Revue de réflexion politique et religieuse.

Cher­so­nèse et le des­tin de la Rus­sie

Article publié le 15 Sep 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 67, pp. 96–101]

En 1922, le père Serge Boul­ga­kov (1871–1944) se trouve réfu­gié à Yal­ta, où la Révo­lu­tion bol­che­vique vient de le rejoindre, avec son cor­tège d’horreurs, de misères et de souf­frances. Devant le spec­tacle d’une dévas­ta­tion qui n’épargne rien ni per­sonne et qui touche de plein fouet l’Eglise russe, Boul­ga­kov s’interroge sur le des­tin de son pays, dont l’histoire semble s’être arrê­tée en 1918 avec la chute de l’empire — der­nier empire chré­tien de l’Histoire, si on excepte l’Ethiopie jusqu’en 1974 — et avec la dis­pa­ri­tion de l’Empereur qui, dans l’Eglise d’Orient, était tra­di­tion­nel­le­ment le pro­tec­teur, sinon le chef, de l’Eglise. Devant ce vide et ce chaos, Boul­ga­kov en vient à pen­ser que la réunion avec l’Eglise catho­lique romaine est pour l’Eglise russe la seule voie de salut.
Ces réflexions, il les note­ra sous forme de dia­logues dans un ouvrage inti­tu­lé Sous les rem­parts de Cher­so­nèse ((  Edi­tions Ad Solem, Genève, 1999.)) , dont il empor­te­ra le manus­crit avec lui quand il sera expul­sé de Rus­sie (décembre 1922). Après un séjour à Constan­ti­nople (décembre 1922-mai 1923) puis à Prague (mai 1923-avril 1924), Boul­ga­kov rejoin­dra Paris, où il fon­de­ra en 1925 l’Institut de théo­lo­gie Saint-Serge et où il mour­ra en 1944. C’est à Paris éga­le­ment que Boul­ga­kov com­po­se­ra l’essentiel d’une œuvre qui fait de lui sans conteste le plus grand théo­lo­gien russe du XXe siècle (et dont la majeure par­tie a été tra­duite en fran­çais et publiée par les édi­tions de l’Age d’Homme).
Mais Boul­ga­kov ne publie­ra jamais les Rem­parts de Cher­so­nèse, témoins d’une « ten­ta­tion catho­lique » qu’il rejet­te­ra vite une fois chas­sé de Rus­sie. Pour­tant, il n’en détrui­ra pas le manus­crit, qu’il clas­se­ra dans ses archives peu avant de mou­rir. Il fau­dra pour­tant attendre 1991 pour que les jésuites du Centre Saint-Georges de Meu­don le publient dans leur revue (en langue russe) Sim­vol. Depuis, ce texte a connu en Rus­sie même deux édi­tions (1993 et 1997) et a été tra­duit en ita­lien. S’il m’a sem­blé utile et inté­res­sant d’en éta­blir et d’en pré­sen­ter une ver­sion fran­çaise, c’est parce qu’il pose les ques­tions fon­da­men­tales et pour ain­si dire consti­tu­tives de la Rus­sie, que tout Russe qui réflé­chit ne peut man­quer de se poser, et qu’il les expose avec vigueur et clar­té, dans un livre puis­sam­ment argu­men­té.
Les rem­parts de Cher­so­nèse se pré­sentent sous la forme d’une conver­sa­tion entre quatre per­son­nages qui sont les cham­pions des deux camps du dia­logue russe sécu­laire, ceux qu’on appe­lait au XIXe siècle les occi­den­ta­listes et les sla­vo­philes. Les pre­miers parlent par la bouche d’un Réfu­gié et d’un Prêtre de paroisse, les seconds par celle d’un Théo­lo­gien laïc et d’un Moine. Le Boul­ga­kov de 1922 étant net­te­ment occi­den­ta­liste, c’est évi­dem­ment le Réfu­gié et le Prêtre de paroisse qui ont la part belle dans cet ouvrage.
