L’utopie de la communication
[note : cet entretien a été publié dans le numéro 35 de catholica, pp. 24–30]
CATHOLICA — Pouvez-vous brièvement rappeler les grandes lignes de votre livre ?
Philippe BRETON — Ce livre a été pour moi l’occasion de questionner la modernité au travers de ses fantasmes comme celui de l’homme-machine et notamment de l’homme comme machine à communiquer. Des mots comme transparence ou communication sont tellement banals qu’ils paraissent neutres. Il est pourtant important de les interroger. Pourquoi ces mots sont-ils autant à la mode ? Cette question mérite d’être posée. C’est en effet de cette manière que l’on parvient à trouver la clé du discours et à comprendre les coulisses de la réalité. On ne se rend d’ailleurs pas compte à quel point ces thèmes ont fait irruption récemment. Il y a encore cinquante ans, les mots communication ou transparence ne faisaient pas partie du vocabulaire. Plus qu’à un mot ou à une notion, on a donc affaire ici à une valeur et à une idéologie.
Mon livre comporte trois mouvements. Le premier envisage la genèse de la notion de communication : c’est tout le mouvement qui consiste à décrire sa naissance à l’intérieur de la communauté scientifique et en particulier dans le secteur de la cybernétique. Dans le second, j’explique comment la communication est peu à peu sortie du monde scientifique pour devenir une nouvelle utopie sociale. Le troisième mouvement est à mon avis le moins satisfaisant dans la mesure où il aurait pu faire l’objet de développements plus importants : c’est l’analyse des effets pervers de cette nouvelle idéologie sur la société actuelle.
La grande surprise a été pour moi de m’apercevoir que le discours actuel sur la communication existait de pied en cap dans les années 1940. Il est étonnant de voir comment, dans un certain nombre de textes écrits par des scientifiques entre 1942 et 1950, on trouve l’essentiel de l’argumentaire sur la communication, l’usage des nouvelles technologies et la société d’information. L’une des particularités de ce discours, c’est qu’on ne parvient pas à en attribuer la paternité à un auteur ou à un courant spécifique. Et c’est ainsi que périodiquement on croit le réinventer. Le rapport Nora-Minc, qui a été considéré au milieu des années 1970 comme une grande nouveauté devant ouvrir la voie à une nouvelle étape de l’histoire de la modernité, n’apporte en fait aucun élément nouveau par rapport à ces textes des années 1940–1950. Sans vouloir que mon livre devienne une thèse sur Norbert Wiener, je me suis attaché à l’analyse de ses écrits parce que Wiener est celui qui a pratiquement tout dit de ce qui se dit actuellement au sujet de la communication. En fait, le discours sur la communication fut le préalable à tout le mouvement d’innovation technique des années 1960, notamment dans le domaine informatique et télématique. Ce ne sont donc pas les technologies qui produisent les valeurs, comme beaucoup de philosophes et de sociologues l’ont affirmé, mais le contraire : les valeurs sont premières et ce sont elles qui s’incarnent dans les réalisations humaines.
Il est donc important de réajuster la perception que l’on a des nouvelles technologies en évitant d’oublier la question des valeurs. Ainsi la mise en avant exagérée de la technique peut-elle être le signe d’options fondamentales touchant à l’homme et à son progrès. Comme les différentes utopies politiques, le projet wienérien véhicule également une certaine représentation de l’homme. L’homme est ici essentiellement défini en termes de communication. Quand il parle de la race des maîtres, Nietzsche dit qu’elle est composée d’hommes d’action et non d’hommes de réaction. L’homme véritable ne réagit pas chez Nietzsche, il agit. Le modèle anthropologique produit par l’idéologie communicationnelle à partir de Wiener est symétriquement l’inverse. Bateson, qui est un proche de Wiener, définit le rapport humain comme une réaction à une réaction. En concevant l’homme comme réacteur à une réaction, Bateson donne une définition entièrement sociale de l’homme. C’est l’opposition très forte entre les conceptions de Nietzsche et de Wiener que j’ai voulu mettre en évidence dans ce livre. Ce modèle de l’homme sans intérieur, ce modèle de l’homme conçu comme homo communicans, est le contre-modèle de l’homme nietzschéen. Dans les retours que j’ai pu avoir de lecteurs ou de journalistes, j’ai été frappé de constater combien étaient nombreux ceux qui dans le milieu de la communication se sont reconnus au travers de mon livre. Pour qu’un homme de médias avoue avoir été dérangé par mon livre, cela montre qu’entre la représentation abstraite que Wiener peut nous proposer, le commentaire que je peux en faire et la façon dont les gens de communication le perçoivent, il y a un lien qui est ressenti tout à fait concrètement. Dans le même ordre d’idées, il serait tout aussi intéressant d’étudier la « Programmation neurolinguistique », dans la mesure où, se développant dans le cadre de formations permanentes à la communication, elle constitue dans de nombreux cas la culture des cadres d’entreprise. Or la PNL s’inspire très fortement de ce courant communicationnel et la représentation wienérienne de l’homme y est d’ailleurs très présente. Si le modèle reste très abstrait, il n’en reste pas moins qu’il s’incarne très concrètement en pénétrant la société. Les médias peuvent également jouer ce rôle de relais de l’idéologie communicationnelle. Celle-ci imprègne donc la société de telle sorte que tout le monde la partage, la vit, et l’incarne. C’est pourquoi, il me paraît d’autant plus essentiel de la dévoiler et de la démystifier.
