Numéro 114 : Ouverture d’un cinquantenaire
Placée dans une situation de rejet de la part de ce que les papes du XIXe siècle appelaient « la civilisation moderne » (Pie IX) ou « le droit nouveau » (Léon XIII), l’Eglise a longtemps réagi en opposant la pérennité de son enseignement aux principes dominants de l’époque, cherchant d’autre part par des voies diverses, parfois paradoxales, les moyens de maintenir sa présence dans la société. Cette situation conflictuelle a duré très longtemps, sans jamais pour autant déboucher sur un modus vivendi stable et satisfaisant. Vatican II, prenant acte de l’inefficacité durable de ces voies, aurait pu, et dû, être l’occasion d’une exceptionnelle révision des analyses et des méthodes, et favoriser l’émergence d’un effort collectif pour repenser à neuf le rapport de l’Eglise avec les formes sociales et culturelles contemporaines. Pourquoi cela n’a‑t-il pas eu lieu ? Il est impossible de suggérer une réponse sans tenir compte de la période antécédente, celle de l’entre deux-guerres et des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, caractérisée par une disparité croissante entre l’affirmation de principes très clairs (tout le discours sur la royauté sociale du Christ, sur la « conquête du monde à Jésus-Christ ») et une pratique d’intégration au cours des choses progressivement grandissante, commandée par l’adaptation aux changements de donne politique en Europe. Pendant cette période, l’absence de réflexion critique d’envergure sur l’organisation de la société revêt deux aspects très complémentaires. D’une part, une certaine sclérose affecte les lieux institutionnels d’élaboration et de transmission du savoir – universités pontificales et autres centres de formation supérieure catholique –, notamment en raison des contrecoups des « ralliements » successifs. Là on s’abstient d’analyser les systèmes pour privilégier une approche en termes de morale individuelle respectueuse de l’ordre établi (les devoirs de l’ouvrier, du patron, de l’électeur, le paiement des impôts et ses limites…). D’autre part on mène un jeu dangereux dans le cadre d’organismes tels que l’Action catholique, la presse et l’édition religieuse, et bien sûr aussi les partis politiques et les syndicats, placés au contact immédiat de la culture dominante, marxiste ou libérale, sans avoir les moyens d’en comprendre les logiques de manière critique, d’autant moins qu’on les admet comme simples règles du jeu. De ces divers creusets sont issus tous les acteurs de l’intégration des catholiques dans ce qu’on nommera au moment du Concile « le monde de ce temps ». Certains personnages ont eu une part déterminante dans l’encouragement de ce passage, les « personnalistes » en tête – Mounier et Maritain – véritables accoucheurs de la « modernisation » des majorités catholiques, plus tard suivis par tout un milieu d’intellectuels « de progrès », largement porté par les circonstances (en France : la Résistance, la guerre en Algérie ; en Italie, les séquelles de la Résistance puis les débats internes autour de la question du « Bloc catholique », du « prépolitique » et du pluralisme). Parallèlement, en symbiose avec ce milieu, les clercs de la Nouvelle Théologie s’activent dans la même direction générale.
Au début des années 1960, tout effort collectif de reprise ne pouvait donc être qu’entravé, à supposer même qu’il fût envisagé. En un sens les modernistes du début du XXe siècle avaient vu juste sur un point : il est dangereux de conserver une attitude de repli protecteur, de se couper de la connaissance du monde dans lequel on vit, tout au moins des courants qui y circulent, des objections qui en émanent. En revanche mieux vaut sortir armé, sur le terrain de la foi – de là la chute des modernistes – comme sur celui de la raison, y compris la raison politique. Malheureusement une longue pratique ecclésiastique s’est principalement inspirée du souci de protection des fidèles dans l’accès au culte et à l’éducation chrétienne, donnant priorité à la négociation de puissance à puissance avec les gouvernements, et veillant à encadrer, à certains moments selon une discipline très poussée, les catholiques prenant des responsabilités dans le corps social. Si l’on joint à cela un indifférentisme politique récurrent, avec sa contrepartie opportuniste, il devient facile de s’expliquer le manque de clairvoyance à propos de la menace principale présentée par une modernité politique dont les effets ne se résument pas à la persécution directe et brutale de la pratique liturgique, à l’hostilité au catéchisme et à la liberté scolaire. Cet état de carence, non absolue mais majoritaire dans le catholicisme du XXe siècle, a permis aux plus actifs des éléments « modernisateurs » d’obtenir un basculement dans leur sens, venant sanctionner l’acceptation des thèses définies dans la seconde moitié du XIXe siècle au sein du courant libéral-catholique. Ce fut donc le grand « tournant anthropologique » (K. Rahner), avec toutes ses applications, notamment en matière de rapports entre spirituel et temporel. Ce tournant s’est traduit dans les textes conciliaires jugés les plus importants, et a conduit à un ralliement général à la « démocratie » et à son « Etat de droit », largement confirmé depuis, comme allant de soi.