C’est à la lumière du consi­dé­rable fait nou­veau qu’est la Révo­lu­tion de 1918 que les pro­ta­go­nistes du livre reprennent le vieux débat. Ils sont réunis en Cri­mée, à Cher­so­nèse, sur les lieux mêmes où, en 988, le prince Vla­di­mir reçut le bap­tême avant de bap­ti­ser tout son peuple et de faire ain­si entrer la Rus­sie dans l’Histoire. Or le lec­teur de l’an 2000 ne peut qu’être frap­pé par ce que cette inter­ro­ga­tion conserve d’actuel, alors que l’empire sovié­tique vient lui aus­si de s’écrouler, après avoir sou­mis le pays à soixante-dix ans de gla­cia­tion com­mu­niste. En l’an 2000 comme en 1922, la Rus­sie, au bord de l’écroulement, est ame­née à s’interroger sur son pas­sé, sur sa nature, sur sa voca­tion, sur sa rela­tion avec l’Occident, et ce sont les élé­ments de réponse que ces dia­logues apportent qui en font toute la valeur. C’est sous cette lumière que se placent les réflexions qui suivent.
Le fait majeur, le fait capi­tal qui condi­tionne tout, c’est que la Rus­sie, si elle a été bap­ti­sée par les Byzan­tins, et donc par des Grecs, n’a pas eu à apprendre le grec. En 988 en effet la Bible, ou en tout cas les prin­ci­paux livres de celle-ci, avait été tra­duite en vieux slave (langue alors com­prise de l’ensemble des Slaves, de l’Est comme de l’Ouest) par saints Cyrille et Méthode (IXe siècle) et par leurs dis­ciples de Mora­vie et de Bul­ga­rie. Boul­ga­kov, très sévère à l’égard des Grecs, accuse même les Byzan­tins d’avoir sciem­ment omis d’apprendre leur langue aux Russes parce qu’ils auraient vu en eux de mépri­sables bar­bares. Quels qu’en soient les motifs, il n’en reste pas moins vrai que les Russes reçurent le bap­tême sans pou­voir accé­der à la culture de leur mar­raine byzan­tine ni aux sources intel­lec­tuelles de leur foi, sans avoir les moyens de phi­lo­so­pher et donc sans pou­voir faire de théo­lo­gie. C’est là un trait qui dis­tingue les Russes (et les Slaves de l’Est) non seule­ment des peuples de l’Ouest (obli­gés de prier en latin et donc capables de lire les auteurs clas­siques) mais des autres chré­tiens d’Orient, qui en géné­ral n’ignoraient pas le grec.
Le monas­tère russe ne fut jamais un milieu d’étude, et ses scrip­to­ria ne pro­dui­sirent que très peu d’ouvrages autres que litur­giques, scrip­tu­raires ou ascé­tiques. Tant et si bien qu’au début du XVe siècle les Russes ne connais­saient de Pla­ton que le nom et d’Aristote qu’un apo­cryphe, le Secre­tum secre­to­rum. En matière de lit­té­ra­ture pro­fane, le Moyen Age russe n’eut à sa dis­po­si­tion, parce qu’ils avaient été tra­duits en vieux slave (ou sla­von), que la Cos­mo­gra­phie de Cos­mas Indi­co­pleustes, la Chro­nique du monde de Georges Hamar­to­los et La Guerre juive de Fla­vius Josèphe. En théo­lo­gie, il igno­rait tout des Pères latins, mais sur­tout de Pères orien­taux aus­si impor­tants que Gré­goire de Nysse, Maxime le Confes­seur, Isaac le Syrien et Denys l’Aréopagite, dont aucun ouvrage n’existait en sla­von.
Ce que la Rus­sie reçut de Byzance, c’est le monas­tère, avec son ascé­tisme et ses offices. Aujourd’hui encore, les Russes ont conser­vé un atta­che­ment à des pra­tiques ascé­tiques depuis long­temps qua­si­ment oubliées ou négli­gées en Occi­dent, notam­ment en matière de jeûne. Quant à la litur­gie, c’est un fait bien connu qu’ils l’ont trans­mise pra­ti­que­ment inchan­gée, avec ses immenses richesses, somp­tueux patri­moine dont a pu avoir un avant-goût qui­conque est un jour entré dans une église russe. On note­ra aus­si qu’en Rus­sie (et de manière géné­rale en Orient) la litur­gie n’est pas sépa­rée de l’office monas­tique, même en paroisse, d’où sa lon­gueur. D’où aus­si l’obligation où se trouvent les curés d’abréger ici ou là, mais jamais sans beau­coup de scru­pules (le peuple est d’ailleurs là, qui veille).
