Revue de réflexion politique et religieuse.

Tes­tis, ou Blon­del en poli­tique

Article publié le 30 Oct 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 73, pp. 87–93]
Deux ques­tions fon­da­men­tales ont affec­té la par­ti­ci­pa­tion des catho­liques à la vie poli­tique depuis la conso­li­da­tion du régime répu­bli­cain en France, l’une concer­nant la défi­ni­tion de l’ordre poli­tique, l’autre tou­chant à leur dis­ci­pline col­lec­tive en tant que citoyens.
Tout l’enseignement pon­ti­fi­cal du XIXe siècle, et une bonne par­tie de celui du XXe affirment net­te­ment l’existence de prin­cipes stables, tirés de la rai­son natu­relle et s’imposant à tous, quoique avec un degré inégal de réa­li­sa­tion dans l’espace et le temps. Il existe des inva­riants en matière poli­tique et aucune pré­ten­due loi du pro­grès de l’Histoire ne peut y chan­ger quelque chose, puisque ces inva­riants découlent de la nature humaine et de ses exi­gences. Dans l’ordre des réa­li­sa­tions pra­tiques diverses confi­gu­ra­tions sont abs­trai­te­ment ou his­to­ri­que­ment pen­sables, mais aucune de celles-ci n’a de vali­di­té si elle n’est ordon­née in fine à la réa­li­sa­tion d’une socié­té juste, conçue comme un cadre per­met­tant à cha­cun des membres du corps social non seule­ment d’accomplir le meilleur de son huma­ni­té, mais sur­tout de trou­ver aide et garan­tie pour accueillir la vie divine, l’unique néces­saire.
Si cette concep­tion peut débou­cher dans l’abstrait sur une plu­ra­li­té de voies, elle ne per­met pas en revanche le choix sur ses propres bases pas plus qu’elle ne fonde, concrè­te­ment, le droit de chan­ger l’ordre légi­time en vigueur, sinon par mode de pro­po­si­tion. Toute la doc­trine théo­rique d’un Léon XIII s’articule sur ces deux affir­ma­tions on ne peut plus oppo­sées à l’idée démo­cra­tique moderne (puisque l’essence du contrat social est la capa­ci­té de défi­nir l’ordre des choses) et à la prin­ci­pale inno­va­tion sur laquelle repose sa pra­tique, les par­tis poli­tiques. Elle n’a jamais été révo­quée, sinon de manière floue tant à Vati­can II que depuis ((. Gau­dium et spes, n. 74–3 : « La déter­mi­na­tion des régimes poli­tiques, comme la déter­mi­na­tion de leurs diri­geants, doivent être lais­sés à la libre volon­té des citoyens ». Ce pas­sage, d’expression inusi­tée, semble énon­cer une obli­ga­tion de démo­cra­tisme. Il est cité dans le Caté­chisme de l’Eglise catho­lique (n. 1901), qui le com­mente cepen­dant dans un sens des plus clas­siques : « La diver­si­té des régimes poli­tiques est mora­le­ment admis­sible, pour­vu qu’ils concourent au bien légi­time de la com­mu­nau­té qui les adopte ». Ailleurs dans le même Caté­chisme (n. 1904), c’est Jean-Paul II qui est cité (Cen­te­si­mus Annus, n. 44) : « Il est pré­fé­rable que tout pou­voir soit équi­li­bré par d’autres pou­voirs et par d’autres com­pé­tences qui le main­tiennent dans de justes limites. C’est là le prin­cipe de “l’Etat de droit” dans lequel la sou­ve­rai­ne­té appar­tient à la loi et non pas aux volon­tés arbi­traires ». On note­ra que cette adhé­sion aux prin­cipes de Mon­tes­quieu est expri­mée sur le mode d’une pré­fé­rence, sans que l’on puisse savoir si celle-ci signi­fie l’affirmation d’un plus grand bien dans l’absolu ou ne relève que d’une opi­nion cir­cons­tan­cielle.)) .
Cette pre­mière ques­tion de prin­cipe s’est dou­blée d’une autre, liée aux cir­cons­tances post­ré­vo­lu­tion­naires et à l’exclusion pro­gres­sive des catho­liques hors du champ poli­tique. C’est celle de la nais­sance du Bloc catho­lique, de la poli­tique clé­ri­cale, épis­co­pale, pon­ti­fi­cale, conce­vant, jusqu’à très récem­ment dans un pays comme l’Italie, l’action poli­tique des catho­liques comme obli­ga­toi­re­ment régie par un prin­cipe uni­taire abso­lu, ce prin­cipe ne décou­lant pas de la nature poli­tique des choses, mais de l’utilité, de la puis­sance oppo­sable à une socié­té tou­jours plus hos­tile au chris­tia­nisme, du nombre des « divi­sions » des­ti­nées à impres­sion­ner l’adversaire. De là les grandes dis­cus­sions autour de l’idée du « par­ti catho­lique », dans la période même du Ral­lie­ment, de là aus­si la ten­ta­tive ulté­rieure d’enrégimentement des laïcs dans les rangs de l’Action catho­lique, orga­nisme auxi­liaire du cler­gé et par consé­quent étroi­te­ment contrô­lé par la hié­rar­chie ecclé­sias­tique.