Dans la « Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps », Gaudium et Spes, le Concile prêtait à l’Eglise le désir de se faire reconnaître comme guide universel dans un monde en pleine transformation : « […] en proclamant la très noble vocation de l’homme et en affirmant qu’un germe divin est déposé en lui, ce saint Synode offre au genre humain la collaboration sincère de l’Eglise pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation » (GS, 3, 2) ; et encore : « […] le Concile se propose de s’adresser à tous, pour éclairer le mystère de l’homme et pour aider le genre humain à découvrir la solution des problèmes majeurs de notre temps » (GS, 10, 2). Si, il y a un demi-siècle, cette audacieuse proposition pouvait encore s’attirer des louanges bien ambiguës, désormais son rejet est franc et brutal, à l’occasion même insultant.
On ne saurait donc bien longtemps maintenir un discours aussi cruellement démenti par les faits. A cinquante ans de distance, on constate que ni l’offre de service ni l’acquiescement aux valeurs du temps n’ont reçu une réponse proportionnée. Non seulement le changement de paradigme s’est avéré aussi inopérant, sinon plus, que le précédent, puisque la contrepartie de sympathie nouvelle que l’on en attendait ne s’est pas vérifiée, mais en outre il a provoqué de nombreux problèmes nouveaux, externes et internes ; on disait que l’Eglise s’était retirée hors du monde par ses condamnations, mais aujourd’hui, malgré tous les dialogues et toutes les ouvertures, elle en est plus exclue que jamais tandis qu’elle a subi une « mondanisation » intérieure profonde et sans précédent, comme l’a constaté Benoît XVI dans son discours au Bundestag, le 22 septembre 2011.
Il serait donc bienvenu et légitime de s’interroger cette situation. Deux conditions sont indispensables pour cela : qu’une telle interrogation cesse d’être retardée par la multiplication d’arguments certes légitimes à titre d’hypothèses, mais qui ne résistent pas à l’examen ; et qu’elle puisse être formulée dans un climat de recherche de vérité, et non faire l’objet d’une fin de non-recevoir.
* * *
Mis à part la négation pure et simple de l’échec, de nature proprement idéologique, il existe pour le moment deux manières de différer l’analyse. La première consiste à en chercher la cause principale dans l’aggravation de l’état de la société, concrètement dans mai 1968 et ses suites, les conséquences paradoxales de la fin du système soviétique, la mondialisation. Il est bien évident que ces grands changements ont constitué autant de facteurs de déstabilisation, agissant soit comme sources de tentations (l’irruption de l’hédonisme lié à la surconsommation de masse) soit comme facteurs de perturbation des repères habituels. Mais pour pressant que tout cela ait pu être, il ne s’est agi, après tout, que d’un ensemble de conditions nouvelles auxquelles il était possible de répondre selon le degré de conviction et de force intérieure disponibles dans le peuple chrétien, et singulièrement dans le clergé. C’est sur ce point qu’il est impossible d’imputer la responsabilité principale de l’effondrement au monde extérieur. Et cela pour une raison de principe – l’épreuve fortifie les forts, elle balaie les faibles – et une autre de fait, puisque dans une mesure nette, ce sont les forces mêmes de la modernisation interne de l’Eglise qui ont nourri les avant-gardes provoquant les mutations intervenues à partir de 1968. C’est également le clergé qui est entré en décomposition, tout comme les ordres religieux, pendant le cours même du Concile et non pas seulement dans les années 1970. Typique à cet égard fut la révolution tranquille québécoise (1960–68), mais encore la construction européenne, l’action de « facilitation » des partis démocrates-chrétiens, la déconfessionalisation des syndicats chrétiens, sans omettre les « départs » massifs de prêtres, religieux et religieuses. D’autre part, l’optimisme qui était de mise au Concile reposa soit sur une étonnante ignorance du cours réel du monde et de ses changements, soit sur un refus délibéré de les prendre en considération par suite de choix préétablis. Un cas flagrant fut celui de l’omission du communisme – malgré le scandaleux silence sur son épouvantable mécanique de destruction humaine – mais peut-être plus encore celui du silence sur le système d’ensemble dont le communisme n’est qu’un rameau. Il faut donc admettre que si « les fumées de Satan » ont pénétré l’Eglise, c’est d’abord faute d’avoir été en éveil devant la tentation, c’est aussi pour n’avoir pas vu ou voulu voir la réalité. Et cela est d’autant plus incontestable que de nombreux observateurs avaient fait part du danger – ceux-là sans doute que le discours inaugural de Jean XXIII traitait de « prophètes de malheur ».