Critiques inachevées
L’heure n’est plus à l’optimisme. La morosité et l’inquiétude dominent chez ceux dont la profession consiste à observer les évolutions intellectuelles, sociales et politiques de notre société occidentale. Après La défaite de la pensée, L’ère du vide, L’hiver de la démocratie et bien d’autres titres éloquents d’ouvrages produits par des auteurs aux positionnements variés, Chantal Delsol propose à notre réflexion L’âge du renoncement ((. Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, coll. La nuit surveillée, février 2011, 295 p., 22 €.)) , au sein duquel elle analyse le passage des temps modernes (et même antérieurs, nous y reviendrons) à la postmodernité. Le constat est sans appel : le « cosmos ((. L’auteur précise que « chaque culture forme un cosmos, mot que nous avons coutume de traduire par “monde”, mais qui signifie bien davantage. Un cosmos est un ordre, ou plus précisément un bon ordre, un ordre qui convient ou dans lequel on peut se sentir intégré sans malaise » (p. 255).)) culturel du vieux continent » (p. 7) s’écroule sous nos yeux, laissant place à un nouveau cosmos qui rappellerait le monde d’avant le christianisme.
L’auteur analyse les mutations contemporaines à travers cinq chapitres denses, tous reliés par les idées centrales de vérité et de certitude. Pourquoi ce lien de la vérité ? Parce que l’une des grandes caractéristiques de l’ordre intellectuel européen fut la recherche de la vérité. Aujourd’hui, l’homme européen substitue la sagesse à la foi, qu’il s’agisse de la vertu théologale ou des religions politiques fondées sur des dogmes scientifiques. « C’est, dit-elle, à la déroute des certitudes dogmatiques que répond l’appel de la sagesse : comment assumer les disparitions successives de Dieu et de Marx ? » (p. 37).
La sagesse contemporaine ne se donne pas pour but de « restaurer la lumière, mais de trouver le bonheur dans l’obscurité » (p. 37–41). Le sage contemporain est un renonçant, qui prodigue ses conseils pour trouver la bonne vie et non la vérité. Puisque le vrai a disparu et avec lui toute hétéronomie, il ne reste que l’utile. L’auteur démontre (pp. 59 ss.) comment depuis la Renaissance, l’utile a progressivement établi sa souveraineté sur la vérité, d’abord sur la vérité de foi, puis sur l’impératif catégorique moderne fondé sur la déesse raison, aujourd’hui vouée à un passé révolu. L’après-Dieu a conduit à la sacralisation du cosmos, au réenchantement de tout, donnant vie à un nouveau panthéisme, dont l’écologie et l’égalité homme/animal sont les manifestations les plus visibles. L’homme abandonne toute velléité de domination de la nature. « Le lâcher prise » est en train de prendre la place du fiat, « sans doute par fatigue extrême devant les exigences du fiat » (p. 56). Dans une société où les hommes sont animés par leurs seuls intérêts matériels et biologiques, la santé a remplacé le salut et nous sommes invités à organiser au mieux un voyage confortable sur cette terre sans nous préoccuper de l’éventualité d’une destination finale. C’est ainsi d’ailleurs qu’Augusto Del Noce présentait la société de consommation.
Deux types d’attitude ont suivi l’effacement de la foi : soit la volonté de découvrir une vérité certaine, scientifique, soit l’abandon pur et simple de l’idée même d’atteindre la vérité. Ces deux voies se sont globalement succédé au cours des deux derniers siècles, la première correspond à la modernité et la seconde à la postmodernité. […]