion fran­çaise du Canon, le nou­veau Mis­sel (à noter, pp. 1044–1048, le juge­ment du Car­di­nal Jour­net sur la nou­velle Messe).
L’année 1965 a com­men­cé de manière dou­lou­reuse pour l’abbé Jour­net. En février, le pape l’a créé car­di­nal. Le pre­mier réflexe de l’abbé a été de sup­plier le Saint-Père de lui épar­gner « cet hon­neur trop lourd et trop voyant » ((. Lettre à Paul VI, in op. cit., p. 925. Dans un télé­gramme au Saint-Père, il écrit : « Je vous sup­plie, je refuse, de toutes les forces de mon âme, je ne peux pas accep­ter. C’est ma mort, c’est l’agonie, l’agonie » (op. cit., p. 926).)) . Il s’est beau­coup déme­né afin de refu­ser, comme il l’écrira à Mari­tain, « cette atroce nomi­na­tion » (36), sa voca­tion étant d’être — comme saint Tho­mas — simple cher­cheur en théo­lo­gie, sans que ses écrits soient affec­tés d’un coef­fi­cient d’autorité. Mari­tain au contraire le sup­plie à genoux d’accepter, « pour la cause de saint Tho­mas » (40). Pour tran­cher ces réfé­rences contra­dic­toires à saint Tho­mas, l’humble abbé Jour­net se lais­se­ra convaincre par les efforts conju­gués du pape et de Mari­tain.
1965 est aus­si l’année de la der­nière ses­sion du Concile Vati­can II. Dès avant la fin du Concile les deux amis s’accordent pour déplo­rer une dété­rio­ra­tion litur­gique, théo­lo­gique, spi­ri­tuelle. Nous allons exa­mi­ner ces dif­fé­rents domaines. On nous par­don­ne­ra de le faire en rele­vant le plus volon­tiers des expres­sions hautes en cou­leurs, mais qui sou­vent touchent hélas le cœur de la cible. C’est un des inté­rêts d’une telle cor­res­pon­dance pri­vée que de révé­ler à l’état brut des pen­sées et des réac­tions dépour­vues de ce mini­mum de diplo­ma­tie auquel oblige en géné­ral l’expression publique.
Nous com­men­ce­rons par la ques­tion litur­gique, qui revient à diverses reprises. Déjà au prin­temps 1965, Mari­tain confesse que son ami « est encore plus sévère que [lui] pour la manière dont on bou­le­verse la litur­gie » (64, n. 3). Jour­net, que Mari­tain approuve (146), n’arrive pas à trou­ver belle la Consti­tu­tion sur la litur­gie, qu’il juge insuf­fi­sante sur l’eucharistie et dont il déplore déjà en 1966 le résul­tat pas­to­ral : les taber­nacles deve­nus gênants, le maître-autel deve­nu une table pro­tes­tante, et tou­jours plus de prêtres qui ne disent plus la messe quand ils ne peuvent pas concé­lé­brer (128, 141).
Atta­ché aux concepts rigou­reux héri­tés de saint Tho­mas, Jour­net s’en prend à plu­sieurs reprises aux tra­duc­tions litur­giques : « J’ai envie de mou­rir chaque matin quand j’entends la tota­le­ment, hon­teu­se­ment inepte tra­duc­tion fran­çaise auto­ri­sée par les évêques fran­çais », et il donne l’exemple, dans le Cre­do, du consub­stan­tia­lem ren­du de manière « héré­tique » par « de même nature que le Père » (49 et 238) — ce qui est ensei­gner le tri­théisme. « Pour ma part j’aimerais mieux mou­rir que de faire sor­tir de ma bouche ce “de même nature que” » (239).
Mari­tain de son côté est cho­qué, nous sommes en mars 1967, par un pro­jet de tra­duc­tion du Canon de la messe, à pro­pos duquel on l’a consul­té : « Voir les évêques de France tra­hir le sacré » (374, n. 5), voir un épis­co­pat « orga­ni­sé presque aus­si bien et aus­si mili­tai­re­ment que le par­ti com­mu­niste » (378) le scan­da­lise. Il n’hésite pas à par­ler d’une tra­hi­son col­lec­tive de leur man­dat, et son indi­gna­tion est par­ta­gée par Jour­net. D’ailleurs sur tous ces sujets les deux hommes sont en par­faite com­mu­nion de pen­sée. Il y a par­fois entre eux, au fil des lettres, de minces diver­gences, mais c’est tou­jours à pro­pos de points très tech­niques et non fon­da­men­taux, en géné­ral de théo­lo­gie.
