Jean-François Mattéi : Edgar Poe – L’homme des foules
Dans cet opuscule, Jean-François Mattéi poursuit, à partir d’un chemin un peu différent, le fil directeur de sa réflexion sur la barbarie contemporaine, c’est-à-dire sur l’entreprise de dissolution de l’homme dans l’univers matérialiste démocratique, sa fermeture à toute vie intérieure en particulier, lente régression issue de la tentative inaugurée par les Lumières visant à affranchir l’humanité de toute limite, de toute référence.
Dans la seconde partie de l’ouvrage (la première étant la reprise de la nouvelle L’homme des foules d’Edgar Poe), J.-F. Mattéi analyse le comportement et la psychologie de ce personnage, qui se retrouve « emporté par la houle humaine dans le sac et ressac de la ville moderne », qui « n’existe que dans la promiscuité de la foule et ressent l’horreur de se retrouver seul » (p. 59). Il propose quatre lectures de ce refus de solitude (politique, ontologique, éthique et théologique). L’homme, individualisé, devient incapable de penser et d’affirmer son identité autrement qu’en se fondant dans la masse (on retrouve ici les analyses posées en leur temps par les sociologues de l’Ecole de Chicago au début du XXe siècle, ou encore par Ortega y Gasset). Dans la nouvelle de Poe, un homme en observe un autre qui court compulsivement, le regard vide, affolé de perdre la foule dont il dépend presque vitalement. De ces deux regards (regard observateur et regard vide), Mattéi dégage alors une analyse philosophique de la figure littéraire du « double », « dédoublement d’une unique conscience, celle d’un homme déchiré entre la connaissance et l’ignorance, l’ombre et la lumière, le bien et le mal, et incapable de coïncider avec lui-même », illustration de cette conscience tragique et inquiète de l’individu solitaire pris dans la modernité contemporaine.