L’Espagne, de la nation aux nationalités
[note : cet entretien est paru dans catholica, n. 65, p. 74–79]
Le processus de la « construction » européenne est par bien des aspects un processus de démolition. Présentée comme un aimable encouragement à la renaissance de cultures provinciales longtemps bridées par les pouvoirs centraux de beaucoup de pays européens désireux d’unifier leurs Etats, et singulièrement par le jacobinisme français, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires s’inspire de la même sincérité que la mise à l’honneur du principe de subsidiarité. En d’autres termes, le mot ou les apparences s’y trouvent, mais pour signifier en pratique le contraire de ce qu’on en attendrait. Loin de permettre une renaissance à la base des terroirs, cette charte se veut un instrument d’implantation du multiculturalisme, l’une des conditions à même de briser les frontières nationales en vue de favoriser le libre-échangisme « global ». Pour l’instant, le Conseil constitutionnel a opposé, en ce qui concerne la France, une barrière aux implications les plus absurdes de cette Charte (décision du 15 juin 1999), barrière qui pourrait sauter si l’opinion est travaillée et qu’il en résulte une énième révision constitutionnelle.
L’Espagne est bien plus « en avance ». C’est dans ce pays en effet que le démembrement a commencé, avec la mise en place, dès 1974, d’autonomies régionales susceptibles de conduire, si le processus devait se prolonger, à une vague confédération analogue à la CEI post-soviétique. Déjà se font sentir les effets négatifs, ubuesques parfois, des conséquences linguistiques de ce démembrement.
Sur ce sujet, nous avons questionné Dalmacio Negro Pavón, professeur de science politique à l’Université Comillas de Madrid.
CATHOLICA — En premier lieu, faisons, si vous le voulez bien, un panorama, avec une description des étapes principales de la décomposition de l’unité espagnole que nous voyons se confirmer sous nos yeux.
DALMACIO NEGRO PAVÓN — Je ne crois pas que ce soit un phénomène populaire, massif. Le peuple n’est pas, ou n’était pas jusqu’à maintenant, autonomiste. Ce sont les oligarchies qui le sont. Par exemple, si le gouvernement central donnait une protection réelle aux Basques contre le terrorisme, il n’y aurait plus de problème basque, car ce que les gens veulent avant tout c’est leur tranquillité dans la vie quotidienne. Un homme comme Jordi Pujol, en Catalogne, qui a des ambitions politiques personnelles, peut être autonomiste, mais le commun du peuple, non, car cela n’a pas de sens pour lui.
Le problème est celui de l’entraînement d’une mécanique autonomiste mise en route et devenue incontrôlée, mais encore une fois ce n’est pas le problème du séparatisme, qui est très minoritaire. Nous sommes en présence d’un phénomène tout à fait artificiel. Prenez l’exemple de la Galice. Le Bloc nationaliste galicien se nourrit de la droite traditionnelle. Dans les Asturies, la langue bable n’est qu’un dialecte ultra-minoritaire, tout comme le valencien. Ce sont les oligarchies politiques et bureaucratiques qui les fomentent : le pouvoir et l’argent radicalisent le régionalisme et la décentralisation naturelles et normales et ce dans un sens néo-féodal très préoccupant.
Quelles sont les racines historiques et les bases sociales de ces mouvements ?
Le problème n’a de racines historiques qu’en Catalogne, et très accessoirement, en tant qu’héritage des guerres carlistes, au Pays Basque. Dans l’un et l’autre cas, la base sociale du séparatisme est constituée d’une partie de la bourgeoisie et d’un certain cléricalisme, qui se sont montrés intéressés au développement d’un hinterland favorable à leurs affaires. Dans les autres cas, les oligarchies ont des origines diverses, et ne font qu’imiter les précédentes. Le mimétisme est criant en ce qui concerne le Bloc nationaliste galicien. En Galice, il existait depuis longtemps des groupes folkloriques, mais rien de proprement politique. L’idée séparatiste est très récente et procède d’un alignement sur la Catalogne et le Pays Basque. Dans tous les cas, on est en présence d’une forme de caciquisme, de clientélisme tendant à féodaliser l’Etat.
D’autre part, il faut tenir compte du fait que la Catalogne fut partisane des Habsbourg dans la guerre de succession, le Pays Basque et la Galice restant toujours les régions les plus traditionnelles. Aussi peut-il s’agir également d’une réaction plus ou moins inconsciente en face de l’idéologie européiste reçue comme progressiste et antinationale.
C’est effectivement en ce sens que les instances européennes favorisent ouvertement les séparatismes et l’éclatement des Etats, qu’il s’agisse de l’encouragement des langues régionales brisant l’unité linguistique nationale, ou des accords économiques séparés entre régions, comme on en voit le début de réalisation avec la Catalogne, dont le gouvernement autonome (la Generalitat) essaie de traiter directement avec d’autres pays.
Oui, et au Pays Basque c’est pareil. Et tout cela bénéficie aux oligarchies et aux bureaucraties artificielles qu’elles mettent en place, qui deviennent ainsi des Etats dans l’Etat. Evidemment, cela ouvre des perspectives à la corruption et à la criminalité organisée. Cependant il ne faut pas voir dans les pressions européennes la cause du phénomène : elles ne font que le favoriser. Les pouvoirs locaux ont été artificiellement créés avant ces interventions. Et nous nous trouvons ensuite devant la logique de leur développement.
