Eglise-Tradition-Magistère
Le vicaire général de l’Opus Dei, Mgr Fernando Ocáriz, a signé un long article dans L’Osservatore Romano, le 1er décembre 2011, dans lequel il a développé les raisons d’une adhésion inconditionnelle à Vatican II. Sachant que le prélat a fait partie de la commission chargée de s’entretenir avec les représentants de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, il est possible de considérer que ses propos entrent dans le jeu subtil de ces négociations. Mais de même que celles-ci, par les retombées ad extra qu’elles entraînent, revêtent une signification qui n’échappe à personne de par le vaste monde, de même cet article très positiviste a‑t-il une importante signification pour la vie de l’Eglise dans son ensemble. Et cela non seulement parce qu’il paraît en pleine page dans le quotidien du Vatican, mais parce qu’il reflète la position du bloc conservateur qui tente de maintenir envers et contre tout l’interdit sur toute mise en discussion de certaines orientations dont le principe a été élaboré pendant les années 1962–65. Cette position consiste invariablement à mettre en pratique sur un même pied d’égalité les éléments dogmatiques cités en divers endroits des textes conciliaires, et tout le reste, au motif que ce reste émane d’une assemblée conciliaire, et donc du Magistère. Pour la forme, il est concédé une légère distinction entre l’adhésion de foi requise pour les énoncés de la première espèce, et l’adhésion religieuse aux seconds. F. Ocáriz n’hésite pas à écrire qu’« il s’agit d’un assentiment “religieux”, qui n’est donc pas fondé sur des motivations purement rationnelles. Cette adhésion ne se présente pas comme un acte de foi, mais plutôt d’obéissance ; elle n’est pas simplement disciplinaire, mais enracinée dans la confiance en l’assistance divine au Magistère, et donc “dans la logique et sous la mouvance de l’obéissance de la foi” (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction Donum veritatis, 24.V.1990, n° 23). Cette obéissance au Magistère de l’Eglise ne constitue pas une limite imposée à la liberté, mais elle est, au contraire, source de liberté. Les paroles du Christ “qui vous écoute m’écoute” (Lc 10, 16) sont également adressées aux successeurs des Apôtres ; écouter le Christ signifie recevoir en soi la vérité qui libère (cf. Jn 8, 32). » Ces affirmations et celles qui l’accompagnaient, traditionnelles jusqu’au point limite, ont suscité une mise au point de Mgr Brunero Gherardini, qui nous a très aimablement donné son accord pour la publier ((. Ce texte a été déposé sur le blogue bilingue Disputationes Theologicae (http://disputationes.over-blog.com/article-31081629.html), le 7 décembre 2011. Nous n’avons rectifié que les coquilles orthographiques et transcrit les mots grecs en caractères latins.)) .
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La grande célébration cinquantenaire a commencé. On n’en est pas encore au tam-tam, mais on le perçoit dans l’air. Le cinquantenaire de Vatican II donnera libre cours à ce que l’on pourra inventer de plus grandiloquent en matière de jugements élogieux. De la sobriété qui avait été demandée comme moment de réflexion et d’analyse pour une évaluation critique et plus approfondie de l’événement conciliaire, on ne voit même pas l’ombre. Déjà on procède en roue libre en disant et en répétant ce que l’on dit et répète depuis cinquante ans : Vatican II est le point culminant de la Tradition, voire même sa synthèse. Des congrès internationaux sur le plus grand et le plus significatif parmi tous les Conciles oecuméniques sont déjà programmés ; d’autres, de plus ou moins grande portée, le seront chemin faisant, et sur le sujet, les publications augmentent de jour en jour. L’Osservatore Romano, bien sûr, n’est pas en reste et insiste surtout sur l’adhésion due au Magistère (2/12/2011, p. 6) : Vatican II est un acte du Magistère, donc… La raison avancée est que tout acte du Magistère est à recevoir comme venant des Pasteurs qui, en raison de la succession apostolique, parlent avec le charisme de vérité (D.V.), avec l’autorité du Christ (L.G. 25), à la lumière de l’Esprit Saint (ibid.).
