Hypothèses de crise
L’Union européenne n’a jamais mieux montré son vrai visage que dans la période présente. L’oligarchie qui la mène donne la double image d’un pouvoir erratique tentant de se maintenir au jour le jour, et d’une représentation d’intérêts à peine cachés suivant l’unique loi de leur extension par tous les moyens. Parallèlement le flot de paroles creuses sur le respect de la démocratie, l’Etat de droit, la protection sociale, etc., est remplacé par un discours plus simple, autoritaire et financier. La fuite en avant peut se comprendre comme un réflexe de survie, tentant le tout pour le tout pour éviter la crise finale. Ou bien alors comme une stratégie délibérée visant à créer un état de nécessité permettant de renforcer encore un pouvoir mondialisé. Dans l’une et l’autre de ces hypothèses, l’évolution reste aléatoire, mais le résultat ayant la plus forte possibilité de réalisation n’est pas identique.
Deux auteurs suisses connus de nos lecteurs, Bernard Wicht et Eric Werner, prolongeant chacun leurs réflexions, fournissent ici des vues suggestives. Le premier a exposé une « réflexion et hypothèse sur la crise actuelle » dans une brochure intitulée Une nouvelle Guerre de Trente Ans ? ((. Editions Le Polémarque, Nancy, février 2011, 8 €. Pour partie, ce petit essai (57 pages) développe plus largement ce que l’auteur avait exposé dans Catholica (n. 109, automne 2010, pp. 34–47 : « Une nouvelle Guerre de Trente Ans »).)) ; le second s’est exprimé dans un article de la revue Krisis : « Jusqu’où ne pas aller trop loin ? Sur l’avant-guerre civile » ((. Krisis, n. 35, mai 2011, pp. 68–78. Le numéro entier de la revue est consacré au chaos sous différents aspects.)) .
Les titres suggèrent le sens dans lequel se portent chacun des auteurs. Bernard Wicht se place sur un terrain théorique. Pour lui, le lien est établi avec constance entre crise économique et guerre. Il fait allusion à l’Américain George Friedman, qui considère que l’Allemagne étant affaiblie, et la Russie se redressant, la zone de risque se déplace à l’Est, surtout depuis que les Etats-Unis se sont implantés en Pologne, un bouclier plus oriental que l’Allemagne. Un autre auteur, Laurent Schang, relance un scénario imaginé vers la fin de la Guerre froide, l’invasion de l’Europe de l’Ouest par les chars russes… Voire ! Toutefois Bernard Wicht préfère s’intéresser à l’autre terme du tandem guerre/ crise économique. Il ne croit pas la guerre possible en Europe, du moins dans la forme « mondiale » déjà bien connue, et cela pour la très simple raison que les pays européens ont détruit d’eux-mêmes leur puissance militaire, en même temps d’ailleurs que leur unité démographique. Il croit plutôt au risque de guerre civile suscité par la révolte sociale, l’anarchie interethnique organisée et l’implosion de systèmes trop complexes à gérer.
Bernard Wicht puise ses références dans le passé, d’où son intérêt pour la Guerre de Trente ans, qui lui semble présenter des analogies avec notre futur possible. Tout en admettant que « l’histoire ne repasse pas les plats », il suit un analyste de l’histoire du capitalisme, Giovanni Arrighi, qui systématise l’idée que celui-ci est une succession de phases hégémoniques (d’un pays, d’un empire économique), chacune finissant avant de repartir (ailleurs) selon deux étapes, la crise de l’hégémonie, puis son effondrement dans un chaos « systémique ». A son tour, celui-ci est générateur de guerre, non pas de haute technologie (il faut en avoir les moyens) mais elle aussi chaotique. Bernard Wicht pense que le désordre venant actuellement de la finance, celle-ci pourrait trouver un exutoire dans la levée d’armées privées, permettant le développement d’une économie parallèle rentable. Toujours est-il que le risque du processus fatal est réel : « La déstabilisation de l’UE pourrait entraîner des troubles graves, voire un chaos généralisé et prolongé, en particulier si la manne prévue (100 milliards d’euros) atterrit dans les poches d’une partie de la classe politique plutôt que dans celle des Etats concernés ». Alors, la Guerre de Trente Ans ?
