Isabelle Attané : Au pays des enfants rares. La Chine vers une catastrophe démographique
« Trente ans de communisme n’avaient pas réussi à venir à bout des inégalités entre villes et campagnes dans l’accès à la santé » (p. 90) ; à l’horizon 2050, la Chine, pays des performances économiques formidables, cédera sans aucun doute sa place de première puissance démographique à l’Inde, « belle victoire […] qui n’était pas gagnée d’avance » car ses problèmes seraient encore plus importants avec deux ou trois cents millions d’habitants supplémentaires…
L’auteur, qui dénonce à plusieurs reprises les manquements de l’Etat mais sans critique de fond du régime actuel (elle évoque une seule fois ce régime qui « se prétend pourtant encore d’obédience socialiste », p. 199), est parfois surprenante par ses jugements (voir aussi pp. 151–157 le passage sur le non-engagement de l’Etat par rapport à l’éducation sexuelle, « assistance pourtant indispensable ».) Elle présente cependant ici un intéressant portrait démographique et social de la Chine qui ne donne vraiment pas envie d’y être né. Si les situations sont disparates, globalement seuls les jeunes citadins issus des classes sociales moyennes et hautes tirent profit de la modernisation de « l’usine du monde ». A un extrême de l’échelle sociale en effet, essentiellement dans les villes, se trouve l’enfant unique (« La tyrannie des petits empereurs ») formé à l’excellence dès son plus jeune âge, en vue de la performance, symptôme « d’une Chine malade de sa propre frénésie de progrès et de réussite, de sa quête de compétitivité », source de dépenses très élevées, et qui fait s’inverser les rapports de respect au sein de la famille. Ici, « décider d’éliminer une fille ne relève pas d’un débat moral mais bien d’un choix économique ; élever un enfant coûte désormais très cher et, pour certains d’entre eux, cette dépense n’est pas forcément justifiée… surtout si l’enfant est de sexe féminin » (p. 71). A l’autre extrémité, des millions d’enfants perdus dans le sillage des réformes économiques, « une masse silencieuse dépourvue de presque tout », vivant dans une pauvreté extrême. Et là, l’auteur énumère et détaille un certain nombre de situations directement issues de cette modernisation dévoreuse à tout prix d’une main‑d’oeuvre au moindre coût. Elle évoque ainsi le « féminicide » (avant la naissance ou après par « défaut » volontaire de soins) toujours plus répandu ; l’accès aux soins très restreint et très coûteux ; la situation des enfants de migrants arrivés avec leurs parents dans les villes et devenus enfants des rues, obligés de mendier, cibles pour des réseaux organisés, parfois même vendus à des trafiquants par leurs propres parents acculés par la misère ; la rupture des familles, les enfants laissés au village par leurs parents partis travailler « à la ville » parfois sans retour ; les taux de malformation records dans la province de Shanxi, en raison de la pollution extrême des sols et de l’air (intoxication au plomb à proximité des fonderies), où les usines sont forcées à la fermeture mais où le gouvernement hésite en raison de l’activité économique qu’elles engendrent ; la situation des enfants « noirs », nés au-delà des quotas de naissance autorisés, jamais enregistrés à l’état civil, sans papiers et donc marginalisés ; l’exploitation des enfants travailleurs notamment dans des usines clandestines avec la complicité du gouvernement local… Etc. La Chine a peut-être réussi « sa transition démographique », ce qui n’est d’ailleurs pas évident au regard de l’écart croissant de la proportion hommes-femmes, du vieillissement de la population faisant peser sur les enfants un fardeau très lourd, d’une espérance de vie très courte chez des travailleurs poussés à l’épuisement… mais elle n’est pas encore parvenue au stade de l’avènement d’une « société plus harmonieuse » selon les termes de l’auteur.