Francis Fukuyama, apologiste de l’ordre établi
Francis Fukuyama, qui vient de publier un livre important ((. The Origins of Political Order, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2011.)) , est devenu célèbre en défendant l’idée selon laquelle nous vivrions la fin de l’histoire ((. La fin de l’histoire et le dernier homme, traduction française, Flammarion, 1992.)) . Son oeuvre, déjà substantielle, poursuit une réflexion visant à rendre intelligible l’histoire universelle. Selon ses termes, il s’efforce de trouver « un schéma explicatif du développement général des sociétés humaines » (ibid. p. 81). On peut voir en lui un philosophe de l’histoire au sens de Schumpeter, autrement dit un penseur du changement social. Fukuyama, cependant, se veut avant tout historien quoique éclairé par des philosophes : Hegel interprété par Kojève, Platon qui lui fournit le concept de thymos ((. La partie de l’âme qui est le siège des sentiments et des passions.)) , les fondateurs du libéralisme Hobbes et Locke et enfin Nietzsche. Sa méthode comparatiste lui permet, dit-il, de dégager des constantes et des lois qui échappent aux spécialistes focalisés sur des objets plus pointus. Certaines de ces lois sont psychologiques et découlent de la nature humaine ; d’autres sont structurelles. Notons le désir de reconnaissance emprunté à Hegel et le rôle de la « physique » comme moteur de l’histoire. Sur ce dernier point, il semble rejoindre Marx qui parle de « forces productives » comprenant les applications de la science. A vrai dire, l’importance de celles-ci tient surtout, selon Fukuyama, à l’avantage qu’elles confèrent dans la guerre, ce qui en fait un facteur politique. De plus notre théoricien se distingue de Marx par le fait que le désir de reconnaissance conduit à une lutte à mort de pur prestige totalement non économique. Cette lutte diviserait l’humanité en Maîtres qui ont accepté de risquer leur vie et en Esclaves qui ont préféré se soumettre. Pour Fukuyama, la société capitaliste libérale affranchit ces derniers qui deviennent maîtres d’eux-mêmes. Désormais, tous les hommes bénéficient d’une même reconnaissance égalitaire et réciproque.
Des rapports humains apparaissent alors d’où sont absentes les contradictions qui caractérisaient les formes anciennes d’organisation sociale. Ainsi prend fin la dialectique historique (p. 91). La thèse de Fukuyama sur la démocratie libérale comme fin (terme et but) de l’histoire repose sur le même genre d’arguments que la thèse de Marx sur la fin de l’histoire représentée par le futur régime communiste : les deux fins sont déterminées par l’absence de contradictions, ce moteur de l’histoire. Le rapport maître/esclave est contradictoire car pour le Maître le fait d’être reconnu par un esclave est insuffisant au sens où Groucho Marx disait qu’il ne daignerait pas être membre d’un club susceptible d’accepter sa candidature. Le rapport capitaliste/prolétaire est également contradictoire en tant qu’il est générateur d’antagonismes, c’est-à-dire de jeux à somme nulle. […]