Revue de réflexion politique et religieuse.

Rober­to Ron­ca et la Civil­tà ita­li­ca. L’échec d’une ten­ta­tive dans l’Italie d’après-guerre

Article publié le 29 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dani­lo Cas­tel­la­no, dans son livre De chris­tia­na Repu­bli­ca (ESI, Naples, 2004), avait décrit l’action de Car­lo Fran­ces­co D’Agostino, fon­da­teur du Centre poli­tique ita­lien, en 1943, qui avait ten­té d’éviter, après l’effondrement iné­luc­table du régime fas­ciste, un bas­cu­le­ment dans le pire retour au régime libé­ral pré­fas­ciste. Cette ten­ta­tive, très exi­geante du point de vue de la fidé­li­té théo­rique aux ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux en matière poli­tique depuis Léon XIII, fut dis­qua­li­fiée suite aux efforts des milieux clé­ri­ca­lo-poli­tiques du Vati­can, spé­cia­le­ment autour du Sub­sti­tut aux Affaires ordi­naires, G. B. Mon­ti­ni (futur Paul VI), d’avance acquis à la solu­tion De Gas­pe­ri, que dési­rait impo­ser le gou­ver­ne­ment d’occupation amé­ri­cain.
La ten­ta­tive qui est pré­sen­tée ici, grâce à la bien­veillance de l’historien Giu­seppe Par­la­to, actuel direc­teur de la Fon­da­tion Ugo Spi­ri­to à Rome, a emprun­té une voie plus prag­ma­tique que la pré­cé­dente, des­ti­née à évi­ter, par un jeu d’alliances, le dan­ger com­mu­niste sans tou­te­fois jouer la carte De Gas­pe­ri, envers qui Pie XII nour­ris­sait les plus grandes réserves.

Catho­li­ca – Durant l’après-guerre, en Ita­lie, des per­son­na­li­tés impor­tantes ont lut­té et agi, mais comme ils étaient les témoins ou les repré­sen­tants d’idées et de mou­ve­ments que l’on a vou­lu oublier, on en parle peu, en dépit des ensei­gne­ments que l’on peut tirer de leurs actions ou de leurs échecs. Par­mi celles-ci se trouve un ecclé­sias­tique, Mgr Rober­to Ron­ca (1901–1977). Pou­vez-vous nous expli­quer quel fut son rôle à cette époque ?
Giu­seppe Par­la­to – La situa­tion au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale en Ita­lie était par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. La guerre de libé­ra­tion s’était trans­for­mée en dif­fé­rentes par­ties du Nord de l’Italie en une guerre pri­vée du par­ti com­mu­niste ita­lien (PCI), menée non seule­ment contre les fas­cistes et les Alle­mands, mais aus­si contre les « enne­mis du peuple » poten­tiels, ceux qui auraient pu consti­tuer un obs­tacle à l’accès du PCI au pou­voir. De ce fait, à par­tir du 25 avril 1945, en Emi­lie, dans le Pié­mont, en Véné­tie, en Ligu­rie et en Lom­bar­die, se déchaî­na une véri­table chasse au fas­ciste, ce der­nier étant iden­ti­fié alter­na­ti­ve­ment au prêtre, au pro­prié­taire ter­rien, au par­ti­san non com­mu­niste, au diri­geant d’usine ou au jour­na­liste non confor­miste.
On estime qu’entre avril et juillet 1945 pas moins de vingt mille per­sonnes ont été tuées dans des embus­cades ou suite à des « juge­ments » ren­dus par des « tri­bu­naux du peuple » impro­vi­sés. Il faut y ajou­ter dix mille autres qui ont été tués à Trieste, en Istrie, à Fiume et en Dal­ma­tie (dans des ter­ri­toires ita­liens occu­pés par les troupes com­mu­nistes de Tito), par le sys­tème des foibe ((. Pro­fonds gouffres des zones kars­tiques de l’Istrie dans les­quels furent pré­ci­pi­tés un grand nombre de pré­ten­dus enne­mis du peuple.)) , par noyade dans la mer, ou encore du fait de la faim et de la vio­lence qui régnaient dans les épou­van­tables camps de la You­go­sla­vie com­mu­niste. Au total, ce ne sont pas moins de 30.000 Ita­liens qui ont été éli­mi­nés après la Libé­ra­tion.

