Revue de réflexion politique et religieuse.

Le magis­tère pas­to­ral du concile Vati­can II

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le texte ci-après nous a été com­mu­ni­qué par Flo­rian Kolf­haus, prêtre du dio­cèse de Ratis­bonne, en poste à la Secré­tai­re­rie d’Etat du Vati­can depuis 2009. Cet expo­sé – tra­duit par nos soins et revu par l’auteur – a été pré­sen­té en ita­lien à l’occasion du col­loque de décembre 2010 tenu à Rome sur le thème « Vati­can II, concile pas­to­ral », dont les Actes viennent à peine d’être publiés ((. P. Ste­fa­no M. Manel­li, P. Sera­fi­no M. Lan­zet­ta (a cura di), Conci­lio Ecu­me­ni­co Vati­ca­no II, un conci­lio pas­to­rale. Ana­li­si sto­ri­co-filo­so­fi­co-teo­lo­gi­ca, Casa Maria­na Edi­trice, Fri­gen­to, 2011, 368 p., 30 €.)) . Mgr Kolf­haus est l’auteur d’un ouvrage sur le concile Vati­can II, Pas­to­rale Lehr­verkün­di­gung, Grund­mo­tiv des Zwei­ten Vati­ka­ni­schen Kon­zils. Unter­su­chun­gen zu « Uni­ta­tis Redin­te­gra­tio », « Digni­ta­tis Huma­nae » und « Nos­tra Aetate » [Le magis­tère pas­to­ral, thème fon­da­men­tal du concile Vati­can II. Recherches autour de…], LIT Ver­lag, Müns­ter, 2010.

Depuis quelque temps s’est ouverte une dis­cus­sion sur l’interprétation du concile Vati­can II. La ques­tion qui la sous­tend est celle de la conti­nui­té des textes de ce concile à l’égard des ensei­gne­ments constants de l’Eglise. Dans son fameux dis­cours du 22 décembre 2005 à la Curie romaine, le pape Benoît XVI a affir­mé que le concile Vati­can II ne peut être adé­qua­te­ment com­pris qu’à l’aune de la tra­di­tion entière de l’Eglise et qu’il n’y a eu aucune « révo­lu­tion coper­ni­cienne », aucun nou­veau com­men­ce­ment, aucune rup­ture avec tout ce que les papes et les conciles pré­cé­dents avaient ensei­gné.
Il est tou­te­fois inté­res­sant de se deman­der com­ment cer­taines théo­lo­gies, qui se pré­sentent jus­te­ment fiè­re­ment comme un « nou­veau début » per­met­tant de dépas­ser les contraintes étroites du magis­tère, ont pu se déve­lop­per sur la récep­tion du concile. Cela pour­ra sem­bler para­doxal, mais l’un des motifs de rup­ture avec la tra­di­tion que consti­tuent ces approches repose sur une moda­li­té abso­lu­ment « tra­di­tion­nelle » de lec­ture de Vati­can II, vu comme un concile dog­ma­tique. Or celui-ci a vou­lu être un concile pas­to­ral, c’est-à-dire orien­té vers les néces­si­tés de son temps, tour­né vers la pra­tique. En 1988, le car­di­nal Rat­zin­ger décla­rait déjà, devant les évêques du Chi­li : « Le concile lui-même n’a défi­ni aucun dogme et veut consciem­ment s’exprimer à un niveau infé­rieur, comme concile pure­ment pas­to­ral ». Cepen­dant, ce même « concile pas­to­ral », pour­sui­vait le car­di­nal Rat­zin­ger, est inter­pré­té « comme s’il était qua­si­ment un super­dogme qui pri­ve­rait de signi­fi­ca­tion tous les autres conciles ». Nous le consta­tons tous, jour après jour : beau­coup défendent le carac­tère contrai­gnant et la signi­fi­ca­tion du concile Vati­can II, certes impor­tants, mais bien peu évoquent les vingt conciles dog­ma­tiques pré­cé­dents. Cer­taines voix s’opposent éga­le­ment actuel­le­ment à ce qui est per­çu comme un « retour en arrière », une déva­lo­ri­sa­tion arbi­traire du concile Vati­can II. Il va de soi qu’ici, il ne s’agit pas de cela. Il s’agit bien plu­tôt de sou­li­gner deux points : le fait que le der­nier concile ne peut être cor­rec­te­ment com­pris que s’il reste inté­gré au magis­tère vivant de tous ceux qui l’ont pré­cé­dé ; le fait que le concile Vati­can II a été un concile comme il n’en a jamais exis­té aupa­ra­vant. Aus­si dif­fé­rentes que puissent être les appré­cia­tions qu’on en tire, tout le monde est d’accord sur ce der­nier point. Aucun nou­veau dogme n’a été pro­cla­mé, aucun ana­thème solen­nel n’a été pro­non­cé, les docu­ments qui ont été adop­tés relèvent d’une caté­go­rie qui dif­fère de celles des conciles pré­cé­dents. Et pour­tant le concile Vati­can II doit être com­pris dans la conti­nui­té inin­ter­rom­pue du magis­tère, puisqu’il fut un concile de l’Eglise légi­time, oecu­mé­nique et doté de l’autorité qui lui est confé­rée à ce titre. Que signi­fie alors l’« her­mé­neu­tique de la conti­nui­té » ?

