Revue de réflexion politique et religieuse.

L’Es­pagne, de la nation aux natio­na­li­tés

Article publié le 15 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet entre­tien est paru dans catho­li­ca, n. 65, p. 74–79]
Le pro­ces­sus de la « construc­tion » euro­péenne est par bien des aspects un pro­ces­sus de démo­li­tion. Pré­sen­tée comme un aimable encou­ra­ge­ment à la renais­sance de cultures pro­vin­ciales long­temps bri­dées par les pou­voirs cen­traux de beau­coup de pays euro­péens dési­reux d’unifier leurs Etats, et sin­gu­liè­re­ment par le jaco­bi­nisme fran­çais, la Charte euro­péenne des langues régio­nales ou mino­ri­taires s’inspire de la même sin­cé­ri­té que la mise à l’honneur du prin­cipe de sub­si­dia­ri­té. En d’autres termes, le mot ou les appa­rences s’y trouvent, mais pour signi­fier en pra­tique le contraire de ce qu’on en atten­drait. Loin de per­mettre une renais­sance à la base des ter­roirs, cette charte se veut un ins­tru­ment d’implantation du mul­ti­cul­tu­ra­lisme, l’une des condi­tions à même de bri­ser les fron­tières natio­nales en vue de favo­ri­ser le libre-échan­gisme « glo­bal ». Pour l’instant, le Conseil consti­tu­tion­nel a oppo­sé, en ce qui concerne la France, une bar­rière aux impli­ca­tions les plus absurdes de cette Charte (déci­sion du 15 juin 1999), bar­rière qui pour­rait sau­ter si l’opinion est tra­vaillée et qu’il en résulte une énième révi­sion consti­tu­tion­nelle.
L’Espagne est bien plus « en avance ». C’est dans ce pays en effet que le démem­bre­ment a com­men­cé, avec la mise en place, dès 1974, d’autonomies régio­nales sus­cep­tibles de conduire, si le pro­ces­sus devait se pro­lon­ger, à une vague confé­dé­ra­tion ana­logue à la CEI post-sovié­tique. Déjà se font sen­tir les effets néga­tifs, ubuesques par­fois, des consé­quences lin­guis­tiques de ce démem­bre­ment.
Sur ce sujet, nous avons ques­tion­né Dal­ma­cio Negro Pavón, pro­fes­seur de science poli­tique à l’Université Comil­las de Madrid.

CATHOLICA — En pre­mier lieu, fai­sons, si vous le vou­lez bien, un pano­ra­ma, avec une des­crip­tion des étapes prin­ci­pales de la décom­po­si­tion de l’unité espa­gnole que nous voyons se confir­mer sous nos yeux.
DALMACIO NEGRO PAVÓN — Je ne crois pas que ce soit un phé­no­mène popu­laire, mas­sif. Le peuple n’est pas, ou n’était pas jusqu’à main­te­nant, auto­no­miste. Ce sont les oli­gar­chies qui le sont. Par exemple, si le gou­ver­ne­ment cen­tral don­nait une pro­tec­tion réelle aux Basques contre le ter­ro­risme, il n’y aurait plus de pro­blème basque, car ce que les gens veulent avant tout c’est leur tran­quilli­té dans la vie quo­ti­dienne. Un homme comme Jor­di Pujol, en Cata­logne, qui a des ambi­tions poli­tiques per­son­nelles, peut être auto­no­miste, mais le com­mun du peuple, non, car cela n’a pas de sens pour lui.
Le pro­blème est celui de l’entraînement d’une méca­nique auto­no­miste mise en route et deve­nue incon­trô­lée, mais encore une fois ce n’est pas le pro­blème du sépa­ra­tisme, qui est très mino­ri­taire. Nous sommes en pré­sence d’un phé­no­mène tout à fait arti­fi­ciel. Pre­nez l’exemple de la Galice. Le Bloc natio­na­liste gali­cien se nour­rit de la droite tra­di­tion­nelle. Dans les Astu­ries, la langue bable n’est qu’un dia­lecte ultra-mino­ri­taire, tout comme le valen­cien. Ce sont les oli­gar­chies poli­tiques et bureau­cra­tiques qui les fomentent : le pou­voir et l’argent radi­ca­lisent le régio­na­lisme et la décen­tra­li­sa­tion natu­relles et nor­males et ce dans un sens néo-féo­dal très pré­oc­cu­pant.