A la join­ture des XIXe et XXe siècles, une par­tie des catho­liques « sociaux », les abbés démo­crates, les sillon­nistes dis­ciples de Marc San­gnier se sont oppo­sés sur le ter­rain théo­rique à ce qui pou­vait condam­ner d’avance le prin­cipe même de leur entre­prise, c’est-à-dire à toute idée d’un ordre poli­tique valable uni­ver­sel­le­ment, conser­va­trice et offi­ciel­le­ment catho­lique, autre­ment dit à ce que depuis on a appe­lé l’intégralisme catho­lique. Ils pré­fé­raient très spon­ta­né­ment une concep­tion plus rela­tive, plus évo­lu­tive, plus his­to­ri­ci­sée, qui leur per­met­trait de jus­ti­fier leur accep­ta­tion des nou­velles règles du jeu poli­tique, consi­dé­rées comme un don­né neutre, un héri­tage de l’évolution natu­relle et du pro­grès social, et encore comme un ter­rain à occu­per « en chré­tien » et non « en tant que chré­tien », selon l’astucieuse dis­tinc­tion plus tard lan­cée par Jacques Mari­tain. Pour les mêmes rai­sons, ils ne pou­vaient que se mon­trer hos­tiles à toute idée de bloc catho­lique sous direc­tion clé­ri­cale uni­taire, excluant leur liber­té de manœuvre et d’allure trop guer­rière. Sans lien uni­voque avec la que­relle théo­lo­gique du moder­nisme, le par­tage des eaux devait cepen­dant débou­cher sur des alliances ou des pactes de non-agres­sion pra­ti­que­ment inévi­tables : ral­liés et moder­nistes d’un côté, fidèles à l’orthodoxie romaine et inté­gra­listes de l’autre.
Cette répar­ti­tion s’est com­pli­quée quand les catho­liques inté­graux ont fait mas­si­ve­ment allé­geance à Charles Maur­ras. Conser­vant une vision de chré­tien­té, ils se sont, de fac­to, sous­traits à la tutelle clé­ri­cale pour se pla­cer sous celle d’un non-chré­tien, dis­ciple d’Auguste Comte et aus­si inac­ces­sible que lui au rai­son­ne­ment méta­phy­sique, consi­dé­rant la poli­tique comme une science sociale empi­rique ana­logue à la phy­sique. Salué comme homme pro­vi­den­tiel en rai­son de l’admiration qu’il vouait à l’Eglise de l’Ordre et à la cohé­rence logique de la doc­trine catho­lique, et parce qu’il reje­tait le régime anti­chré­tien issu de la Révo­lu­tion, Maur­ras a for­cé­ment fait figure de concur­rent pour le par­ti clé­ri­cal. Mais dans le même temps, il consti­tuait aus­si un obs­tacle pour les ral­liés qui ne man­quèrent pas de l’attaquer et sur­tout de s’en prendre aux catho­liques qui se met­taient à sa suite. Ils leur repro­chaient leur esprit de tran­sac­tion envers l’incroyant Charles Maur­ras. Le reproche était sans doute fon­dé, mais assez impu­dent puisque eux aus­si tran­si­geaient dans la pra­tique, mais avec les répu­bli­cains cette fois. De ce fait, le par­ti clé­ri­cal et le par­ti ral­lié se retrou­vèrent, pour assez long­temps, dans le même camp.
C’est sur ce fond cir­cons­tan­ciel qu’il faut lire un texte per­du de vue, rédi­gé par Mau­rice Blon­del en défense des Semaines sociales, ini­tia­tive lan­cée au début du XXe siècle comme une sorte d’université popu­laire, et rapi­de­ment deve­nue un milieu de sup­port du Ral­lie­ment ; une défense qui prit d’ailleurs exclu­si­ve­ment la forme d’une attaque diri­gée contre ceux qui le refu­saient. Le titre ori­gi­nal, publié sous le pseu­do­nyme de Tes­tis, en était plus neutre (Catho­li­cisme social et mono­pho­risme), mais l’éditeur actuel lui a pré­fé­ré une sorte de mes­sage didac­tique : Une alliance contre nature : catho­li­cisme et inté­grisme. La Semaine sociale de Bor­deaux 1910 (Les­sius, Bruxelles, 2000). Le pré­fa­cier, Mgr Peter Hen­ri­ci, évêque-auxi­liaire de Coire, en Suisse, coor­don­na­teur inter­na­tio­nal de Com­mu­nio et ancien pro­fes­seur d’histoire de la phi­lo­so­phie à la Gré­go­rienne, recon­naît le carac­tère assez inso­lite de la réédi­tion de ces textes de cir­cons­tance et dont le style polé­mique, qui date sou­vent for­te­ment, ne peut qu’agacer un lec­teur s’attendant à autre chose de la part d’un phi­lo­sophe hono­ré pour la lar­geur de ses vues. Vou­lant ras­su­rer ce lec­teur, il recourt à un double argu­ment d’autorité : les consi­dé­ra­tions de Blon­del en matière poli­tique « sont deve­nues aujourd’hui le patri­moine com­mun de la théo­lo­gie catho­lique », et « cet acquis a été confir­mé, de manière posi­tive et avec la plus haute auto­ri­té, par la consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et spes de Vati­can II » (p. XV).

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