Maritain et l’analogie historique
Certaines phrases de Benoît XVI, dans son discours du 22 décembre 2005, justifient l’herméneutique de la réforme dans la continuité opérée par le Concile, en particulier à propos des relations entre l’Eglise et l’Etat : « Une fois établies les diverses distinctions entre les situations historiques concrètes et leurs exigences, il apparaissait que [malgré le fait qu’après le Concile s’était manifestée une discontinuité] la continuité des principes n’était pas abandonnée. […] Dans ce processus de nouveauté dans la continuité, nous devions apprendre à comprendre plus concrètement qu’auparavant que les décisions de l’Eglise en ce qui concerne les faits contingents – par exemple, certaines formes concrètes de libéralisme […] devaient nécessairement être elles-mêmes contingentes […]. Le Concile Vatican II, reconnaissant et faisant sien à travers le Décret sur la liberté religieuse un principe essentiel de l’Etat moderne, a repris à nouveau le patrimoine plus profond de l’Eglise. »
Même si cet énoncé de principe n’a pas de lien explicite avec la démarche de pensée développée en son temps par Jacques Maritain à propos de la notion de chrétienté, il se fait que, objectivement, nous pouvons y rencontrer un écho des conclusions que le philosophe français essaya de justifier au moyen d’une méthode de raisonnement fortement contestée à l’époque. Et comme cette démarche s’appuyait sur la conception philosophique de l’analogie, nous nous intéresserons à celle-ci afin de mieux comprendre le soubassement théorique des interrogations actuelles concernant l’interprétation du Concile.
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Parmi les nombreuses tentatives d’accueil des thèses libérales dans la doctrine sociale de l’Eglise, c’est celle de Jacques Maritain qui reste la plus déterminante : couvert par sa réputation d’intellectuel thomiste, celui-ci a eu méthodiquement recours à la terminologie scolastique et aux citations de saint Thomas pour faire accepter l’idée que ces théories s’enracinaient profondément chez les auteurs chrétiens les plus respectables.
Ainsi, l’histoire politique du christianisme a connu, selon Maritain, deux étapes dont la première, la chrétienté médiévale, a trouvé son antithèse dans la culture moderne et la victoire du libéralisme antichrétien. Les convulsions ultérieures auraient permis de prévoir la fin prochaine de cette deuxième étape et d’entrevoir, comme avenir inéluctable, une synthèse des deux moments dialectiques antérieurs. Cette synthèse serait la réalisation d’une « conception communautaire et personnaliste » où s’unifieraient d’une part la culture catholique médiévale, entièrement tournée vers le bien commun, et d’autre part la conscience humaniste de l’âge moderne, essentiellement dirigée vers la réalisation de la personne et de sa liberté. Ainsi seraient réintégrés et même exaltés les principes du libéralisme catholique qu’auparavant l’Eglise rejetait. Maritain ne voyait là aucune incohérence, mais seulement une évolution progressive. Car dans sa vision de l’histoire, de tonalité hégélienne évidente, la source d’inspiration du chrétien ne se réduit pas à la Révélation ni à la Tradition ecclésiale, mais englobe l’interprétation rationnelle des grands faits culturels permis par Dieu et dans lesquels se manifeste sa volonté providente ((. Cf. J. Maritain, Pour une philosophie de l’histoire, Seuil, 1959.)) .
Considérant probablement qu’une telle théorie serait difficilement acceptée par des ecclésiastiques formés dans le thomisme et dans la conviction de l’immutabilité des principes moraux de l’Eglise, Maritain a eu recours au concept d’analogie, utilisé par saint Thomas et avant lui par Aristote dans sa philosophie politique. Ainsi, selon Maritain, la chrétienté est une conception dont la réalisation au cours des différents âges ne peut se comprendre ni de manière univoque ni équivoque, mais seulement analogique. […]