Un concile comme nul autre avant lui

Le pro­blème cen­tral, à la solu­tion duquel j’ai vou­lu appor­ter une modeste contri­bu­tion au tra­vers de ma thèse doc­to­rale, est la ten­sion créée par le concept de « concile pas­to­ral » ou de « magis­tère pas­to­ral ». Le concile Vati­can II a intro­duit, non pas sur le plan concep­tuel mais sur celui de la pra­tique, un nou­veau « type » de concile. Ici n’est pas en dis­cus­sion le carac­tère contrai­gnant du magis­tère, lequel, même s’il ne s’agit pas de dogmes ou de défi­ni­tions infaillibles de la doc­trine révé­lée, se pro­nonce avec auto­ri­té sur des ques­tions de foi et de morale et exige, de ce fait, consen­te­ment et obéis­sance. Il s’agit plu­tôt de savoir si le magis­tère – com­pris comme exer­cice du « munus deter­mi­nan­di » – est com­plè­te­ment pré­sent dans tous les docu­ments. Que signi­fie un concile qui s’exprime en des termes non dog­ma­tiques, « pas­to­raux » et, pour le dire avec les mots employés par le car­di­nal Rat­zin­ger, « à un niveau infé­rieur » ?
Le concile Vati­can II n’a pro­cla­mé aucun nou­veau dogme. A‑t-il cepen­dant exer­cé un magis­tère com­pa­rable à celui du pape dans ses ency­cliques ? Certes, dans les consti­tu­tions sont expo­sés des élé­ments de doc­trine – comme, par exemple, dans Lumen gen­tium, consti­tu­tion dans laquelle est affir­mée expli­ci­te­ment pour la pre­mière fois la sacra­men­ta­li­té de l’ordination épis­co­pale. Dans les décrets et les décla­ra­tions, il ne s’agit pas d’une affir­ma­tion magis­té­rielle de véri­té mais plu­tôt d’agir pra­tique, de la pas­to­rale comme consé­quence de la doc­trine.
Or en théo­lo­gie il manque un concept pour qua­li­fier ce magis­tère pas­to­ral et c’est pro­pre­ment ce manque qui conduit sou­vent aux inter­pré­ta­tions du concile que nous avons men­tion­nées. On peut repro­cher à cer­tains théo­lo­giens « modernes » leur atti­tude conser­va­trice, puisqu’il n’est pas rare qu’ils consi­dèrent les décrets et décla­ra­tions du concile Vati­can II comme des textes dog­ma­tiques qui défi­nissent de « nou­velles véri­tés ». Or ce n’est pas ce que le concile vou­lait. A pro­pos de la décla­ra­tion sur le dia­logue inter­re­li­gieux, le rap­por­teur du Secré­ta­riat pour l’Unité affir­mait le 18 novembre 1964 dans l’aula conci­liaire : « En ce qui concerne le but de la décla­ra­tion, le Secré­ta­riat n’a vou­lu pro­cla­mer aucune décla­ra­tion dog­ma­tique sur les reli­gions non chré­tiennes mais plu­tôt pré­sen­ter des normes pra­tiques et pas­to­rales » (cf. Acta syno­da­lia – AS – III/8 644). Com­bien de théo­lo­giens, à l’inverse, en se réfé­rant à Nos­tra aetate, à par­tir de ces prin­cipes visant à la pra­tique du dia­logue, ont éla­bo­ré une théo­lo­gie des reli­gions qui voit dans les reli­gions non chré­tiennes des voies de salut authen­tiques et indé­pen­dantes du Christ et de l’Eglise ?
Com­bien de fois a‑t-il été répé­té, en citant Uni­ta­tis redin­te­gra­tio, que le concile Vati­can II avait renon­cé à la pré­ten­tion de l’Eglise à déte­nir la véri­té abso­lue, qu’elle devait se com­prendre comme une église par­mi d’autres ? Qui­conque lit les actes du concile sera sur­pris de consta­ter qu’ils confirment l’intention des Pères que le décret sur l’oecuménisme n’affecte aucu­ne­ment la véri­té de l’axiome Extra eccle­siam nul­la salus (cf. AS III/7 32) et qu’il n’existe aucun doute sur le fait que seule l’Eglise catho­lique est l’Eglise du Christ (« Clare appa­ret iden­ti­fi­ca­tio Eccle­siae Chris­ti cum Eccle­sia catho­li­ca […] dici­tur […] una et uni­ca Dei Eccle­sia » – AS II/7 17).