Mis à part le fait de prouver le Magistère de Vatican II par Vatican II, ce qui autrefois s’appelait petitio principii, il semble évident qu’une telle façon de procéder part de la prémisse d’un Magistère considéré comme absolu, sujet indépendant de tout et de tous, sauf de la succession apostolique et de l’assistance du Saint Esprit. Or, si la succession apostolique est garantie par le critère de la légitimité de l’ordination sacrée, il apparaît en revanche plus difficile d’établir un critère qui garantisse aussi clairement l’intervention du Saint Esprit dans les termes évoqués.
Une chose, entre autres, est hors de discussion : rien au monde, réceptacle des choses créées, n’a le don de l’absolu. Tout est en mouvement, dans un circuit d’interdépendances réciproques, et donc tout est dépendant ; tout a eu un commencement, tout aura une fin : « Mutantur enim – disait le grand Augustin – ergo creata sunt ». L’Eglise ne fait pas exception ; sa Tradition et son Magistère non plus. Certes elles sont des réalités sublimes, situées au sommet de l’échelle de toutes les valeurs qui appartiennent à l’ordre créé, douées de qualités qui donnent le vertige ; mais elles resteront toujours des « réalités pénultièmes ». L’eschaton, la réalité ultime, c’est Dieu et Lui seul. On recourt souvent à un langage qui bouleverse ce donné de fait, et on accorde à ces sublimes réalités une portée et une signification au-delà de leurs confins : on les absolutise. La conséquence est qu’on les exproprie de leur statut ontique, on en fait un présupposé irréel, ce qui leur fait perdre leurs grandeurs de « réalité pénultième ». Immergée dans le mouvement trinitaire qui est à l’origine de sa structure, l’Eglise est et opère dans le temps comme sacrement de salut. Le théandrisme, qui en fait une continuation mystérique du Christ, ne se discute pas ; ses propriétés constitutives (unité, sainteté, catholicité et apostolicité) non plus, ni même sa structure et son service ; mais tout cela reste à l’intérieur d’une réalité de ce monde qui, en tant que telle, a la charge d’être le médiateur sacramentel de la présence divine. Restant une réalité de ce monde, elle exclut par définition l’absolu.
Et cela à tel point qu’elle s’identifie dans sa Tradition, de laquelle elle puise la continuité avec elle-même, à laquelle elle doit son souffle vital, et par laquelle elle est assurée que son « hier » devient toujours son « aujourd’hui » pour préparer son « demain ». La Tradition donc lui donne le mouvement intérieur qui la pousse vers le futur, en sauvegardant son présent et son passé. Mais la Tradition elle-même n’est pas un absolu : elle a commencé avec l’Eglise, elle finira avec elle. Seul Dieu demeure. L’Eglise exerce un véritable contrôle sur la Tradition : un discernement qui distingue l’authentique du non authentique. Elle le fait avec un instrument, auquel « le charisme de vérité » ne fait pas défaut, pourvu qu’il ne se laisse pas prendre la main par la tentation de l’absolu. Cet instrument c’est le Magistère, dont sont titulaires le Pape, en tant que successeur du premier Pape (l’apôtre saint Pierre) sur la chaire romaine ; et les évêques en tant que successeurs des Douze dans le ministère ou service de l’Eglise, partout où ils en sont l’expression locale. Rappeler les distinctions du Magistère – solennel, s’il est du Concile oecuménique ou du Pape, quand l’un ou l’autre définit des vérités de foi ou de morale ; ordinaire, s’il est du Pape dans son activité spécifique, ou des évêques dans leur ensemble et en communion avec le Pape – est chose superflue ; bien plus important est de préciser dans quelles limites « le charisme de la vérité » est garanti au Magistère.