Avant de répondre, voyons comment Eric Werner traite du chaos. Il met à jour, douze ans après, L’avant-guerre civile (L’Age d’Homme, 1999). Sa thèse est en un sens plus statique que celle de Bernard Wicht. Il examine le rôle de l’oligarchie de l’UE et des Etats membres, et leurs méthodes de pouvoir. L’idée est celle d’un jeu risqué prolongé dans la durée, consistant à créer de l’insécurité – en menant, par exemple, une politique d’immigration que l’on dit non contrôlée mais qui en fait est pensée pour engendrer des situations conflictuelles ; ou encore en provoquant une aggravation du chômage – maintenue cependant à un niveau de basse intensité, autorisant une intervention plus ou moins brutale pour laisser subsister un certain ordre : un chaos tempéré en quelque sorte. Bernard Wicht rappelle de son côté qu’il existe depuis 2004 une police d’intervention intra-européenne, nommée Eurogendfor ((. European Gendarmerie Force, basée en Italie du Nord, à Vicence. Cette force associe six gendarmeries nationales, plus deux autres partenaires et un organisme « observateur », la Jandarma turque. Dans un ordre d’idées complémentaire, on pourra prendre note d’un décret
récent du premier ministre français définissant les armes à feu utilisables pour le maintien de l’ordre public, incluant les fusils d’assaut (déc. 2011–795 du 30 juin 2011, disponible sur www.legifrance.gouv.fr).)) , théoriquement apte à intervenir en cas de désordres de rue importants, en Grèce par exemple, ou ailleurs. « Les dirigeants, écrit Eric Werner, jouent donc avec la peur qu’inspire la guerre civile, peur qu’ils alimentent en laissant se développer toutes sortes de désordres, désordres qu’ils feignent en même temps de combattre, mais en surface seulement ». Il ajoute que s’ils les combattent, c’est « pour qu’on dise qu’ils les combattent ». A ce schéma assez simple s’ajoute aujourd’hui la complexification de la mondialisation, dont l’effet est de transposer le rapport ami-ennemi à l’intérieur même des espaces nationaux. (En réalité, point n’est besoin de l’intrusion d’immigrants pour créer ce type de clivages, la guerre civile étant inhérente à la modernité, la France, de ce point de vue, ayant constitué l’un des meilleurs terrains d’opérations en la matière depuis la Révolution.)
Que faire alors ? Réponse : recourir au contrôle social, concept qu’Eric Werner distingue soigneusement de celui d’ordre social. Il est « l’ultime limite séparant encore l’avant-guerre civile de la guerre civile ». Détournant à peine la formule de Berkeley (esse est percipi, être, c’est être perçu), Gérard Wajkman, que cite Eric Werner, écrit dans L’oeil absolu (Denoël, 2010) qu’« être de la population, c’est être surveillé ». On pense au Panopticon de Bentham (et Foucault), prison circulaire dont les cellules sont toutes visibles du centre de surveillance. Mais le contrôle social ne se réduit pas à la vidéosurveillance. Son appui le plus fiable est l’autocontrôle induit par la peur : celle de l’insécurité dans des zones de non-droit (qu’il serait possible de faire disparaître mais dont on surveille seulement les débordements), celle de la précarité de l’emploi, caractéristique de la condition de l’homme entrepreneurial, de bas en haut de l’échelle : l’angoisse du siège éjectable. Ainsi, « la pression disciplinaire illimitée liée à la peur du chômage » remplace la figure de l’ennemi extérieur dans son rôle de coagulateur social, formant un lien social en creux, très à même de laisser en paix les mafias s’occuper de leurs affaires.
Alors, une nouvelle fois, qu’en est-il du spectre de la Guerre de Trente Ans ?
