Revue de réflexion politique et religieuse.

Hypo­thèses de crise

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’Union euro­péenne n’a jamais mieux mon­tré son vrai visage que dans la période pré­sente. L’oligarchie qui la mène donne la double image d’un pou­voir erra­tique ten­tant de se main­te­nir au jour le jour, et d’une repré­sen­ta­tion d’intérêts à peine cachés sui­vant l’unique loi de leur exten­sion par tous les moyens. Paral­lè­le­ment le flot de paroles creuses sur le res­pect de la démo­cra­tie, l’Etat de droit, la pro­tec­tion sociale, etc., est rem­pla­cé par un dis­cours plus simple, auto­ri­taire et finan­cier. La fuite en avant peut se com­prendre comme un réflexe de sur­vie, ten­tant le tout pour le tout pour évi­ter la crise finale. Ou bien alors comme une stra­té­gie déli­bé­rée visant à créer un état de néces­si­té per­met­tant de ren­for­cer encore un pou­voir mon­dia­li­sé. Dans l’une et l’autre de ces hypo­thèses, l’évolution reste aléa­toire, mais le résul­tat ayant la plus forte pos­si­bi­li­té de réa­li­sa­tion n’est pas iden­tique.
Deux auteurs suisses connus de nos lec­teurs, Ber­nard Wicht et Eric Wer­ner, pro­lon­geant cha­cun leurs réflexions, four­nissent ici des vues sug­ges­tives. Le pre­mier a expo­sé une « réflexion et hypo­thèse sur la crise actuelle » dans une bro­chure inti­tu­lée Une nou­velle Guerre de Trente Ans ? ((. Edi­tions Le Polé­marque, Nan­cy, février 2011, 8 €. Pour par­tie, ce petit essai (57 pages) déve­loppe plus lar­ge­ment ce que l’auteur avait expo­sé dans Catho­li­ca (n. 109, automne 2010, pp. 34–47 : « Une nou­velle Guerre de Trente Ans »).))  ; le second s’est expri­mé dans un article de la revue Kri­sis : « Jusqu’où ne pas aller trop loin ? Sur l’avant-guerre civile » ((. Kri­sis, n. 35, mai 2011, pp. 68–78. Le numé­ro entier de la revue est consa­cré au chaos sous dif­fé­rents aspects.)) .
Les titres sug­gèrent le sens dans lequel se portent cha­cun des auteurs. Ber­nard Wicht se place sur un ter­rain théo­rique. Pour lui, le lien est éta­bli avec constance entre crise éco­no­mique et guerre. Il fait allu­sion à l’Américain George Fried­man, qui consi­dère que l’Allemagne étant affai­blie, et la Rus­sie se redres­sant, la zone de risque se déplace à l’Est, sur­tout depuis que les Etats-Unis se sont implan­tés en Pologne, un bou­clier plus orien­tal que l’Allemagne. Un autre auteur, Laurent Schang, relance un scé­na­rio ima­gi­né vers la fin de la Guerre froide, l’invasion de l’Europe de l’Ouest par les chars russes… Voire ! Tou­te­fois Ber­nard Wicht pré­fère s’intéresser à l’autre terme du tan­dem guerre/ crise éco­no­mique. Il ne croit pas la guerre pos­sible en Europe, du moins dans la forme « mon­diale » déjà bien connue, et cela pour la très simple rai­son que les pays euro­péens ont détruit d’eux-mêmes leur puis­sance mili­taire, en même temps d’ailleurs que leur uni­té démo­gra­phique. Il croit plu­tôt au risque de guerre civile sus­ci­té par la révolte sociale, l’anarchie inter­eth­nique orga­ni­sée et l’implosion de sys­tèmes trop com­plexes à gérer.
Ber­nard Wicht puise ses réfé­rences dans le pas­sé, d’où son inté­rêt pour la Guerre de Trente ans, qui lui semble pré­sen­ter des ana­lo­gies avec notre futur pos­sible. Tout en admet­tant que « l’histoire ne repasse pas les plats », il suit un ana­lyste de l’histoire du capi­ta­lisme, Gio­van­ni Arri­ghi, qui sys­té­ma­tise l’idée que celui-ci est une suc­ces­sion de phases hégé­mo­niques (d’un pays, d’un empire éco­no­mique), cha­cune finis­sant avant de repar­tir (ailleurs) selon deux étapes, la crise de l’hégémonie, puis son effon­dre­ment dans un chaos « sys­té­mique ». A son tour, celui-ci est géné­ra­teur de guerre, non pas de haute tech­no­lo­gie (il faut en avoir les moyens) mais elle aus­si chao­tique. Ber­nard Wicht pense que le désordre venant actuel­le­ment de la finance, celle-ci pour­rait trou­ver un exu­toire dans la levée d’armées pri­vées, per­met­tant le déve­lop­pe­ment d’une éco­no­mie paral­lèle ren­table. Tou­jours est-il que le risque du pro­ces­sus fatal est réel : « La désta­bi­li­sa­tion de l’UE pour­rait entraî­ner des troubles graves, voire un chaos géné­ra­li­sé et pro­lon­gé, en par­ti­cu­lier si la manne pré­vue (100 mil­liards d’euros) atter­rit dans les poches d’une par­tie de la classe poli­tique plu­tôt que dans celle des Etats concer­nés ». Alors, la Guerre de Trente Ans ?
