Lecture : Sur l’intelligentsia russe
En mars 1909 paraissait à Moscou un recueil d’articles écrits simultanément mais sans concertation préalable par sept intellectuels russes de renom : Nicolas Berdiaev (1874–1948), Serge Boulgakov (1871–1945), Mikhaïl Gerschenzon (1869–1925), Alexandre Izgoev (1872–1935), Bohdan Kistiakovski (1869–1920), Piotr Struve (1870–1944) et Simon Frank (1877–1939). L’initiative de ce recueil revenait à Gerschenzon. Sa publication, sous le titre Les Jalons (en russe, « Vekhi »), reprise aujourd’hui pour la première fois en français, allait faire l’effet d’un coup de canon ; il connaîtrait, en un an, cinq rééditions et susciterait de nombreux échos (quelque 200 articles critiques, dont certains très hostiles, notamment, à gauche, sous la plume de Maxime Gorki, qui y verrait « le livre le plus ignoble de toute la littérature russe, une sorte de Vengeance des morts » et, à droite, de Dimitri Merejkovski, qui reprocherait aux auteurs leurs naïvetés de libéraux).
De quoi s’agissait-il ? Le propos initial de Gerschenzon était de dresser un bilan de la situation de l’intelligentsia russe après la révolution de 1905, dont l’échec pouvait être vu comme un échec de l’intelligentsia des années 1870, et d’en tirer les leçons.
Il est intéressant de relever que les auteurs des Jalons sont tous nés dans ces années-là, et qu’il s’agit également pour eux de tirer un bilan de l’échec de la génération de leurs pères, dont ils ont eux aussi, dans leur jeunesse, partagé les idées : Boulgakov (qui deviendrait prêtre à la veille de la révolution d’Octobre) avait été marxiste, de même que Berdiaev et Struve (mais, aucun ne fut révolutionnaire et, avec les nuances propres au tempérament de chacun, ils avaient professé un marxisme dit « légal »). […]