Engageons-nous donc sur cette voie et essayons de voir comment cette idéologie imprègne la société. Je pense par exemple à l’idéologie consensuelle qui va de pair avec cette culture du dialogue et de la négociation mise en évidence maintes fois par la sociologie contemporaine. L’autorité disparaissant, elle laisse la place à l’animateur consensuel, voire au manipulateur-récupérateur. Quant à l’homme moderne, il apprend à « surfer » sur les rapports de force et à sortir le maximum d’une négociation. Pris en défaut, il sait également sacrifier les principes et les idées au bon moment pour ne pas tout perdre.
Cet homme vit donc dans le mouvement, recomposant sans cesse le lien social en fonction de l’action-réaction. Dans le domaine politique, le même pragmatisme est érigé en idéal. Si au démarrage, l’utopie wienérienne est née en réaction à une conception nietzschéenne revue et corrigée par les nazis — Wiener insistant sur l’instauration d’un nouvel ordre social par le biais du dialogue et du consensus — n’aboutit-elle pas paradoxalement au pouvoir du meilleur communicant, du meilleur sophiste ?
Il y a en fait deux modèles de négociation. Le premier admet la différence et ne cherche pas à la supprimer. La négociation ne vise alors qu’à établir un modus vivendi. L’autre modèle est celui de l’harmonisation fusionnelle. Prenez la PNL, c’est une manifestation typique de cette utopie en acte dans la mesure où elle se propose de supprimer les conflits. La PNL affirme l’identité entre la négociation et la recherche de valeurs moyennes. Transposée en politique, la dynamique est la même. Là aussi, c’est la recherche du plus petit commun dénominateur et de la valeur commune. Dans le premier modèle, c’est donc la loi qui permettra de travailler ensemble malgré les différences. Quand je parle de loi, c’est à la transcendance sans acception religieuse particulière du terme que je me réfère : c’est l’idée qu’il y a quelque chose qui s’impose à l’homme et auquel il doit se plier. La Bible est une réflexion sur cette définition de l’homme par rapport à la loi. Or, la montée du renoncement à la loi et à la transcendance est typiquement le phénomène qui caractérise la période s’écoulant depuis la fin de la guerre, le recul du religieux n’étant qu’une des formes de ce renoncement général. Dans le modèle communicationnel, la transcendance disparaît d’elle-même. Le conflit étant nié, tout devient négociable : le détail comme le principal.
L’absolu comme le transcendant se transforment en concepts morts. Si le relativisme perçoit la nécessité du « vivre ensemble », c’est par la mise en place d’un ensemble de règles qu’il compte l’assurer. Or, la règle n’a rien à voir avec la loi : c’est ce sur quoi deux personnes ou deux groupes sociaux se mettent d’accord. La règle reste donc complètement immanente aux membres du groupe en présence. Bien sûr, je ne veux pas opposer règle et loi. Cependant la suppression de la loi, son déni, ne peuvent conduire qu’à la catastrophe. Cela ne peut entraîner que le retour du paganisme et de la barbarie. Le pouvoir revient alors au meilleur orateur. La négociation consensuelle est donc tout à fait en harmonie avec cet univers relativiste qui refuse la loi.