Puis vient la nou­velle tra­duc­tion du Notre Père, qui entre en usage la nuit pas­cale 1966. Jour­net déplore le tutoie­ment, adop­té, observe-t-il, pour s’ajuster à une mino­ri­té pro­tes­tante (128). Peu de temps après, Mari­tain conteste la litur­gie en langue ver­na­cu­laire : « Et main­te­nant, avec cette litur­gie en fran­çais, le der­nier refuge de la beau­té ici-bas nous a été ôté par l’Eglise. Au fond c’est sans doute mieux comme ça, et ne serait pas si grave s’il n’y avait en même temps le pro­ces­sus d’“apostasie imma­nente”. Nous sommes en plein dans les larmes de la Salette. Dire qu’il y a plus de cent ans la Sainte Vierge avait por­té le diag­nos­tic » (504).
Plus encore que la litur­gie, c’est la crise de la foi qui inquiète les deux amis. « Le mal s’aggrave ter­ri­ble­ment dans le cler­gé », constate Jour­net, et à plu­sieurs reprises il fait men­tion de lettres qui lui par­viennent de gens dont la foi en désar­roi com­mence à chan­ce­ler (226). Le mal est pro­fond et omni­pré­sent : « Si l’on ne gar­dait dans les Uni­ver­si­tés, ins­ti­tuts, sémi­naires, que ceux dont la doc­trine est sûre, et qui croient à la valeur des déci­sions conci­liaires du pas­sé, on n’aurait plus grand monde pour ins­truire la jeu­nesse » (616).
Le car­di­nal Jour­net évoque sa par­ti­ci­pa­tion aux tra­vaux de la com­mis­sion de car­di­naux char­gés d’examiner le nou­veau caté­chisme hol­lan­dais, paru avec l’appui du car­di­nal Alfrink. Mais ce n’est pas seule­ment en Hol­lande que le ver est dans le fruit. La caté­chèse prend une direc­tion inquié­tante : « Toute la caté­ché­tique sert, sous cou­leur de péda­go­gie, à miner le cre­do, et les dogmes même de foi » (293), et à pro­pos du caté­chisme des évêques fran­çais : « Au nom de la péda­go­gie on fait silence sur tant de choses » (542). Mari­tain fait le même constat, en jan­vier 1967 : « La crise affreuse par laquelle l’Eglise est en train de pas­ser […] qui menace les fon­de­ments de la Foi et est liée à l’immense crise qui secoue le monde et la civi­li­sa­tion » (328). Dans cette même lettre, Mari­tain a l’idée d’un texte que le pape pro­cla­me­rait solen­nel­le­ment, pour tirer « de leur angoisse crois­sante l’immense mul­ti­tude d’âmes qui ne savent plus ce qu’il faut croire. » C’est dans ce contexte que Paul VI a décré­té une année de la foi à par­tir de la fête des saints Pierre et Paul 1967. Dans une entre­vue avec le pape au mois de décembre de la même année, Jour­net, se fai­sant l’avocat du pro­jet de son ami, lui sug­gère de clore l’année de la foi par quelque chose comme une « pro­fes­sion de foi de Paul VI » (329). Et Mari­tain va très rapi­de­ment rédi­ger un texte qui en sub­stance sera repris par le Pape ((. Jour­net comme Mari­tain mani­festent une vive admi­ra­tion pour la per­sonne de Paul VI, en aucun autre pape Mari­tain dit n’avoir res­sen­ti à ce point la pré­sence de l’Esprit (84).))  et pro­cla­mé dans toute l’Eglise lors de la clô­ture de l’année de la foi ((. La revue Nova et Vete­ra sous le titre « Le cre­do du peuple de Dieu » pré­sente dans son n. 2009/1 un his­to­rique détaillé de cet épi­sode ain­si qu’un com­pa­ra­tif du texte de Mari­tain et du texte de la Pro­fes­sion de foi de Paul VI.)) .
