Le magistère pastoral du concile Vatican II
Le texte ci-après nous a été communiqué par Florian Kolfhaus, prêtre du diocèse de Ratisbonne, en poste à la Secrétairerie d’Etat du Vatican depuis 2009. Cet exposé – traduit par nos soins et revu par l’auteur – a été présenté en italien à l’occasion du colloque de décembre 2010 tenu à Rome sur le thème « Vatican II, concile pastoral », dont les Actes viennent à peine d’être publiés ((. P. Stefano M. Manelli, P. Serafino M. Lanzetta (a cura di), Concilio Ecumenico Vaticano II, un concilio pastorale. Analisi storico-filosofico-teologica, Casa Mariana Editrice, Frigento, 2011, 368 p., 30 €.)) . Mgr Kolfhaus est l’auteur d’un ouvrage sur le concile Vatican II, Pastorale Lehrverkündigung, Grundmotiv des Zweiten Vatikanischen Konzils. Untersuchungen zu « Unitatis Redintegratio », « Dignitatis Humanae » und « Nostra Aetate » [Le magistère pastoral, thème fondamental du concile Vatican II. Recherches autour de…], LIT Verlag, Münster, 2010.
Depuis quelque temps s’est ouverte une discussion sur l’interprétation du concile Vatican II. La question qui la soustend est celle de la continuité des textes de ce concile à l’égard des enseignements constants de l’Eglise. Dans son fameux discours du 22 décembre 2005 à la Curie romaine, le pape Benoît XVI a affirmé que le concile Vatican II ne peut être adéquatement compris qu’à l’aune de la tradition entière de l’Eglise et qu’il n’y a eu aucune « révolution copernicienne », aucun nouveau commencement, aucune rupture avec tout ce que les papes et les conciles précédents avaient enseigné.
Il est toutefois intéressant de se demander comment certaines théologies, qui se présentent justement fièrement comme un « nouveau début » permettant de dépasser les contraintes étroites du magistère, ont pu se développer sur la réception du concile. Cela pourra sembler paradoxal, mais l’un des motifs de rupture avec la tradition que constituent ces approches repose sur une modalité absolument « traditionnelle » de lecture de Vatican II, vu comme un concile dogmatique. Or celui-ci a voulu être un concile pastoral, c’est-à-dire orienté vers les nécessités de son temps, tourné vers la pratique. En 1988, le cardinal Ratzinger déclarait déjà, devant les évêques du Chili : « Le concile lui-même n’a défini aucun dogme et veut consciemment s’exprimer à un niveau inférieur, comme concile purement pastoral ». Cependant, ce même « concile pastoral », poursuivait le cardinal Ratzinger, est interprété « comme s’il était quasiment un superdogme qui priverait de signification tous les autres conciles ». Nous le constatons tous, jour après jour : beaucoup défendent le caractère contraignant et la signification du concile Vatican II, certes importants, mais bien peu évoquent les vingt conciles dogmatiques précédents. Certaines voix s’opposent également actuellement à ce qui est perçu comme un « retour en arrière », une dévalorisation arbitraire du concile Vatican II. Il va de soi qu’ici, il ne s’agit pas de cela. Il s’agit bien plutôt de souligner deux points : le fait que le dernier concile ne peut être correctement compris que s’il reste intégré au magistère vivant de tous ceux qui l’ont précédé ; le fait que le concile Vatican II a été un concile comme il n’en a jamais existé auparavant. Aussi différentes que puissent être les appréciations qu’on en tire, tout le monde est d’accord sur ce dernier point. Aucun nouveau dogme n’a été proclamé, aucun anathème solennel n’a été prononcé, les documents qui ont été adoptés relèvent d’une catégorie qui diffère de celles des conciles précédents. Et pourtant le concile Vatican II doit être compris dans la continuité ininterrompue du magistère, puisqu’il fut un concile de l’Eglise légitime, oecuménique et doté de l’autorité qui lui est conférée à ce titre. Que signifie alors l’« herméneutique de la continuité » ?
Un concile comme nul autre avant lui
Le problème central, à la solution duquel j’ai voulu apporter une modeste contribution au travers de ma thèse doctorale, est la tension créée par le concept de « concile pastoral » ou de « magistère pastoral ». Le concile Vatican II a introduit, non pas sur le plan conceptuel mais sur celui de la pratique, un nouveau « type » de concile. Ici n’est pas en discussion le caractère contraignant du magistère, lequel, même s’il ne s’agit pas de dogmes ou de définitions infaillibles de la doctrine révélée, se prononce avec autorité sur des questions de foi et de morale et exige, de ce fait, consentement et obéissance. Il s’agit plutôt de savoir si le magistère – compris comme exercice du « munus determinandi » – est complètement présent dans tous les documents. Que signifie un concile qui s’exprime en des termes non dogmatiques, « pastoraux » et, pour le dire avec les mots employés par le cardinal Ratzinger, « à un niveau inférieur » ?
