Roberto Ronca et la Civiltà italica. L’échec d’une tentative dans l’Italie d’après-guerre
Le rapport avec le monde catholique a été différent et mieux articulé. Si, avec Luigi Gedda, les relations ont toujours été imprégnées d’un esprit d’entente étroite (Ronca collabora activement avec les Comités civiques dès leur création), les rapports avec l’Action catholique furent plus problématiques. Quelques-uns de ses représentants supportaient mal l’anticommunisme de Ronca et préféraient à l’inverse favoriser les tendances manifestant plus d’ouverture à l’égard du monde communiste et socialiste, suivant la ligne de Montini au sein de la Curie, et, dans le laïcat catholique, celle de la Fédération des universitaires catholiques italiens (FUCI). Ronca réussit à impliquer dans ses initiatives des personnalités de la culture catholique italienne comme le comte Dalla Torre, un homme de premier plan, directeur de L’Osservatore romano, le père Riccardo Lombardi, jésuite, surnommé le « microphone de Dieu » du fait de ses interventions radiophoniques ; des hommes de la finance, comme Oscar Sinagaglia et Motta, des politiciens anciennement fascistes comme Anselmo Anselmi, ancien directeur général des corporations ; de nombreux universitaires, tels Italo Mario Sacco, spécialiste du syndicalisme et du droit constitutionnel, le juriste Pietro Vaccari et les historiens Rodolfo de Mattei et Pier Silverio Leicht ; des journalistes comme Aldo Valori et Mario Missiroli.
Comment se comportait-il avec les hommes qui venaient du fascisme et de ses émanations ?
Il s’agissait, dans une large mesure, d’une récupération, en des termes intelligemment politiques, de nombreuses personnalités du régime passé, lesquelles apportaient à Ronca une importante tradition d’expérience politique et professionnelle, surtout dans le champ de la représentativité politique. Les nombreuses interventions sur le corporatisme – doctrine qui était centrale dans la tradition catholique et qui risquait alors de disparaître du fait de l’expérience fasciste récente – tendaient à démontrer que Ronca cherchait à poser le problème des partis en élargissant le discours aux catégories économiques. En d’autres termes, il s’agissait de dépasser le climat de lutte des classes par la théorie de la collaboration entre les groupes et de retenir le fait que la doctrine sociale catholique contenait des éléments fondamentaux permettant d’éviter que la conflictualité sociale se déverse dans la politique, avec des conséquences néfastes du point de vue social et préjudiciables pour une démocratie organique.
Dans le même temps, il cherchait à contraindre la Démocratie chrétienne à adopter une ligne différente à l’égard de la représentation politique : non plus la pure et simple option politique, mais une représentation qui se fonderait sur les « corps intermédiaires », ces structures situées entre l’Etat et les citoyens et qui ont toujours constitué un point majeur de la doctrine sociale chrétienne. Dans la vision de Civiltà italica, le modèle corporatif non seulement s’exprimait dans la discipline des rapports de travail ou dans la vision de la fonction sociale de la propriété privée, mais il impliquait le système politique lui-même, avec un nouveau modèle de représentation qui se réclamait d’une certaine manière de cette « démocratie organique » qui avait été la base du système politique de l’Estado novo de Salazar et, dans une moindre mesure, de l’Espagne franquiste et de l’Autriche de Dollfuss.
Alberto Canaletti Gaudenti, professeur de statistiques et de sociologie dans différentes universités pontificales, et Giuseppe Bottai ((. G. Bottai (1895–1959) : ancien ministre de l’Education du régime fasciste, condamné à mort au procès de Vérone (janvier 1944), sous-officier dans la Légion étrangère jusqu’en 1948, il revient en Italie en 1953 où il s’efforce de promouvoir une droite indépendante du MSI.)) collaborèrent à Civiltà italica et constituèrent d’importantes références pour la pensée solidariste chrétienne anti-communiste. Autres sujets approfondis dans la revue et par le mouvement de Ronca : le centralisme de la politique agricole, l’intangibilité du système concordataire, la politique en faveur de la famille, le problème du droit de grève et la nécessité de sa régulation par la loi, la question universitaire, pour laquelle Ronca profita de la collaboration de Camillo Pellizzi, ancien président de l’Institut national de culture fasciste et, après la guerre, premier titulaire d’une chaire de sociologie à l’université italienne.
Comment sa tentative d’influencer le monde catholique italien et surtout la politique des catholiques italiens a‑t-elle été perçue par l’Eglise ?
L’action de Civiltà italica a duré jusqu’au milieu des années cinquante et impliqué toutes les forces anticommunistes. Sceptique comme Gedda à l’égard de De Gasperi, Ronca a cherché, jusqu’en 1946, à contrecarrer la création d’un parti unique des catholiques. Ce que Ronca – comme Gedda – craignait, c’était la possibilité que la Démocratie chrétienne réussisse (comme cela s’est produit ensuite) à gérer par le centre de l’échiquier politique les rapports avec la droite et la gauche de manière simultanée, en faisant voler en éclats l’opposition de principe au communisme.