Com­ment a réagi le monde catho­lique, qui ne consti­tuait pas un bloc et était tra­ver­sé de cou­rants divers ?
Cette situa­tion n’a pas man­qué de pré­oc­cu­per le monde catho­lique, sur­tout à Rome, où l’on avait cher­ché à défendre, dans les sémi­naires et les cou­vents, tout d’abord les anti­fas­cistes face à la per­sé­cu­tion fas­ciste et alle­mande, puis les fas­cistes face aux per­sé­cu­tions anti­fas­cistes. Nom­breux avaient été les prêtres assas­si­nés, les par­ti­sans démo­crates-chré­tiens qui avaient payé de leur vie la cohé­rence avec leurs propres idées et leur auto­no­mie orga­ni­sa­tion­nelle et poli­tique, vic­times des Bri­gades Gari­bal­di, la struc­ture d’action par­ti­sane com­mu­niste.
Ce n’est qu’avec beau­coup de retard qu’on a com­men­cé à faire plei­ne­ment la lumière, sur le plan his­to­rique, sur la guerre du PCI contre les par­ti­sans anti­com­mu­nistes, rom­pant ain­si l’omerta qui por­tait à consi­dé­rer comme uni­taire et una­nime la lutte par­ti­sane, comme vou­lait la pré­sen­ter la tra­di­tion­nelle vul­gate anti­fas­ciste.
De nom­breux intel­lec­tuels comme, par exemple, Augus­to Del Noce, Indro Mon­ta­nel­li ou Gio­van­ni­no Gua­res­chi, expri­mèrent dès les len­de­mains de la fin du conflit leur forte pré­oc­cu­pa­tion face à l’influence du PCI sur l’esprit de la Résis­tance et sou­li­gnèrent le risque de faire d’une lutte uni­fiée contre le nazisme une épo­pée du PCI. On com­men­ça à remar­quer qu’antifascisme n’était pas néces­sai­re­ment syno­nyme de démo­cra­tie : si tous les démo­crates étaient anti­fas­cistes, tous les anti­fas­cistes n’étaient pas for­cé­ment démo­crates.
En outre, pour les catho­liques se posait un pro­blème poli­tique de liber­té : le pro­jet com­mu­niste pré­voyait expli­ci­te­ment l’adhésion au modèle poli­tique, éco­no­mique et social de l’Union sovié­tique. Toute col­la­bo­ra­tion avec le PCI signi­fiait contri­buer à ren­for­cer et à déve­lop­per, même indi­rec­te­ment, la stra­té­gie du secré­taire du PCI, Togliat­ti. Il s’agissait d’une res­pon­sa­bi­li­té morale forte qui a conduit Rome à sou­li­gner l’erreur de ceux qui avaient don­né vie au mou­ve­ment des « catho­liques com­mu­nistes » au len­de­main de la fin de la guerre.
A ces consi­dé­ra­tions de carac­tère idéo­lo­gique s’ajoutaient celles de dimen­sion géo­po­li­tique. Le PCI sou­te­nait un posi­tion­ne­ment neutre de l’Italie par rap­port aux deux blocs. Cette posi­tion, assez ambi­guë, était tenue au nom de la défense de la paix, en accord avec le Krem­lin ; elle cachait en réa­li­té une stra­té­gie de rap­pro­che­ment pro­gres­sif et sour­nois en direc­tion des posi­tions de l’URSS, visant à court terme à faire sor­tir l’Italie de l’alliance avec les Etats-Unis.
Tous ces élé­ments mirent en évi­dence la néces­si­té, dans le monde catho­lique, de défendre une auto­no­mie doc­tri­nale et poli­tique propre sous dif­fé­rentes formes, sur­tout à par­tir du moment où la guerre froide deve­nait évi­dente et où gran­dis­sait le cli­mat d’affrontement. Cette défense s’est tra­duite sur deux plans, l’un direc­te­ment poli­tique et l’autre essen­tiel­le­ment ecclé­sias­tique. Le pre­mier est plus direct et élec­to­ral, le second est plus stra­té­gique et cultu­rel.
A pro­pos du pre­mier niveau (poli­tique), il faut signa­ler le dur cli­mat d’opposition qui régnait dans le pays lorsque Alcide De Gas­pe­ri, chef du gou­ver­ne­ment ita­lien à par­tir de décembre 1945, a éloi­gné du gou­ver­ne­ment, en mai 1947, les com­mu­nistes et les socia­listes, alors unis par un pacte d’unité d’action, enta­mant ain­si l’importante expé­rience poli­tique que fut le cen­trisme, carac­té­ri­sé par un gou­ver­ne­ment for­mé par la Démo­cra­tie chré­tienne, le par­ti répu­bli­cain, le par­ti libé­ral et le par­ti social-démo­crate. C’est cet ensemble qui a gou­ver­né l’Italie et en a réa­li­sé en bonne par­tie la recons­truc­tion jusqu’à la fin des années cin­quante. En mai 1947 a débu­té une longue cam­pagne élec­to­rale qui a culmi­né avec les élec­tions d’avril 1948, au cours des­quelles la Démo­cra­tie chré­tienne a bat­tu à plate cou­ture le PCI et les socia­listes en obte­nant à elle seule la majo­ri­té abso­lue.
Ce résul­tat épous­tou­flant, obte­nu face à un par­ti com­mu­niste sûr de vaincre, n’aurait pas pu l’être si n’étaient pas inter­ve­nus deux fac­teurs déter­mi­nants : l’organisation des Comi­tés civiques par Lui­gi Ged­da, sou­te­nus direc­te­ment par Pie XII ; la pré­sence dans la cam­pagne élec­to­rale de Gio­van­ni­no Gua­res­chi ((. L’auteur même du fameux Petit monde de don Camil­lo.))  et de son heb­do­ma­daire Can­di­do, qui invi­ta l’électorat modé­ré à par­ti­ci­per au vote et à croire en la défaite du PCI.