Le concile Vatican II n’a proclamé aucun nouveau dogme. A‑t-il cependant exercé un magistère comparable à celui du pape dans ses encycliques ? Certes, dans les constitutions sont exposés des éléments de doctrine – comme, par exemple, dans Lumen gentium, constitution dans laquelle est affirmée explicitement pour la première fois la sacramentalité de l’ordination épiscopale. Dans les décrets et les déclarations, il ne s’agit pas d’une affirmation magistérielle de vérité mais plutôt d’agir pratique, de la pastorale comme conséquence de la doctrine.
Or en théologie il manque un concept pour qualifier ce magistère pastoral et c’est proprement ce manque qui conduit souvent aux interprétations du concile que nous avons mentionnées. On peut reprocher à certains théologiens « modernes » leur attitude conservatrice, puisqu’il n’est pas rare qu’ils considèrent les décrets et déclarations du concile Vatican II comme des textes dogmatiques qui définissent de « nouvelles vérités ». Or ce n’est pas ce que le concile voulait. A propos de la déclaration sur le dialogue interreligieux, le rapporteur du Secrétariat pour l’Unité affirmait le 18 novembre 1964 dans l’aula conciliaire : « En ce qui concerne le but de la déclaration, le Secrétariat n’a voulu proclamer aucune déclaration dogmatique sur les religions non chrétiennes mais plutôt présenter des normes pratiques et pastorales » (cf. Acta synodalia – AS – III/8 644). Combien de théologiens, à l’inverse, en se référant à Nostra aetate, à partir de ces principes visant à la pratique du dialogue, ont élaboré une théologie des religions qui voit dans les religions non chrétiennes des voies de salut authentiques et indépendantes du Christ et de l’Eglise ?
Combien de fois a‑t-il été répété, en citant Unitatis redintegratio, que le concile Vatican II avait renoncé à la prétention de l’Eglise à détenir la vérité absolue, qu’elle devait se comprendre comme une église parmi d’autres ? Quiconque lit les actes du concile sera surpris de constater qu’ils confirment l’intention des Pères que le décret sur l’oecuménisme n’affecte aucunement la vérité de l’axiome Extra ecclesiam nulla salus (cf. AS III/7 32) et qu’il n’existe aucun doute sur le fait que seule l’Eglise catholique est l’Eglise du Christ (« Clare apparet identificatio Ecclesiae Christi cum Ecclesia catholica […] dicitur […] una et unica Dei Ecclesia » – AS II/7 17).
Les intentions du concile Vatican II
Dans la communication du secrétariat général à la 123e congrégation générale du 16 novembre 1964, il est affirmé qu’on ne se trouve en présence d’une doctrine révélée « de rebus fidei et morum » que lorsque cela est défini explicitement. Une telle déclaration explicite n’a jamais eu lieu. Pour toutes les autres assertions sont déterminés l’objet traité (« subjecta materia »), les règles classiques de l’interprétation théologique (« ratio secundum normas interpretationis theologicae ») et l’intention du Saint Synode, la « mens sanctae Synodi ». C’est précisément sur cette dernière qu’il est intéressant de s’arrêter avec plus d’attention. Les actes publiés donnent une idée précise du fait que l’intention pastorale des Pères s’est développée lentement et dans l’effort. Il n’est pas rare, cependant, et c’est précisément la représentation que Giuseppe Alberigo donne du concile, qu’on ait l’impression que Jean XXIII aurait dès le début – et en faisant face à la résistance de la Curie – fixé une ligne directrice pastorale au concile, qui pourrait être résumée par le mot d’ordre d’« aggiornamento », que, du reste, le pape avait utilisé non pas au sujet du concile mais à propos de la réforme du Code [de droit canonique]. Une telle interprétation fait semblant d’ignorer que Jean XXIII a voulu et a approuvé les schémas préparatoires de la Curie. Ses propres directives sur ce qu’on devait entendre par « pastoral » n’étaient pas univoques. Au début du concile, par exemple, il met l’accent sur la claire présentation de la doctrine et demande à l’Eglise comme « intention du Saint Père » en octobre 1962 la prière pour que le « magistère infaillible du concile » puisse défendre efficacement la foi contre les dangers et les erreurs.
Le « caractère pastoral » spécifique du concile Vatican II constitua également pour les Pères une nouveauté. […]