Quelles sont les racines his­to­riques et les bases sociales de ces mou­ve­ments ?
Le pro­blème n’a de racines his­to­riques qu’en Cata­logne, et très acces­soi­re­ment, en tant qu’héritage des guerres car­listes, au Pays Basque. Dans l’un et l’autre cas, la base sociale du sépa­ra­tisme est consti­tuée d’une par­tie de la bour­geoi­sie et d’un cer­tain clé­ri­ca­lisme, qui se sont mon­trés inté­res­sés au déve­lop­pe­ment d’un hin­ter­land favo­rable à leurs affaires. Dans les autres cas, les oli­gar­chies ont des ori­gines diverses, et ne font qu’imiter les pré­cé­dentes. Le mimé­tisme est criant en ce qui concerne le Bloc natio­na­liste gali­cien. En Galice, il exis­tait depuis long­temps des groupes folk­lo­riques, mais rien de pro­pre­ment poli­tique. L’idée sépa­ra­tiste est très récente et pro­cède d’un ali­gne­ment sur la Cata­logne et le Pays Basque. Dans tous les cas, on est en pré­sence d’une forme de caci­quisme, de clien­té­lisme ten­dant à féo­da­li­ser l’Etat.
D’autre part, il faut tenir compte du fait que la Cata­logne fut par­ti­sane des Habs­bourg dans la guerre de suc­ces­sion, le Pays Basque et la Galice res­tant tou­jours les régions les plus tra­di­tion­nelles. Aus­si peut-il s’agir éga­le­ment d’une réac­tion plus ou moins incons­ciente en face de l’idéologie euro­péiste reçue comme pro­gres­siste et anti­na­tio­nale.

C’est effec­ti­ve­ment en ce sens que les ins­tances euro­péennes favo­risent ouver­te­ment les sépa­ra­tismes et l’éclatement des Etats, qu’il s’agisse de l’encouragement des langues régio­nales bri­sant l’unité lin­guis­tique natio­nale, ou des accords éco­no­miques sépa­rés entre régions, comme on en voit le début de réa­li­sa­tion avec la Cata­logne, dont le gou­ver­ne­ment auto­nome (la Gene­ra­li­tat) essaie de trai­ter direc­te­ment avec d’autres pays.
Oui, et au Pays Basque c’est pareil. Et tout cela béné­fi­cie aux oli­gar­chies et aux bureau­cra­ties arti­fi­cielles qu’elles mettent en place, qui deviennent ain­si des Etats dans l’Etat. Evi­dem­ment, cela ouvre des pers­pec­tives à la cor­rup­tion et à la cri­mi­na­li­té orga­ni­sée. Cepen­dant il ne faut pas voir dans les pres­sions euro­péennes la cause du phé­no­mène : elles ne font que le favo­ri­ser. Les pou­voirs locaux ont été arti­fi­ciel­le­ment créés avant ces inter­ven­tions. Et nous nous trou­vons ensuite devant la logique de leur déve­lop­pe­ment.
L’idéologie qui domine aujourd’hui en Espagne est celle de la construc­tion euro­péenne : détruire ce qui existe et recons­truire sur d’autres bases com­plè­te­ment arti­fi­cielles. La réfé­rence euro­péiste est d’ailleurs actuel­le­ment géné­rale. C’est l’un des aspects de la crise des idéo­lo­gies fortes, qui s’appuie en outre sur le com­plexe d’infériorité et de culpa­bi­li­té, nul ne sait très bien pour­quoi, des Espa­gnols. Le résul­tat est qu’on abou­tit à des inep­ties comme le natio­na­lisme par­ti­cu­la­riste au détri­ment de la nation, qui n’est qu’un patrio­tisme sur le papier, pure­ment idéo­lo­gique. A cet égard, on peut rele­ver que le ser­ment que prêtent désor­mais les mili­taires espa­gnols n’est pas de défendre la patrie, mais la consti­tu­tion.
D’autre part, il n’existe pas de fon­de­ment objec­tif à la dif­fé­ren­cia­tion entre les pro­vinces d’Espagne. C’est par exemple le cas de La Rio­ja, limi­tée à la pro­vince espa­gnole de Logroño. Cepen­dant La Rio­ja déborde aus­si sur la Navarre et l’Álava, ce qui cette fois n’a aucun sens du point de vue de l’autonomie de Logroño. De même, qu’est-ce que la « Can­ta­bria », qui s’est auto­pro­cla­mée com­mu­nau­té his­to­rique ? Com­ment ima­gi­ner que ce qui consti­tue depuis tou­jours le débou­ché natu­rel de la Cas­tille puisse deve­nir une Auto­no­mie ? Tous ces décou­pages ont été opé­rés sur des cri­tères fan­tasques. Le cas anda­lou est éga­le­ment absurde, puisque géo­gra­phi­que­ment et his­to­ri­que­ment il y a deux royaumes bien dis­tincts, celui de Séville et celui de Gre­nade, que l’on a déci­dé de réunir en une seule Auto­no­mie. Tan­dis que le León, qui est un plus ancien royaume que la Cas­tille et qui s’en dis­tingue géo­gra­phi­que­ment est res­té inté­gré à celle-ci. Il n’y a pas de logique propre dans tout cela.