L’idéologie qui domine aujourd’hui en Espagne est celle de la construction européenne : détruire ce qui existe et reconstruire sur d’autres bases complètement artificielles. La référence européiste est d’ailleurs actuellement générale. C’est l’un des aspects de la crise des idéologies fortes, qui s’appuie en outre sur le complexe d’infériorité et de culpabilité, nul ne sait très bien pourquoi, des Espagnols. Le résultat est qu’on aboutit à des inepties comme le nationalisme particulariste au détriment de la nation, qui n’est qu’un patriotisme sur le papier, purement idéologique. A cet égard, on peut relever que le serment que prêtent désormais les militaires espagnols n’est pas de défendre la patrie, mais la constitution.
D’autre part, il n’existe pas de fondement objectif à la différenciation entre les provinces d’Espagne. C’est par exemple le cas de La Rioja, limitée à la province espagnole de Logroño. Cependant La Rioja déborde aussi sur la Navarre et l’Álava, ce qui cette fois n’a aucun sens du point de vue de l’autonomie de Logroño. De même, qu’est-ce que la « Cantabria », qui s’est autoproclamée communauté historique ? Comment imaginer que ce qui constitue depuis toujours le débouché naturel de la Castille puisse devenir une Autonomie ? Tous ces découpages ont été opérés sur des critères fantasques. Le cas andalou est également absurde, puisque géographiquement et historiquement il y a deux royaumes bien distincts, celui de Séville et celui de Grenade, que l’on a décidé de réunir en une seule Autonomie. Tandis que le León, qui est un plus ancien royaume que la Castille et qui s’en distingue géographiquement est resté intégré à celle-ci. Il n’y a pas de logique propre dans tout cela.
Et du point de vue linguistique ?
Il existe une véritable littérature catalane, utilisant une langue assez caractérisée depuis le moyen âge. La situation du basque est différente, puisqu’il n’a existé jusqu’à récemment qu’une série de parlers locaux. Sabino Arana n’est pas représentatif. A côté de sa position extrémiste et constructiviste, il y a des versions médianes, comme celle de Salvador de Madariaga. Le batua [la langue basque officielle d’aujourd’hui] est actuellement une synthèse artificielle, exactement comme on voudrait le faire avec le gallego [le galicien]. Il y eut de grands auteurs et poètes galiciens, tels Rosalía de Castro et Curros Enríquez, mais la majorité d’entre eux se sont exprimés en castillan, comme Valle Inclán ou Cela, par exemple. Encore une fois, le galleguisme est quelque chose de culturel, de traditionnel, généralement lié au catholicisme, comme cela se passe au Pays Basque ou en Catalogne, mais en aucun cas à entendre dans le sens séparatiste d’aujourd’hui.
En tout cela, il y a un effet de mode et d’ambition de pouvoir.
Mais une mode lourde de conséquences dans la vie quotidienne ! Quand par exemple il est imposé aux parents de mettre leurs enfants dans une école où l’enseignement est donné dans une langue locale qui n’est pas la leur, ou encore quand des migrants venus d’autres régions d’Espagne voient utiliser sur leur lieu de travail une langue locale qu’ils ne connaissent pas et deviennent ainsi comme des immigrants dans leur propre pays…
C’est tout à fait vrai, mais il faut dire que la faute principale en revient à l’Etat, ou plus exactement à la médiocrité de la classe politique. La deuxième Restauration n’a pas eu son Cánovas del Castillo, qui était un homme cultivé et ayant le sens de l’Etat. Et même on peut dire qu’on a écarté ou dévalorisé les hommes les plus capables. La Catalogne et le Pays Basque ont toujours été anti-étatistes et décentralisateurs ; la Galice commence à y venir, avec un développement de la tendance séparatiste, pratiquement imposé, là comme ailleurs, par l’Etat.
L’Etat démissionne, tombe dans l’ère de la neutralisation, dans un pur relativisme. Il renonce à la nation, qui constitue pourtant sa base, pour fomenter les nationalités, comme s’il voulait se convertir en une sorte de monarchie féodale.
Quelle a été la position des défenseurs traditionnels des libertés locales et du respect des enracinements historiques face à ce qui pouvait paraître comme leur renaissance ?
En général, ils ont été et sont favorables au régionalisme tel qu’on le concevait auparavant, même sous le franquisme, y compris à l’autonomisme, mais pas au remplacement de l’Etat par une somme de micro-Etats, une sorte de Kleinstaaterei. Au début, pour reprendre l’exemple de la Galice, les personnes de ce genre ont refusé ce qui se passait. Ce fut pareil au Pays Basque et en Catalogne. Mais maintenant, sous la pression insidieuse qui s’exerce, elles commencent à s’en accommoder et à s’y résigner.
En définitive, à l’arrière-plan de cette décomposition, où faut-il situer les responsabilités ?
Tout bien réfléchi, je ne pense pas que l’on doive être ici conspirationniste. Les choses sont bien plus simples. A mon avis, il y a une grande part de stupidité en tout cela, une part qui s’insère dans la stupidité générale de notre époque. Les intellectuels, les moralistes, les philosophes produisent aujourd’hui couramment des oeuvres débiles. Pourquoi le personnel politique serait-il différent d’eux ? Stupidité, mimétisme, infantilisme, voilà mon explication. Nul ne se soucie des conséquences à terme. C’est la même inconscience que celle qui explique que la décision d’un juge puisse menacer, comme on le voit dans l’affaire Pinochet, l’ensemble des rapports avec l’Amérique latine. Il s’agit d’un phénomène aléatoire, sans délibération ni décision proprement dite.