Revue de réflexion politique et religieuse.

Musique sacrée et culture domi­nante

Article publié le 29 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La pro­duc­tion musi­cale d’église a de longue date pré­sen­té des dan­gers de dévia­tion. Encore faut-il rap­pe­ler que le phé­no­mène ne concer­nait en géné­ral, avant Vati­can II, que des aspects rela­ti­ve­ment mineurs : cer­tains can­tiques mièvres ou pom­piers, des paroles déjà mar­quées par l’idéologie (par ex. ceux de l’Action catho­lique) voire par des concep­tions théo­lo­giques dou­teuses. Mais le phé­no­mène a connu un saut qua­li­ta­tif avec la réforme litur­gique conci­liaire, source d’éparpillement aux rai­sons mul­tiples, avec l’idée géné­rale d’inculturer la litur­gie, de faire pas­ser l’expression for­melle de celle-ci dans le moule des cultures de fait, soit his­to­riques (folk­lore) soit « actuelles ». Le phé­no­mène s’est diver­si­fié avec le temps, connais­sant, selon les lieux, une cer­taine rec­ti­fi­ca­tion qua­li­ta­tive – dans cer­tains cas non dépour­vue d’ambiguïté, par exemple du fait d’un mélange très post­mo­derne des genres –, ailleurs une pro­lon­ga­tion de l’informe et du mau­vais goût. De plus, et paral­lè­le­ment à la litur­gie pro­pre­ment dite, un cer­tain nombre d’initiatives pas­to­rales visant les couches les plus jeunes de la socié­té n’hésitent pas à pla­quer des paroles chré­tiennes sur les modes musi­caux spé­ci­fiques de l’anti-culture de masse (pop, rock, rap, metal…). Nous sommes heu­reux de repro­duire ici le texte qui nous a été adres­sé, direc­te­ment en fran­çais, par Madame Maria Cate­ri­na Cala­brò, pro­fes­seur de musique sacrée (mas­ter d’Art sacré, Archi­tec­ture et Litur­gie), à l’Université euro­péenne de Rome et l’Athénée pon­ti­fi­cal « Regi­na Apos­to­lo­rum ».
L’objet de ces consi­dé­ra­tions est la musique sacrée, que nous défi­ni­rons comme « la musique qui accom­pagne les célé­bra­tions litur­giques de l’Église » ((. J. Rat­zin­ger, Intro­du­zione allo spi­ri­to del­la litur­gia, edi­zio­ni San Pao­lo, Cini­sel­lo Bal­sa­mo, 2001, p.141.))  : ceci signi­fie qu’elle est entiè­re­ment au ser­vice des dif­fé­rents moments, des actions et des gestes qui s’accomplissent, qui sont des don­nées de fait pour la musique elle-même ; « L’insertion de la musique dans la litur­gie doit être un accueil de celle-ci dans l’Esprit, une trans­for­ma­tion qui signi­fie à la fois mort et résur­rec­tion » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la litur­gia. Il Fon­da­men­to teo­lo­gi­co del­la musi­ca sacra, LEV, Rome, 2010, p. 595.)) .
« La musique sacrée, en tant que par­tie inté­grante de la Litur­gie solen­nelle, par­ti­cipe à son objec­tif géné­ral, qui est la gloire de Dieu ain­si que la sanc­ti­fi­ca­tion et l’édification des fidèles. La musique sacrée doit par consé­quent pos­sé­der au plus haut point les qua­li­tés propres de la litur­gie, et pré­ci­sé­ment la sain­te­té et la beau­té for­melle, d’où jaillit spon­ta­né­ment son autre carac­té­ris­tique, qui est l’universalité » ((. Saint Pie X, Motu pro­prio sur la musique sacrée, Tra le sol­li­ci­tu­di­ni, 22 novembre 1903.)) . C’est la tra­di­tion una­nime de l’Eglise jusqu’à ce jour, et elle donne clai­re­ment les carac­té­ris­tiques de la musique sacrée : sain­te­té, beau­té for­melle, et uni­ver­sa­li­té. Pour les nom­breuses musiques que nous écou­tons, nous avons là un cri­tère de juge­ment par rap­port aux textes (la sain­te­té), à la struc­ture de la musique elle-même (la beau­té for­melle) et au fait qu’elle puisse être pro­po­sée à tous (l’universalité).
La tra­di­tion de l’Eglise sou­ligne donc qu’une musique sacrée, au ser­vice de la litur­gie, exprime un texte qui est tiré des Ecri­tures saintes ou de la litur­gie elle-même ; qu’elle a une forme éta­blie dans le temps qui lui per­met d’être pro­po­sée comme une don­née objec­tive à accueillir, et pas seule­ment à uti­li­ser ; et qu’elle est offerte à tous, au-delà des contin­gences de temps et de lieu.