L’idée de De Gasperi d’une Démocratie chrétienne entendue comme un parti du centre qui regarde à gauche, selon l’expression bien connue, finissait bien loin du projet de Ronca et Gedda, qui, à l’inverse, prévoyaient un robuste ancrage au centre en tant qu’alternative à la politique de Togliatti. En outre, la présence, au sein de la Démocratie chrétienne, d’un important courant progressiste avec lequel De Gasperi dut régler ses comptes, empêchait le développement d’une politique atlantiste sérieuse et modérée. C’est aussi pour atténuer le poids de la gauche de la Démocratie chrétienne que Ronca misa davantage sur des milieux différents, afin de créer une ossature modérée en mesure de mettre hors d’état de nuire le PCI et ses alliés, plus ou moins visibles.
Dans cette stratégie, Ronca était d’accord avec d’éminents représentants de la hiérarchie ecclésiastique, à commencer par le cardinal Ottaviani. On peut également considérer comme sûr le fait que le soutien du pape lui était acquis sur ces sujets. Ronca prit toutefois quelques contacts avec la droite démocrate-chrétienne, par le biais de personnages mineurs. L’un des motifs de son échec a été l’impossibilité d’impliquer une personnalité significative dans cette tentative : d’un côté du fait du poids charismatique de De Gasperi et de sa réputation internationale – qui avait indubitablement fait la différence avec de nombreux dirigeants de son parti – mais, de l’autre, à cause du risque redouté également par la hiérarchie ecclésiastique, que la fin du collatéralisme ((. Collatéralisme : association « comme allant de soi » entre les intérêts catholiques défendus par le clergé et le parti démocrate-chrétien, se traduisant en pratique par l’obligation faite aux catholiques de voter pour les candidats de celui-ci.)) puisse avoir pour conséquence l’affaiblissement irrémédiable de la Démocratie chrétienne, ce qui aurait constitué un grand avantage pour le PCI. Une telle indécision de la part des milieux politiques et ecclésiastiques empêcha qu’une quelconque initiative politique puisse aboutir, à commencer par celle qui fut improprement nommée « opération Sturzo ».
Comment cette « opération Sturzo » a‑t-elle pris sa place dans ce contexte ? Eut-elle un quelconque effet concret ?
Lorsqu’au printemps 1952, le succès de la Démocratie chrétienne apparut comme peu probable aux proches élections régionales romaines, du fait de l’hémorragie de votes vers la droite qui s’était déjà manifestée lors des élections de l’année précédente au Sud de l’Italie, Pie XII fit l’hypothèse d’une union des forces anticommunistes en mesure de barrer la route à la plus que probable victoire des gauches. Le metteur en scène de l’opération fut Luigi Gedda, mais Ronca joua également un rôle qui ne fut pas indifférent, surtout quant aux contacts pris avec les milieux du Mouvement social italien, dans lequel, après la défaite interne de Giorgio Almirante, les modérés avaient pris l’avantage. N’étant plus aussi étroitement lié aux mythes de la République sociale italienne, le MSI de De Marsanich et Michelini s’efforçait de construire la « grande droite », dont le monde catholique constituait une part importante. Les discussions de Ronca avec Edmondo Cione conduisirent à la rédaction d’un document, dans lequel ce philosophe napolitain affirmait que le MSI était un parti catholique et qu’il pouvait donc être impliqué dans la stratégie catholique contre le communisme. Ce document, qui sera publié dans le prochain numéro des Annali della Fondazione Ugo Spirito, sous la direction de Giuseppe Brienza, confirmait la stratégie de Ronca, qui avait aussi sollicité la collaboration de Vanni Teodorani, neveu de Mussolini et représentant parmi les plus actifs, avec Caradonna, de la composante philo-catholique du MSI. Gedda essayait de réunir les différentes âmes modérées de l’anticommunisme romain, mais le veto de De Gasperi et la menace des partis laïcs d’ouvrir une crise de gouvernement ont bloqué l’opération qui, dans ses derniers jours, a été confiée à Don Sturzo – avec lequel Ronca entretenait d’excellents rapports –, lequel ne put rien faire d’autre que de renoncer au projet. Marginalisé dans la seconde moitié des années soixante, Ronca a été rapidement oublié, témoin encombrant d’un anticommunisme qui n’abandonnait pas la tradition catholique et qui cherchait à donner une âme spirituelle et culturelle à un monde catholique qui, à partir de ce moment-là, ne cherchera plus à préciser son identité politique propre ni à la défendre.