Et du point de vue lin­guis­tique ?
Il existe une véri­table lit­té­ra­ture cata­lane, uti­li­sant une langue assez carac­té­ri­sée depuis le moyen âge. La situa­tion du basque est dif­fé­rente, puisqu’il n’a exis­té jusqu’à récem­ment qu’une série de par­lers locaux. Sabi­no Ara­na n’est pas repré­sen­ta­tif. A côté de sa posi­tion extré­miste et construc­ti­viste, il y a des ver­sions médianes, comme celle de Sal­va­dor de Mada­ria­ga. Le batua [la langue basque offi­cielle d’aujourd’hui] est actuel­le­ment une syn­thèse arti­fi­cielle, exac­te­ment comme on vou­drait le faire avec le gal­le­go [le gali­cien]. Il y eut de grands auteurs et poètes gali­ciens, tels Rosalía de Cas­tro et Cur­ros Enrí­quez, mais la majo­ri­té d’entre eux se sont expri­més en cas­tillan, comme Valle Inclán ou Cela, par exemple. Encore une fois, le gal­le­guisme est quelque chose de cultu­rel, de tra­di­tion­nel, géné­ra­le­ment lié au catho­li­cisme, comme cela se passe au Pays Basque ou en Cata­logne, mais en aucun cas à entendre dans le sens sépa­ra­tiste d’aujourd’hui.
En tout cela, il y a un effet de mode et d’ambition de pou­voir.

Mais une mode lourde de consé­quences dans la vie quo­ti­dienne ! Quand par exemple il est impo­sé aux parents de mettre leurs enfants dans une école où l’enseignement est don­né dans une langue locale qui n’est pas la leur, ou encore quand des migrants venus d’autres régions d’Espagne voient uti­li­ser sur leur lieu de tra­vail une langue locale qu’ils ne connaissent pas et deviennent ain­si comme des immi­grants dans leur propre pays…
C’est tout à fait vrai, mais il faut dire que la faute prin­ci­pale en revient à l’Etat, ou plus exac­te­ment à la médio­cri­té de la classe poli­tique. La deuxième Res­tau­ra­tion n’a pas eu son Cáno­vas del Cas­tillo, qui était un homme culti­vé et ayant le sens de l’Etat. Et même on peut dire qu’on a écar­té ou déva­lo­ri­sé les hommes les plus capables. La Cata­logne et le Pays Basque ont tou­jours été anti-éta­tistes et décen­tra­li­sa­teurs ; la Galice com­mence à y venir, avec un déve­lop­pe­ment de la ten­dance sépa­ra­tiste, pra­ti­que­ment impo­sé, là comme ailleurs, par l’Etat.
L’Etat démis­sionne, tombe dans l’ère de la neu­tra­li­sa­tion, dans un pur rela­ti­visme. Il renonce à la nation, qui consti­tue pour­tant sa base, pour fomen­ter les natio­na­li­tés, comme s’il vou­lait se conver­tir en une sorte de monar­chie féo­dale.

Quelle a été la posi­tion des défen­seurs tra­di­tion­nels des liber­tés locales et du res­pect des enra­ci­ne­ments his­to­riques face à ce qui pou­vait paraître comme leur renais­sance ?
En géné­ral, ils ont été et sont favo­rables au régio­na­lisme tel qu’on le conce­vait aupa­ra­vant, même sous le fran­quisme, y com­pris à l’autonomisme, mais pas au rem­pla­ce­ment de l’Etat par une somme de micro-Etats, une sorte de Kleins­taa­te­rei. Au début, pour reprendre l’exemple de la Galice, les per­sonnes de ce genre ont refu­sé ce qui se pas­sait. Ce fut pareil au Pays Basque et en Cata­logne. Mais main­te­nant, sous la pres­sion insi­dieuse qui s’exerce, elles com­mencent à s’en accom­mo­der et à s’y rési­gner.

En défi­ni­tive, à l’arrière-plan de cette décom­po­si­tion, où faut-il situer les res­pon­sa­bi­li­tés ?
Tout bien réflé­chi, je ne pense pas que l’on doive être ici conspi­ra­tion­niste. Les choses sont bien plus simples. A mon avis, il y a une grande part de stu­pi­di­té en tout cela, une part qui s’insère dans la stu­pi­di­té géné­rale de notre époque. Les intel­lec­tuels, les mora­listes, les phi­lo­sophes pro­duisent aujourd’hui cou­ram­ment des oeuvres débiles. Pour­quoi le per­son­nel poli­tique serait-il dif­fé­rent d’eux ? Stu­pi­di­té, mimé­tisme, infan­ti­lisme, voi­là mon expli­ca­tion. Nul ne se sou­cie des consé­quences à terme. C’est la même incons­cience que celle qui explique que la déci­sion d’un juge puisse mena­cer, comme on le voit dans l’affaire Pino­chet, l’ensemble des rap­ports avec l’Amérique latine. Il s’agit d’un phé­no­mène aléa­toire, sans déli­bé­ra­tion ni déci­sion pro­pre­ment dite.

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