La religion à l’ère de la sociologie religieuse
[note : cet article a été publié dans le numéro 41 de catholica]
La sociologie religieuse n’est qu’un exemple parmi d’autres — quand bien même le plus important — de l’influence des sciences humaines sur la religion. Chacune de ces sciences s’est mise à analyser les religions pour les comprendre, développant à cette fin un certain nombre de concepts et de théories particulières. Ces concepts dont on commençait à débattre — le débat n’est d’ailleurs toujours pas clos — ont été comme un véritable défi lancé aux théologiens, ils occupèrent bientôt les gens cultivés, inquiétèrent ensuite les croyants, devinrent le canon de tout discours sur la religion et modifièrent la perception religieuse de tout un chacun pour s’infiltrer finalement dans la théologie. Toutes les sciences humaines avec les nouveautés qu’elles amènent, combien même atténuées ou altérées, non seulement font partie, qu’elles le veuillent ou non, de la culture individuelle, mais encore appartiennent au patrimoine culturel et linguistique général.
L’une après l’autre et l’une avec l’autre, elles ont transformé l’image de la religion ainsi que l’attitude vis-à-vis de celle-ci : en définitive elles ont tranformé la religion elle-même. Il est tout à fait évident que les sciences humaines, là où elles existent, se sont obstinées à changer le cours de l’histoire religieuse européenne en transformant profondément, peut-être même de manière décisive, le statut de la religion. Elles le feront également à l’avenir dans tout pays non européen qui adoptera ces sciences.
Dans le monde des médias et de la culture, leurs concepts, leurs théories et leurs interrogations font partie des lieux communs et des évidences. Personne ne peut plus parler aujourd’hui de la religion sans se référer aux nouveautés introduites par les sciences humaines. A l’inverse on peut très bien parler de la religion sans même se référer à elle. Voilà donc cette situation nouvelle et paradoxale dans laquelle plus la religion décline et plus elle se fait sujet à la mode. Les sciences sociales se chargent de parler avec flamme et opiniâtreté de la religion à des hommes qui eux-mêmes n’ont plus aucune relation avec elle. L’appartenance à une religion est doublée ou remplacée selon le cas par un intérêt général pour la religion, c’est-à-dire pour l’ensemble des croyances exotiques en tant que témoignages d’un comportement incompréhensible que l’on ne peut plus reproduire soi-même. Qui plus est, le discours sur la religion est alimenté aujourd’hui d’un intérêt non pour la religion elle-même mais pour la réflexion sur la religion. Voilà l’œuvre des sciences humaines : en diffusant le fruit de leurs recherches, elles se sont donc appliquées à transformer la vie religieuse en la réduisant progressivement à une abstraction intellectuelle.
C’est de toutes sortes de manières que la religion dans le monde occidental a été constamment influencée et imprégnée par les sciences humaines. Telle est la réalité imparable dont chacun peut faire l’expérience quotidiennement mais dont les implications actuelles touchant au statut de la religion n’ont pas encore été clairement perçues. Seules des recherches futures pourront nous dire jusqu’à quel point les sciences sociales ont ainsi déterminé l’évolution moderne de la religion et quelle part ont pris à cette évolution les différentes disciplines qui les composent.