Les inten­tions du concile Vati­can II

Dans la com­mu­ni­ca­tion du secré­ta­riat géné­ral à la 123e congré­ga­tion géné­rale du 16 novembre 1964, il est affir­mé qu’on ne se trouve en pré­sence d’une doc­trine révé­lée « de rebus fidei et morum » que lorsque cela est défi­ni expli­ci­te­ment. Une telle décla­ra­tion expli­cite n’a jamais eu lieu. Pour toutes les autres asser­tions sont déter­mi­nés l’objet trai­té (« sub­jec­ta mate­ria »), les règles clas­siques de l’interprétation théo­lo­gique (« ratio secun­dum nor­mas inter­pre­ta­tio­nis theo­lo­gi­cae ») et l’intention du Saint Synode, la « mens sanc­tae Syno­di ». C’est pré­ci­sé­ment sur cette der­nière qu’il est inté­res­sant de s’arrêter avec plus d’attention. Les actes publiés donnent une idée pré­cise du fait que l’intention pas­to­rale des Pères s’est déve­lop­pée len­te­ment et dans l’effort. Il n’est pas rare, cepen­dant, et c’est pré­ci­sé­ment la repré­sen­ta­tion que Giu­seppe Albe­ri­go donne du concile, qu’on ait l’impression que Jean XXIII aurait dès le début – et en fai­sant face à la résis­tance de la Curie – fixé une ligne direc­trice pas­to­rale au concile, qui pour­rait être résu­mée par le mot d’ordre d’« aggior­na­men­to », que, du reste, le pape avait uti­li­sé non pas au sujet du concile mais à pro­pos de la réforme du Code [de droit cano­nique]. Une telle inter­pré­ta­tion fait sem­blant d’ignorer que Jean XXIII a vou­lu et a approu­vé les sché­mas pré­pa­ra­toires de la Curie. Ses propres direc­tives sur ce qu’on devait entendre par « pas­to­ral » n’étaient pas uni­voques. Au début du concile, par exemple, il met l’accent sur la claire pré­sen­ta­tion de la doc­trine et demande à l’Eglise comme « inten­tion du Saint Père » en octobre 1962 la prière pour que le « magis­tère infaillible du concile » puisse défendre effi­ca­ce­ment la foi contre les dan­gers et les erreurs.
Le « carac­tère pas­to­ral » spé­ci­fique du concile Vati­can II consti­tua éga­le­ment pour les Pères une nou­veau­té. […]

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