Si les inva­sions mon­goles (XIIIe-XVe siècle) cou­pèrent la Rus­sie de l’Occident (source, pour elle, d’une cer­taine culture laïque), elles ne la cou­pèrent pas de Byzance (les Grecs étaient alliés aux Mon­gols contre les Turcs seld­jou­kides puis otto­mans), et le renou­veau hésy­chaste du XIVe siècle por­ta ses fruits en Rus­sie, même si les Russes res­tèrent à l’écart des débats qui divi­sèrent Byzance autour de la ques­tion de la lumière du Tha­bor et des thèses de Gré­goire Pala­mas. Autre trait monas­tique de la culture russe : son sens de l’icône, qui ame­na au XIVe siècle les magni­fiques réa­li­sa­tions que l’on sait (celles d’André Rou­blev et de Théo­phane le Grec), mais qui l’emprisonna dans une méfiance soup­çon­neuse vis-à-vis de toute repré­sen­ta­tion qui n’était pas fixée par des canons et qui n’ouvrait pas sur l’au-delà tel que le com­pre­naient les trai­tés de mys­tique. C’est sans doute pour­quoi la pein­ture russe eut tant de mal à émer­ger et, après une brève flo­rai­son dans la deuxième moi­tié du XIXe siècle et au début du XXe, par­tit vite dans l’abstraction (Kan­dins­ki était un homme reli­gieux et chez lui les réfé­rences à l’icône sont fré­quentes). Mais ceci est sans doute un autre débat.
La chute de Byzance en 1453 mar­qua donc pour Mos­cou le taris­se­ment d’une source qui, pour être par­fois mépri­sée, n’en était pas moins néces­saire. Signe de l’éloignement intel­lec­tuel de la Rus­sie et de l’empire grec, les let­trés byzan­tins fuyant l’empire otto­man ne se réfu­gièrent pas en Mos­co­vie, pays dont ils par­ta­geaient pour­tant la foi, mais en Ita­lie.
Comme on le sait, le concile de Flo­rence avait, en 1439, réta­bli l’unité de l’Eglise. Pour Boul­ga­kov, il ne fait aucun doute que ce concile fut bel et bien œcu­mé­nique. Y étaient en effet pré­sents le pape et les évêques d’Occident, l’empereur et le patriarche byzan­tins avec un grand concours de cler­gé. Quant aux trois autres patriarches orien­taux, ils s’y étaient fait dûment repré­sen­ter. Aux yeux de Boul­ga­kov, les déci­sions de ce concile ont donc valeur d’obligation et leur abro­ga­tion à Constan­ti­nople sous les menées de Marc d’Ephèse n’est qu’une sédi­tion dénuée de toute valeur.
Pour les Mos­co­vites du XVe siècle, la prise de Byzance par les Otto­mans sitôt après la signa­ture de l’Union fut un châ­ti­ment divin. Si elle était tom­bée aux mains des infi­dèles, c’était parce qu’elle-même avait été infi­dèle à sa foi et que, pour échap­per au dan­ger turc, elle avait pac­ti­sé avec les Latins (aux­quels on attri­buait com­mu­né­ment une tren­taine d’hérésies). La pre­mière Rome étant tom­bée dans les héré­sies et la seconde ayant été ren­ver­sée pour s’être ral­liée à la pre­mière, il ne res­tait plus dans la chré­tien­té qu’un seul rem­part : Mos­cou, la troi­sième et ultime Rome. Certes, la doc­trine de Mos­cou troi­sième Rome n’eut jamais valeur offi­cielle, et elle était infi­ni­ment plus répan­due dans les monas­tères que dans les minis­tères, mais elle exprime un mes­sia­nisme bien réel. Au moins sur le plan reli­gieux, il n’est pas rare que le Russe, même moderne, ait le sen­ti­ment que son pays est l’ultime bas­tion contre quelque chose, et l’assimilation de la Rus­sie à l’orthodoxie est fort répan­due (c’est, dans Les rem­parts de Cher­so­nèse, la thèse des sla­vo­philes, le Théo­lo­gien laïc et le Moine). Boul­ga­kov ne peut sup­por­ter ce pro­vin­cia­lisme, dans lequel il voit même un des fac­teurs du bol­che­visme, car des esprits étroits convain­cus de père en fils qu’ils appar­tiennent à la troi­sième Rome se glis­se­ront aisé­ment dans le lit de la troi­sième Inter­na­tio­nale, un mes­sia­nisme en rem­pla­çant un autre.