Il s’agit seulement pour l’instant de cerner plus précisément le rôle exact que les sciences humaines ont joué dans l’histoire de la religion. La réflexion sur celle-ci, qui a pu également avoir une influence sur le cours de l’histoire religieuse, n’est pas née avec les sciences humaines mais appartient depuis toujours à la religion elle-même. Laissons de côté les formes que cette réflexion a prises dans les sociétés ordinaires ; dans les grandes civilisations, elle s’est exprimée tantôt dans le développement d’une théologie tantôt dans l’émancipation de la philosophie, comme chez les Grecs où il manquait un sacerdoce organisé. Sans doute leur manière de philosopher au sujet de la religion a eu des conséquences durables sur les guerres religieuses au sein de l’empire romain et a influencé fortement la représentation de la religion qu’a véhiculée le christianisme triomphant jusqu’au moyen âge. De même la discussion philosophique, telle qu’elle a surgi avec les Lumières, notamment avec cette idée capitale d’une religion naturelle et innée en l’homme, a profondément influencé les sciences humaines modernes. Cependant la réflexion philosophique, là où elle avait vraiment de l’influence, a constamment agi d’une tout autre façon que ne l’ont fait plus tard les sciences humaines. Ainsi la philosophie a pour objet la religion juste et vraie, et dans cette mesure elle s’accorde à l’intention religieuse. Au contraire, les sciences humaines, parce qu’elles doivent accorder le même droit à toutes les religions existantes, ne peuvent que rejeter l’idée d’une religion vraie. De là vient la différence des arguments. L’argument philosophique ne peut modifier la perception qu’ont les masses de la religion que dans la mesure où le sujet est abordé, alors que l’argument scientifique force dans tous les cas à la reconnaissance de réalités complètement étrangères. Ainsi de même que les sciences naturelles augmentaient leur impact social lorsque dans les temps modernes elles se limitaient strictement aux faits, de même la réflexion sur la religion ne pouvait également augmenter sa force contraignante que là où elle se transformait en science. La religion se trouvait alors dans une situation complètement inédite dans la mesure où elle subissait désormais la pression de découvertes scientifiques de plus en plus nombreuses et qu’elle devait de toute façon accepter.
En aucun cas on ne soutiendra ici la thèse insensée selon laquelle le profond changement de la religion à l’âge moderne reposerait uniquement sur le travail et la vulgarisation des sciences sociales. On ne passera pas non plus sous silence combien les mutations qu’a connues la société au cours de ce siècle eurent d’importantes conséquences sur le cours de l’histoire religieuse. Le changement de statut de la religion n’est donc qu’un élément de l’évolution sociale. Il faut en effet également y inclure la démocratisation de la culture, c’est-à-dire la participation au progrès de la science, ainsi que la naissance de l’opinion publique, des partis et des idéologies. Mais partout cette nouvelle situation s’est imposée sur le fond d’un combat idéologique où dominait la question religieuse. Et en arrière-plan, on trouvait inévitablement les résultats des travaux des sciences et particulièrement ceux des nouvelles sciences humaines qui sont de purs produits de la modernité. Certes la science moderne avait dès l’origine contribué à l’ébranlement de la religion ainsi qu’à des combats idéologiques qui prirent par la suite différentes formes politiques. La mise en discussion de la religion à l’âge moderne n’est donc pas seulement l’oeuvre des sciences humaines, bien qu’elles y aient contribué activement depuis longtemps. Mais dans la mesure où elles ont modifié fondamentalement le concept et la perception même de la religion, elles ont donné une certaine orientation au débat sur les questions religieuses en le figeant sur certains points de vue bien précis. L’importance et le prestige exceptionnels des nouvelles sciences reposaient directement sur le fait qu’elles laissaient entrevoir une information sûre touchant à l’être, au rôle et à la valeur de la religion dans la culture. C’est pourquoi elles constituent une part importante du changement social et ne peuvent être dissociées du mouvement moderne. Cette influence ne peut être découverte par une sociologie religieuse qui repose sur un système de statistiques dans lequel elle est par principe mise entre parenthèses. Quiconque analyse les documents historiques tombe sans cesse, depuis le milieu du siècle dernier, sur les traces des sciences humaines : dans les programmes politiques et les idéologies, dans les déclarations des classes sociales et des corporations, dans l’éducation et la formation mais aussi dans la vie des associations culturelles de travailleurs, dans les journaux et revues, dans la littérature et l’art, dans la philosophie et la science, dans les églises et la théologie. Toujours et partout, il a fallu d’une façon ou d’une autre débattre des nouveaux concepts introduits par les sciences humaines.
Personne ne peut passer sous silence l’influence décisive que ces nouvelles sciences — qui se sont propagées très rapidement pour une part et plus lentement pour une autre — ont partout exercé, même si nous savons peu de choses précises à défaut de recherches sur le sujet.
