Lecture : Millénarisme, utopie et révolution
John Gray, professeur de « Pensée européenne » à la London School of Economics, a une capacité à attribuer des titres attractifs à ses oeuvres (par exemple, en 2002 : Straw Dogs : Thoughts on Humans and Other Animals, 2002 – Chiens de paille : pensées sur les humains et autres animaux) que l’on peut mettre en relation avec une propension à présenter des sujets de recherche de manière excessivement schématique et, souvent, sans fondement approprié. John Gray emploie simultanément plusieurs registres : académique, journalistique, et passe de l’argument au plaidoyer avec une facilité déconcertante. De ce fait, la rigueur que l’on est en mesure d’attendre de ce type d’essai en est souvent absente. Cette tendance au plaidoyer politique s’explique par une idée fixe de l’auteur, celle de démontrer que le libéralisme économique est un « péché » séculier et le dernier grand drame de l’histoire de l’humanité. Son rejet du capitalisme libéral est lui-même fondé sur un autre objectif : ne pas vouloir concéder à l’Occident une spécificité qui pourrait le différencier d’une autre culture. Comme tant d’auteurs actuels, sa pensée dénote un ressentiment à l’égard des contenus universels qu’a diffusés la culture occidentale.
Ceci apparaît de manière évidente dans Straw dogs, où il critique l’humanisme, l’anthropocentrisme et le progrès, qu’il considère comme des idées moyenâgeuses et caduques pour la société contemporaine.
Pour cette raison, il y a lieu de penser que sa critique de la globalisation cache quelque chose d’autre. S’agissant de l’ouvrage dont nous traitons dans cette note, Black Mass ((. Black Mass. Apocalyptic religion and the death of Utopia [2007], Penguin Books Londres, 2008 ; ouvrage inédit en traduction française, version en espagnol : Misa Negra. La religión apocalíptica y la muerte de la utopía (Paidós, Barcelone, 2008). Les références des citations renvoient à l’édition Penguin. L’auteur ne doit pas être confondu avec son homonyme américain, qui a fait fortune avec les éditions successives de son livre de psychologie banalisée Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus.)) , la thèse proposée suscite de prime abord l’intérêt, puisque l’auteur semble vouloir démontrer que la tradition religieuse peut expliquer les avatars de notre civilisation. Mais, avec une certaine subtilité, l’ouvrage s’érige progressivement en une profonde critique de la religion, au travers d’un texte très irrégulier dans lequel se mêlent des réflexions sur le millénarisme et sur l’essence de la terreur révolutionnaire, entremêlées de philippiques contre Bush, Thatcher ou Blair. Il n’empêche que ce livre contient une série d’intuitions qui, si elles avaient été développées correctement, feraient de lui un essai plus qu’intéressant. Nous présenterons ci-après quelques-uns de ses points forts et de ses points faibles. […]