Cette ini­tia­tive ne sera cepen­dant pas une digue suf­fi­sante. L’aventure post­con­ci­liaire va se pour­suivre dans la même direc­tion, se voyant qua­li­fiée par Jour­net d’« effroyable maquis où le Prince de ce Monde est Maître » (352). Dans une longue lettre réqui­si­toire d’août 1966, Mari­tain voit dans la crise actuelle une crise plus grave que celle de l’arianisme (234). Deux ans plus tard il s’indigne que « la gra­vi­té inouïe de cette crise de la foi au sein même de l’Eglise » ne soit pas le fait seule­ment d’une petite mino­ri­té d’agitateurs, « mais aus­si des per­sonnes en situa­tion de contrôle qui tra­hissent leurs res­pon­sa­bi­li­tés » (602–603). Jour­net n’est pas en reste qui voit l’Eglise s’enfoncer dans une nuit plus obs­cure que jamais (686).
Cette période est aus­si celle de la paru­tion du Pay­san de la Garonne. La cor­res­pon­dance nous trans­porte dans les cou­lisses de la genèse de cet ouvrage qui fit beau­coup par­ler de lui. En jan­vier 1966, Mari­tain informe Jour­net de son pro­jet d’un petit livre sur le désar­roi actuel des esprits, auquel il a com­men­cé de tra­vailler (125, 127). Ce seront des mois de dur labeur. Mari­tain envoie à Jour­net ses cha­pitres au fur et à mesure de leur rédac­tion au cours du prin­temps 1966. Dans les jours qui pré­cèdent l’achèvement du Pay­san, début juin 1966, Mari­tain confie à son cor­res­pon­dant : « Je suis à bout de forces, je tra­vaille comme un for­çat » (196), et de telles expres­sions sont récur­rentes ((. Il en ira de même les années sui­vantes pen­dant les­quelles Mari­tain conti­nue d’écrire, même s’il s’était juré que le Pay­san serait son der­nier livre. De fait, deux ouvrages seront encore rédi­gés, De l’Eglise du Christ. La per­sonne de l’Eglise et son per­son­nel (paru en 1970 chez Des­clée De Brou­wer), et Approches sans entraves, qui paraî­tra à titre post­hume (Fayard, 1973), ses épreuves ayant été envoyées à l’éditeur peu avant la mort de l’auteur.)) . Le livre sera remis à l’éditeur en juin, il paraî­tra le 2 novembre. Jour­net espère que ce livre orien­te­ra toute notre pen­sée d’après-Concile (216), dans ce monde à demi-fou ou com­plè­te­ment fou qui nous entoure (128). Mari­tain le vou­drait bien, mais il dément : « Ne croyez pas qu’il orien­te­ra les esprits ! La crise est beau­coup trop pro­fonde, (et les évêques eux-mêmes beau­coup trop mous pour que rien change actuel­le­ment dans la masse du cler­gé, sinon vers le pire). Je n’attends aucun effet de ce livre, c’est seule­ment un témoi­gnage » (231–232).
Pour­tant le suc­cès du livre (55 000 exem­plaires ven­dus en jan­vier 1967) est effa­rant, il réjouit bien sûr Mari­tain, qui pré­cise cepen­dant : « Pour moi c’est assez hor­rible, il me semble qu’on me livre tout nu aux yeux de badauds dans un caba­ret » (320). Il n’y aura effec­ti­ve­ment aucun effet du côté des évêques, qui pren­dront posi­tion à leur manière, indi­rec­te­ment, dans leur réponse à une enquête faite par le car­di­nal Otta­via­ni. Alors que pour Mari­tain, selon une des expres­sions du Pay­san de la Garonne qui a connu une for­tune par­ti­cu­lière, le moder­nisme du temps de Pie X n’était, en regard de celui qui sévit aujourd’hui, qu’un modeste rhume des foins, les évêques estiment qu’« il n’y a pas lieu de par­ler d’une résur­gence du moder­nisme au sens his­to­rique du terme » ((. Texte cité dans la n. 7 de la p. 341. A la même époque, dans une lettre à Julien Green du 19 jan­vier 1966, Mari­tain écrit que « nous sommes dans la pire crise moder­niste. Et je ne me console pas de voir la lai­deur et la bêtise intro­duites (avec le fran­çais) dans la litur­gie sacrée » (J. Green‑J.Maritain, Une grande ami­tié. Cor­res­pon­dance 1926–1972, Gal­li­mard, 1982, p. 255).)) .

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