Si Mos­cou deve­nait, après la chute de Byzance, le rem­part de l’Orthodoxie, il fal­lait qu’elle en ait les moyens intel­lec­tuels. Or nous avons vu com­bien elle était mal équi­pée. Symp­to­ma­ti­que­ment, c’est sur des terres russes et ortho­doxes situées en dehors de la Mos­co­vie que ces moyens se consti­tuèrent, notam­ment à Nov­go­rod (XVe-XVIe siècle) et en Litua­nie (XVIe siècle). C’est là, dans des pays ortho­doxes qui n’avaient pas été cou­pés de l’Occident et de la culture clas­sique par l’invasion mon­gole, que purent être révi­sés les textes litur­giques et scrip­tu­raires et que fut impri­mée la pre­mière bible sla­vonne, celle d’Ostrog (1581). C’est là aus­si, à Kiev (alors rat­ta­chée à la Pologne), que vit le jour le pre­mier caté­chisme ortho­doxe, celui du métro­po­lite Pierre Mohi­la (1645). C’est Mohi­la aus­si qui fon­da à Kiev la pre­mière aca­dé­mie de théo­lo­gie. Cepen­dant, ces efforts de réflexion et de mise en forme ten­tés en dehors de la Mos­co­vie — et, il faut le dire, non sans pui­ser à des sources catho­liques (dans le cas de Mohi­la) ou cal­vi­nistes — n’étaient pas bien vus à Mos­cou, et ce sont les réformes ten­tées au XVIIe siècle par le patriarche Nikon, sou­cieux d’aligner les usages russes sur ceux des Grecs et de cor­ri­ger les erreurs les plus gros­sières des livres litur­giques en fai­sant appel à des let­trés d’Ukraine, qui sus­ci­tèrent en Rus­sie le schisme des vieux-croyants, énorme dis­si­dence tra­di­tio­na­liste dont les effets se font encore sen­tir de nos jours.
Il est inté­res­sant de consta­ter qu’après avoir vu le jour au XIXe siècle et avoir connu un brillant essor au début du XXe, la théo­lo­gie russe fut encore mar­quée par l’émigration et que, au XXe siècle comme au XVIe ou au XVIIe, c’est à l’étranger (à l’Institut Saint-Serge de Paris et au Sémi­naire Saint-Vla­di­mir près de New York) qu’elle put pour­suivre des acti­vi­tés dont il ne pou­vait évi­dem­ment pas être ques­tion en URSS. Or cette théo­lo­gie dite « de l’Ecole de Paris » est sou­vent taxée de moder­nisme en Rus­sie même, et récem­ment des ouvrages des pères Alexandre Schme­mann et Jean Meyen­dorff, pro­fes­seurs à Saint-Vla­di­mir, ont été publi­que­ment brû­lés à Eka­te­rin­bourg. Il faut donc prendre cet élé­ment en compte si l’on veut mener à bien des dis­cus­sions sérieuses et réa­listes : la dif­fi­cul­té de pen­ser sa foi est par­ti­cu­liè­re­ment lourde en Rus­sie, où la théo­lo­gie a tant de mal à prendre racine, les causes en étant sans doute déjà, comme le pen­sait le P. Boul­ga­kov, dans le germe de Cher­so­nèse.

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