Avant de répondre, voyons com­ment Eric Wer­ner traite du chaos. Il met à jour, douze ans après, L’avant-guerre civile (L’Age d’Homme, 1999). Sa thèse est en un sens plus sta­tique que celle de Ber­nard Wicht. Il exa­mine le rôle de l’oligarchie de l’UE et des Etats membres, et leurs méthodes de pou­voir. L’idée est celle d’un jeu ris­qué pro­lon­gé dans la durée, consis­tant à créer de l’insécurité – en menant, par exemple, une poli­tique d’immigration que l’on dit non contrô­lée mais qui en fait est pen­sée pour engen­drer des situa­tions conflic­tuelles ; ou encore en pro­vo­quant une aggra­va­tion du chô­mage – main­te­nue cepen­dant à un niveau de basse inten­si­té, auto­ri­sant une inter­ven­tion plus ou moins bru­tale pour lais­ser sub­sis­ter un cer­tain ordre : un chaos tem­pé­ré en quelque sorte. Ber­nard Wicht rap­pelle de son côté qu’il existe depuis 2004 une police d’intervention intra-euro­péenne, nom­mée Euro­gend­for ((. Euro­pean Gen­dar­me­rie Force, basée en Ita­lie du Nord, à Vicence. Cette force asso­cie six gen­dar­me­ries  natio­nales, plus deux autres par­te­naires et un orga­nisme « obser­va­teur », la Jan­dar­ma turque. Dans un ordre d’idées com­plé­men­taire, on pour­ra prendre note d’un décret
récent du pre­mier ministre fran­çais défi­nis­sant les armes à feu uti­li­sables pour le main­tien de l’ordre public, incluant les fusils d’assaut (déc. 2011–795 du 30 juin 2011, dis­po­nible sur www.legifrance.gouv.fr).)) , théo­ri­que­ment apte à inter­ve­nir en cas de désordres de rue impor­tants, en Grèce par exemple, ou ailleurs. « Les diri­geants, écrit Eric Wer­ner, jouent donc avec la peur qu’inspire la guerre civile, peur qu’ils ali­mentent en lais­sant se déve­lop­per toutes sortes de désordres, désordres qu’ils feignent en même temps de com­battre, mais en sur­face seule­ment ». Il ajoute que s’ils les com­battent, c’est « pour qu’on dise qu’ils les com­battent ». A ce sché­ma assez simple s’ajoute aujourd’hui la com­plexi­fi­ca­tion de la mon­dia­li­sa­tion, dont l’effet est de trans­po­ser le rap­port ami-enne­mi à l’intérieur même des espaces natio­naux. (En réa­li­té, point n’est besoin de l’intrusion d’immigrants pour créer ce type de cli­vages, la guerre civile étant inhé­rente à la moder­ni­té, la France, de ce point de vue, ayant consti­tué l’un des meilleurs ter­rains d’opérations en la matière depuis la Révo­lu­tion.)
Que faire alors ? Réponse : recou­rir au contrôle social, concept qu’Eric Wer­ner dis­tingue soi­gneu­se­ment de celui d’ordre social. Il est « l’ultime limite sépa­rant encore l’avant-guerre civile de la guerre civile ». Détour­nant à peine la for­mule de Ber­ke­ley (esse est per­ci­pi, être, c’est être per­çu), Gérard Wajk­man, que cite Eric Wer­ner, écrit dans L’oeil abso­lu (Denoël, 2010) qu’« être de la popu­la­tion, c’est être sur­veillé ». On pense au Pan­op­ti­con de Ben­tham (et Fou­cault), pri­son cir­cu­laire dont les cel­lules sont toutes visibles du centre de sur­veillance. Mais le contrôle social ne se réduit pas à la vidéo­sur­veillance. Son appui le plus fiable est l’autocontrôle induit par la peur : celle de l’insécurité dans des zones de non-droit (qu’il serait pos­sible de faire dis­pa­raître mais dont on sur­veille seule­ment les débor­de­ments), celle de la pré­ca­ri­té de l’emploi, carac­té­ris­tique de la condi­tion de l’homme entre­pre­neu­rial, de bas en haut de l’échelle : l’angoisse du siège éjec­table. Ain­si, « la pres­sion dis­ci­pli­naire illi­mi­tée liée à la peur du chô­mage » rem­place la figure de l’ennemi exté­rieur dans son rôle de coa­gu­la­teur social, for­mant un lien social en creux, très à même de lais­ser en paix les mafias s’occuper de leurs affaires.
Alors, une nou­velle fois, qu’en est-il du spectre de la Guerre de Trente Ans ?