Ce sont là les cri­tères et les ques­tions pour entrer par la musique au ser­vice de la litur­gie, quelles que soient les cir­cons­tances où l’on est appe­lé, en tout temps et en tout lieu. « A ce sujet, il convient d’éviter l’improvisation géné­rale ou l’introduction de genres musi­caux qui ne sont pas res­pec­tueux du sens de la litur­gie. En tant qu’élément litur­gique, le chant doit s’intégrer dans la forme propre de la célé­bra­tion. Par consé­quent, tout – dans le texte, dans la mélo­die, dans l’exécution – doit cor­res­pondre au sens du mys­tère célé­bré, aux dif­fé­rents moments du rite et aux temps litur­giques » ((. Benoît XVI, Sacra­men­tum cari­ta­tis, 42, 22 février 2007.)) .
Mal­gré les décla­ra­tions du Concile Vati­can II ((. Cf. concile Vati­can II, Const. sur la Sainte Litur­gie Sacro­sanc­tum Conci­lium, nn. 112–121.))  et du Magis­tère pon­ti­fi­cal, la musique d’église vit un moment cri­tique ; elle est frap­pée par l’herméneutique de la dis­con­ti­nui­té et de la rup­ture, dont par­lait Benoît XVI dans son dis­cours à la Curie romaine : « Dans le grand débat sur l’homme, qui carac­té­rise le temps moderne, le Concile devait se consa­crer en par­ti­cu­lier au thème de l’anthropologie. Il devait s’interroger sur le rap­port entre l’Eglise et sa foi, d’une part, et l’homme et le monde d’aujourd’hui, d’autre part. La ques­tion devient encore plus claire, si, au lieu du terme géné­rique de “monde d’aujourd’hui”, nous en choi­sis­sons un autre plus pré­cis : le Concile devait défi­nir de façon nou­velle le rap­port entre l’Eglise et l’époque moderne. » ((. Benoît XVI, Dis­cours à la Curie Romaine, 22 décembre 2005.))
Cela veut dire qu’au nom d’une moder­ni­té mal com­prise, qu’il vau­drait mieux appe­ler « moder­nisme », on a omis de trans­mettre, dans le sens de tra­dere, à l’époque moderne, les valeurs que véhi­cu­laient le chant gré­go­rien et la poly­pho­nie sacrée clas­sique : sain­te­té, beau­té for­melle, uni­ver­sa­li­té ; mais que l’on en est arri­vé à uti­li­ser des textes quel­conques, des formes négli­gées d’un point de vue musi­cal, peu adap­tées à véhi­cu­ler le sacré, que l’on pour­rait admettre dans des contextes res­treints, mais qui ne peuvent cer­tai­ne­ment pas être uti­li­sées dans tous les contextes. Alors « la contro­verse autour de la musique sacrée devient symp­to­ma­tique de la ques­tion plus pro­fonde de savoir ce qu’est le culte divin. » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la litur­gia, op. cit., p. 605.))
La musique sacrée, pour être défi­nie comme telle, doit alors expri­mer la beau­té for­melle (art vrai), l’adhésion totale aux textes qu’elle pré­sente, l’harmonie avec le temps et le moment litur­gique auquel elle est des­ti­née, la juste cor­res­pon­dance avec les gestes pro­po­sés par le rite ((. Cf. Jean-Paul II, Chi­ro­graphe pour le cen­te­naire du Motu pro­prio Tra le sol­li­ci­tu­di­ni, cit. supra ;  Id., ency­clique Eccle­sia de Eucha­ris­tia (17 avril 2003), chap.V.)) .
Il est alors évident qu’un rap­port mal inter­pré­té avec le « monde moderne », qui n’est pas jugé et com­pris à par­tir du mys­tère eucha­ris­tique célé­bré, c’est-à-dire du Verbe incar­né, Jésus de Naza­reth mort, res­sus­ci­té, et don­nant par sa pré­sence un sens à l’histoire, engendre une « res­tric­tion » du concept de par­ti­ci­pa­tio actuo­sa ((. Cf. Sacro­sanc­tum Conci­lium, op. cit., 114. [par­ti­ci­pa­tio actuo­sa : par­ti­ci­pa­tion active. Ndlr]))  : on limite alors la par­ti­ci­pa­tion au chant litur­gique à l’utilisation d’un chant ou d’une musique, qui n’est que par­ti­ci­pa­tion exté­rieure.
« Une Église qui n’exécute plus que des “musiques à uti­li­ser” s’abandonne à l’inutile et devient elle-même inutile. […] L’Eglise ne doit pas se conten­ter de ce qui est uti­li­sable pour la com­mu­nau­té ; elle doit éle­ver la voix du cos­mos, et en glo­ri­fiant le Créa­teur, tirer du cos­mos sa magni­fi­cence, le rendre splen­dide et par là beau, habi­table, aimable. » ((. J. Rat­zin­ger, Teo­lo­gia del­la Litur­gia, op. cit., p. 601.))

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