Y eut-il une action directe ou indi­recte du cler­gé ?
La pre­mière de ces deux inter­ven­tions a été, comme on l’a dit, sou­te­nue direc­te­ment par le Vati­can, lequel par­ti­ci­pa ain­si à l’affrontement de civi­li­sa­tion que repré­sen­tait la Guerre froide et à la confron­ta­tion de deux pôles idéo­lo­giques inter­na­tio­na­li­sés.
Dans la pers­pec­tive des élec­tions que nous venons de men­tion­ner, les catho­liques mila­nais, à l’incitation expli­cite du car­di­nal Schus­ter, et les catho­liques turi­nois, à celle du car­di­nal Fos­sa­ti, ont éla­bo­ré une stra­té­gie de résis­tance. Des dépôts d’armes ont été pré­pa­rés dans les paroisses et dans plu­sieurs ins­ti­tuts reli­gieux, afin de résis­ter à d’éventuelles attaques com­mu­nistes. Un cli­mat par­ti­cu­liè­re­ment ten­du régnait dans toute l’Italie, dans les grandes villes comme dans les cam­pagnes. Dans beau­coup de cas, les cara­bi­niers reçurent l’ordre de mobi­li­ser les ex-fas­cistes – sou­vent encore en fuite car recher­chés – dans le but de lut­ter contre les com­mu­nistes, dans le cas où le PCI aurait déci­dé de réagir par la force à un mau­vais résul­tat élec­to­ral.

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