Même la logique de cette évolution, qui démarra au siècle dernier, est évidente. Dans la rencontre avec des cultures étrangères grandissaient la nécessité et l’intérêt de les comprendre. De là sont issues les sciences culturelles historiques dans lesquelles la religion a pris une place importante et desquelles sont plus tard sorties certaines sciences humaines qui ont procédé à des analyses systématiques dont le but était de comprendre ce que l’ensemble des religions avaient en commun. Le moyen utilisé était la comparaison et l’objectif, une conceptualisation scientifique de la religion fondée uniquement sur les faits, en réalité une perception objective de la religion détachée des doctrines religieuses, et dont le but était de dévoiler la vérité du fait religieux. Un jour ou l’autre, les nouveaux concepts introduits par ces sciences se sont propagés à travers toute la société, engendrant ainsi une situation nouvelle. La religion particulière est désormais vécue sous le regard des autres, elle devient le cas particulier d’une manifestation universelle, le fondement de son droit se déplaçant progressivement de sa particularité à sa participation à l’universalité ; le concept scientifique « objectif » de religion s’impose de plus en plus largement à travers des définitions savantes qui renvoient à des couches de plus en plus élevées de l’universalité, qui vont de « la vénération de Dieu » jusqu’aux « fonctionnalités » (de la religion) et à la « réduction de la contingence », en passant par le « Numineux », l’« extra-quotidien » ou les « situations limites ». La définition de la religion comme ce qui est commun à l’ensemble des religions détermine le cadre du débat public de même que celui de l’expérience personnelle. La religion est poussée sur un autre terrain, elle entre dans une nouvelle distance, les hommes eux-mêmes sont déplacés, une autre perception de la religion s’est imposée.
Il est donc maintenant établi que les sciences humaines ont collaboré à la mise en place de ce statut typiquement moderne de la religion, statut que l’on ne trouve que là où ces sciences se sont développées. Si l’on veut bien réfléchir à cette situation, on s’aperçoit alors que le fondement des sciences sociales reste problématique. C’est en effet en tant qu’observateur neutre — en principe au moins — qu’elles ont développé les concepts et théories qui devaient leur permettre de comprendre et d’expliquer les religions réelles. Selon la discipline scientifique ou la direction prise, elles ont présenté les explications les plus différentes mais n’ont jamais pris en compte leur propre influence sur la religion (même si les premiers penseurs libéraux ou marxistes ont développé leur philosophie religieuse avec le projet de hâter la fin de toute façon inéluctable de la religion, ils ne satisfaisaient pas cependant la prétention d’objectivité qui caractérisa plus tard les sciences humaines). Quand cependant les sciences humaines analysent la religion à l’âge moderne, elles ont affaire dans une proportion croissante à leur propre influence sur leur objet d’étude. Mais dans la mesure où la religion perd son indépendance, les sciences humaines perdent à leur tour leur fondement : en effet, elles ne peuvent expliquer et comprendre le fait religieux que si elles y incluent leur propre influence. Cela ne s’est encore jamais produit et personne ne l’a encore exigé. Au contraire, les sciences humaines restent convaincues de n’être que de simples observatrices, et dans la mesure où cette conviction devient de plus en plus illusoire, elles perdent progressivement tout crédit. Sous la pression constante des sciences sociales, la religion a évolué vers une situation complètement inédite que lesdites sciences ne peuvent plus comprendre aussi longtemps qu’elles tiendront fermement à la fiction qui veut que la religion existe et se développe indépendamment de tous les travaux ou affirmations la concernant. Devant la recherche d’explications, elles tournent en rond : excluant leur propre influence, elles aboutissent à des résultats inexacts qui provoquent eux-mêmes de nouveaux effets, ce qui les amène à méconnaître et à aggraver de plus en plus la situation. Tant que les sciences humaines s’attacheront à la fiction selon laquelle la religion obéit uniquement à ses propres contraintes sans être nullement influencée par les propos qu’elles mettent en oeuvre, elles maintiendront un écart fondamental, un défaut systématique qui les rendra incapables de comprendre le fait religieux. Il est urgent que toutes les sciences humaines — et donc la sociologie religieuse — recherchent quelle est leur influence sur le développement moderne de la religion. Cela leur permettrait de travailler à élaborer des thèses, concepts et théories qui soient vraiment adaptés à leur objet. Ce n’est que de cette manière que la sociologie pourra à nouveau découvrir dans quels secteurs, et comment, ce qui reste de la religion à l’âge moderne agite encore le temps présent, c’est également le seul moyen pour que la sociologie religieuse, déjà bien misérable elle-même, puisse retrouver le rôle central qu’elle a longtemps joué dans la culture moderne et la sociologie.