Les perplexités de Karl Barth
Le grand théologien protestant Karl Barth n’avait pu se rendre aux deux dernières sessions du Concile Vatican II, auxquelles il avait été invité en qualité d’observateur ; sa santé d’alors ne le lui avait pas permis. Il fit la demande, en 1966, d’être reçu à Rome ; la réponse du Secrétariat pour l’unité des chrétiens fut positive. Il organisa son séjour et des rencontres avec diverses personnalités ou institutions, dont une entrevue avec Paul VI. Ce fut à cette occasion qu’il rédigea un certain nombre de questions sur les quatre constitutions et trois des neuf décrets du corpus conciliaire ; après les avoir soumises par oral à ceux qu’il rencontra, Karl Barth tint, dans les mois qui suivirent, à les publier ((. Karl Barth, Entretiens à Rome après le concile [1967], trad franc. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1968, 67 p.)) .
Avec un retard qu’il regrette, Mgr Gherardini, dans un ouvrage récent ((. Brunero Gherardini, A domanda risponde. In dialogo con Karl barth sulle sue « Domande a Roma », Casa Mariana Editrice, Frigento, mai 2011, 20 €.)) , exhume ce document assez oublié, en s’acquittant de la tâche – sinon du devoir, envers celui qu’il connut et dont la théologie l’impressionna tant – d’y répondre.
Karl Barth s’était, à demi-mots, sinon plaint, du moins étonné du peu d’intérêt que l’on manifestait envers le regard qu’il portait sur le corpus et en quelque manière l’esprit du Concile. Peut-être justement parce qu’à travers l’étude des textes, il pointait un esprit, et qu’il le faisait avec une certaine amertume, une déception et une inquiétude à peine dissimulées. Il faut dire que le théologien suisse avait placé de grands espoirs dans l’oeuvre conciliaire en son commencement : à l’encontre de nombre de protestants pour qui l’enjeu majeur consistait dans le développement de relations entre confessions chrétiennes, son intérêt se portait plus vers ce qu’il interprétait comme un mouvement de réforme évangélique à l’intérieur de l’Eglise catholique.
Non que celle-ci fût en passe de devenir « évangélique » au sens protestant du terme, mais il pensait voir, depuis le travail de certains théologiens jusqu’à la procession de l’évangéliaire dans l’assemblée conciliaire, un renouveau suscité par le Saint-Esprit, renouveau tant dans la fidélité à l’évangile que dans un témoignage vigoureux à la face du monde, ce dont les communautés protestantes se montraient alors, selon lui, incapables ((. Karl Barth, Réflexions sur le deuxième Concile du Vatican, juillet 1963, trad. franc. coll. « Les cahiers du renouveau » n. 24, Labor et Fides, Genève, octobre 1963, 30 p)) .
Mgr Gherardini, tout en répondant successivement à chacune des questions posées, met bien en évidence que l’interrogation ultime de Karl Barth à la fin du Concile était justement celle de ce renouveau. Plus spécifiquement encore, le théologien réformé s’interrogeait sur les critères de ce renouveau : « la majorité “progressiste” du Concile » ne reproduisait-elle pas « les erreurs déplorables commises par le protestantisme moderne » ((. K. Barth, Entretiens à Rome, p. 22.)) ? Un tel pressentiment, ou jugement, naissait en lui de ce que le « centre de gravité » de l’assemblée ne lui apparaissait pas clairement, de ce que l’ensemble des textes était traversé par deux dynamiques inconciliables : celle d’un renouveau « à la lumière de la Révélation » – qui avait fait son espoir premier – et celle d’un changement « à la lumière du monde moderne » ((. Ibid., p. 21.)) – que maintenant il voyait s’imposer. […]