Remar­quons tout d’abord que les visions des deux auteurs suisses ne se situent pas sur le même plan tem­po­rel. L’un s’intéresse à la situa­tion d’aujourd’hui, même s’il n’exclut pas, à la fin de son article, la pos­si­bi­li­té de l’émeute ou de l’insurrection, quoi qu’il semble en dou­ter. L’autre se place volon­tai­re­ment dans une pers­pec­tive de temps long, et porte moins d’attention aux moda­li­tés de la ges­tion sociale pré­sente. Tou­te­fois les points de vue sont com­pa­tibles. Sans doute ne prête-t-on qu’aux riches, en l’occurrence une capa­ci­té émi­nente à ceux qui appar­tiennent aux mino­ri­tés qui mènent le jeu. Il est moins sûr que le machia­vé­lisme des diri­geants actuels – certes à ne pas confondre avec les élus du suf­frage, qui ne sont sans doute que des porte-parole – soit aus­si pous­sé que le sug­gère le pro­pos d’Eric Wer­ner. On pour­rait dire que ce der­nier a déga­gé un prin­cipe à par­tir de l’observation des faits, mais qu’il res­te­rait à mesu­rer dans le détail son degré de réa­li­sa­tion, et notam­ment à véri­fier ce qu’il en est de l’unité de com­man­de­ment des maîtres du sys­tème. Sur ce point, on sait bien, depuis saint Augus­tin, ce que valent les empires que ne fonde pas la jus­tice ((. « Sans la jus­tice, que sont les royaumes sinon de grandes bandes de bri­gands » (Cité de Dieu, IV, 4).)) . L’union durable n’est pas leur fort.
Par ailleurs Eric Wer­ner sou­ligne que le mode du chaos contrô­lé relève d’un jeu dan­ge­reux, ce qui veut dire qu’il peut buter sur des obs­tacles (par exemple, la renais­sance de cer­tains sen­ti­ments natio­naux). Il peut encore se heur­ter à l’indiscipline de ses propres troupes, ne pou­vant pas se conten­ter de recou­rir à des Robo­cops. On peut ima­gi­ner, par exemple, que des forces de police et des ser­vices qui leur sont assi­mi­lés dans les zones de non droit (pom­piers, ensei­gnants, méde­cins…) finissent par refu­ser de pour­suivre leurs acti­vi­tés, et, s’abstenant de la moindre inter­ven­tion, fassent mon­ter le niveau de désordre au-des­sus d’un seuil accep­table. Ou à l’inverse, que les nerfs craquent et qu’on en arrive à de san­glants affron­te­ments. On ne peut exclure les effets de psy­cho­lo­gie de masse, dans un cli­mat de panique moné­taire, de flam­bées subites et consi­dé­rables de prix, de révoltes eth­niques, etc., contri­buant à une tran­si­tion rapide de l’avant-guerre à la guerre civile. L’éventualité est plau­sible, même si elle n’est pas iné­luc­table. Dans ce cas Ber­nard Wicht entre­voit un effon­dre­ment col­lec­tif, et la plon­gée dans l’aventure d’une remon­tée dans le temps. Pour lui – il écri­vait au début de l’année 2011 – la crise de la zone euro appelle un ren­for­ce­ment du régime de la pri­son dans laquelle se sont enfer­més les Etats membres, contraints de ne pas prendre les mesures d’intérêt natio­nal qui leur assu­re­raient un peu de reprise éco­no­mique et de calme social. L’UE est une bureau­cra­tie dont la logique de sur­vie est d’accroître la contrainte sur ses propres membres.
A moins d’accepter ce qui pour cette struc­ture et ceux qui en vivent est impen­sable, à savoir sa dis­so­lu­tion, l’UE s’enfoncera donc dans l’absurde. Com­ment sor­tir de ce bour­bier ? C’est là qu’arrive l’idée qu’un seuil fatal d’instabilité, qui semble tout à fait envi­sa­geable dans un hori­zon impré­cis mais pas extrê­me­ment loin­tain, pour­rait être atteint. Ber­nard Wicht voit une sorte de pré­cé­dent dans la Guerre de Dix Ans en Franche-Com­té, elle-même épi­sode de la Guerre de Trente Ans, et ima­gine qu’il pour­rait se pas­ser des choses sem­blables : la pré­sence de gangs ou de bandes eth­niques orga­ni­sant des raz­zias, la réac­tion d’autodéfense salu­taire mais non moins mor­ce­lée (il parle de « petites struc­tures auto­nomes rési­lientes », d’où émer­ge­rait à terme une nou­velle élite capable de recons­ti­tuer une socié­té viable).
Ces recherches croi­sées posent des hypo­thèses de tra­vail qui appellent enri­chis­se­ment, sur­tout dans un sens mul­ti­dis­ci­pli­naire. On pour­rait, par exemple, mesu­rer la por­tée exacte des ten­ta­tives pour accré­di­ter (même au Vati­can !) l’idée d’un gou­ver­ne­ment mon­dial. Et encore essayer de com­prendre où peuvent se situer les prin­cipes d’une résis­tance intel­lec­tuelle et morale, et les lieux de leur main­tien ou de leur éclo­sion, per­met­tant d’espérer plus et mieux qu’une sélec­tion dar­wi­nienne au terme de guerres d’issues incer­taines. Du moins la ques­tion mérite-t-elle d’être posée.

-->