Démocratisation et gouvernance mondiale
Reçu au début du mois de mai dernier par le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, l’archevêque syriaque de Bagdad lui rappelait (ou apprenait ?) que la démocratie ne pouvait être imposée de l’extérieur à un pays. Bien entendu, le ministre n’a pas dû comprendre cette remarque, fort déplacée dans le contexte de la guerre en Libye dont il se veut le boutefeu ; il est à la tête de ceux qui veulent précisément imposer la démocratie aux pays du monde arabe, sauf aux monarchies pétrolières, rassurons-nous ; et accessoirement à d’autres, en Afrique et en Asie, où elle est trop mal appliquée. Aussi, avec ceux qui partagent son objectif missionnaire et les intellectuels chargés de leur apporter leur caution, comme l’inévitable BHL, il n’a voulu voir dans « le réveil arabe » de l’hiver 2010–2011 que l’appel des peuples à une démocratie véritable, donc nécessairement désislamisée. Entendons par-là que ces soi-disant démocrates musulmans, reçus avec honneurs à l’Elysée ou au Quai d’Orsay, accepteraient de mettre en pratique l’égalité réelle entre croyants et non-croyants, de considérer la Loi comme « l’expression de la volonté générale » et non plus le reflet de la Loi d’Allah transmise par Mahomet (la charia), de respecter toutes les opinions, toutes les croyances et le droit d’en changer. Beau programme, que les soi-disant chefs des « rebelles » vainqueurs, ou obstinés à le devenir, se sont bien gardés de proclamer. Mais, pour « le meilleur d’entre nous », comme disait le président Chirac (ce qui, peut-être, est une reconnaissance bouleversante et volontairement ignorée du niveau général de la classe politique française), aucun doute n’est permis : la démocratie libérale va s’imposer partout où cela est souhaitable. Pourquoi ? Non plus parce que ce serait la « loi de l’Histoire », comme disaient ses prédécesseurs marxistes ou progressistes ; mais parce que la Gouvernance mondiale le sait, le dit et est prête à faire la guerre pour que cette mission soit accomplie.
Comme la vision marxiste, cette vision néolibérale est totalement réductrice ; elle ne voit, et ne veut voir dans les révolutions en cours, spontanées ou non, que des revendications politiques de liberté, et dans la répression des insurrections que la volonté des dirigeants, coupables de crimes « contre l’humanité », de « massacrer leur peuple ». Or ces révolutions, d’ampleur d’ailleurs variable, ont aussi bien d’autres motifs, dans des proportions également variables : ne voir qu’une seule cause et un seul objectif dans les émeutes ou manifestations de Manama, Casablanca, Hama, Tunis ou Benghazi, comme au Caire, est absurde. On peut, tout au plus, y distinguer des points communs et, généralement peu contestables. Plus uniforme est la cause de cette cécité : c’est la volonté d’imposer, au nom de la Gouvernance mondiale, une nouvelle valeur universelle, même par la force militaire devenue un instrument de libération irremplaçable. […]