Remarquons tout d’abord que les visions des deux auteurs suisses ne se situent pas sur le même plan temporel. L’un s’intéresse à la situation d’aujourd’hui, même s’il n’exclut pas, à la fin de son article, la possibilité de l’émeute ou de l’insurrection, quoi qu’il semble en douter. L’autre se place volontairement dans une perspective de temps long, et porte moins d’attention aux modalités de la gestion sociale présente. Toutefois les points de vue sont compatibles. Sans doute ne prête-t-on qu’aux riches, en l’occurrence une capacité éminente à ceux qui appartiennent aux minorités qui mènent le jeu. Il est moins sûr que le machiavélisme des dirigeants actuels – certes à ne pas confondre avec les élus du suffrage, qui ne sont sans doute que des porte-parole – soit aussi poussé que le suggère le propos d’Eric Werner. On pourrait dire que ce dernier a dégagé un principe à partir de l’observation des faits, mais qu’il resterait à mesurer dans le détail son degré de réalisation, et notamment à vérifier ce qu’il en est de l’unité de commandement des maîtres du système. Sur ce point, on sait bien, depuis saint Augustin, ce que valent les empires que ne fonde pas la justice ((. « Sans la justice, que sont les royaumes sinon de grandes bandes de brigands » (Cité de Dieu, IV, 4).)) . L’union durable n’est pas leur fort.
Par ailleurs Eric Werner souligne que le mode du chaos contrôlé relève d’un jeu dangereux, ce qui veut dire qu’il peut buter sur des obstacles (par exemple, la renaissance de certains sentiments nationaux). Il peut encore se heurter à l’indiscipline de ses propres troupes, ne pouvant pas se contenter de recourir à des Robocops. On peut imaginer, par exemple, que des forces de police et des services qui leur sont assimilés dans les zones de non droit (pompiers, enseignants, médecins…) finissent par refuser de poursuivre leurs activités, et, s’abstenant de la moindre intervention, fassent monter le niveau de désordre au-dessus d’un seuil acceptable. Ou à l’inverse, que les nerfs craquent et qu’on en arrive à de sanglants affrontements. On ne peut exclure les effets de psychologie de masse, dans un climat de panique monétaire, de flambées subites et considérables de prix, de révoltes ethniques, etc., contribuant à une transition rapide de l’avant-guerre à la guerre civile. L’éventualité est plausible, même si elle n’est pas inéluctable. Dans ce cas Bernard Wicht entrevoit un effondrement collectif, et la plongée dans l’aventure d’une remontée dans le temps. Pour lui – il écrivait au début de l’année 2011 – la crise de la zone euro appelle un renforcement du régime de la prison dans laquelle se sont enfermés les Etats membres, contraints de ne pas prendre les mesures d’intérêt national qui leur assureraient un peu de reprise économique et de calme social. L’UE est une bureaucratie dont la logique de survie est d’accroître la contrainte sur ses propres membres.
A moins d’accepter ce qui pour cette structure et ceux qui en vivent est impensable, à savoir sa dissolution, l’UE s’enfoncera donc dans l’absurde. Comment sortir de ce bourbier ? C’est là qu’arrive l’idée qu’un seuil fatal d’instabilité, qui semble tout à fait envisageable dans un horizon imprécis mais pas extrêmement lointain, pourrait être atteint. Bernard Wicht voit une sorte de précédent dans la Guerre de Dix Ans en Franche-Comté, elle-même épisode de la Guerre de Trente Ans, et imagine qu’il pourrait se passer des choses semblables : la présence de gangs ou de bandes ethniques organisant des razzias, la réaction d’autodéfense salutaire mais non moins morcelée (il parle de « petites structures autonomes résilientes », d’où émergerait à terme une nouvelle élite capable de reconstituer une société viable).
Ces recherches croisées posent des hypothèses de travail qui appellent enrichissement, surtout dans un sens multidisciplinaire. On pourrait, par exemple, mesurer la portée exacte des tentatives pour accréditer (même au Vatican !) l’idée d’un gouvernement mondial. Et encore essayer de comprendre où peuvent se situer les principes d’une résistance intellectuelle et morale, et les lieux de leur maintien ou de leur éclosion, permettant d’espérer plus et mieux qu’une sélection darwinienne au terme de guerres d’issues incertaines. Du moins la question mérite-t-elle d’être posée.