Lecture : Dieu et les astrophysiciens
Né en Hongrie en 1924, mort à Madrid en 2009, docteur en physique et en théologie, le R.P. Stanley L. Jaki, o.s.b., est l’auteur d’une cinquantaine de livres, de nombreux articles et d’innombrables cours et conférences prononcées partout dans le monde, majoritairement sur l’histoire et la philosophie des sciences.
Les éditions Eska viennent de publier la traduction de son God and the Cosmologists, paru initialement en 1989 ((. Eska, 2011, 252 pages, 30 €. Préface et traduction de l’anglais par Jacques Vauthier.)). Dieu et les astrophysiciens est un essai à plusieurs facettes. Derrière le physicien vulgarisateur et le philosophe chrétien, on y reconnaît l’universitaire qui aime à multiplier les références et offre à son lecteur une mine de citations. On y retrouve un esprit brillant à la plume vive. On sent poindre enfin l’homme de foi en colère, rageusement impuissant devant la persistante inanité d’un discours scientiste que des scientifiques pourtant rigoureux dans leur discipline s’entêtent à propager. « L’ignorance des philosophes en physique est seulement égalée par l’ignorance des physiciens en philosophie » (p. 174). Tout épistémologue réaliste soupire ce regret sept fois par jour, sans voir beaucoup de signes d’amélioration.
Cela forme un ensemble inégal. Le P. Jaki décrit Laplace comme « l’archétype de ces scientifiques modernes qui survivent à la plupart des systèmes politiques différents et même arrivent à fleurir dans tous. Ils mettent en lumière une espèce d’invertébré intellectuel (et parfois moral) qui évolue uniquement en attrapant, de temps à autre, et souvent en retard, le climat idéologique qui les entoure » (p. 47). Il règle semblablement le compte de bien des physiciens ou philosophes, parmi lesquels Koyré (p. 22), l’école de Copenhague, Einstein, Hawking, Heisenberg, et beaucoup d’autres encore. Leurs écrits épistémologiques méritent certainement une lecture parfois très critique, mais peut-être pas une exécution sommaire ; et le lecteur qui aurait aimé approfondir est tenté plus d’une fois de crier grâce, d’autant qu’il butera souvent sur quelque maladresse d’expression. Par ailleurs, le P. Jaki commet quelques erreurs historiques. La mise à terre du géocentrisme est attribuée à la lunette de Galilée (p. 22), qui n’y est sensiblement pour rien – ce sont plutôt les lois de Kepler, et le géocentrisme moderne s’est d’ailleurs construit sur la négation du principe de relativité galiléenne, c’est-à-dire sur un malentendu. Plus discutable encore est le reproche de panthéisme adressé à Aristote (p. 165), reproche qui reflète les limites de l’approche métaphysique du P. Jaki. On regrettera enfin un certain manque d’esprit de finesse, ou, pour employer un vocabulaire plus thomiste, d’analogie. Reprenant à son compte ce qu’il appelle l’argument cosmologique, c’est-à-dire la démonstration de l’existence d’un Créateur à partir de l’existence du cosmos créé, le P. Jaki critique ainsi vertement les anglicans et protestants (p. 230 et 244) qui considèrent que l’argument cosmologique fournit un simple « pointeur » vers l’existence de Dieu, mais n’en constitue pas une preuve. A certains égards, le P. Jaki a parfaitement raison, et la fermeté de sa position mérite d’être saluée ; la démonstration de l’existence de Dieu, parfaitement rigoureuse dans son ordre, n’en jouit pas moins d’un statut très particulier, et elle convainc surtout ceux qui croyaient déjà antérieurement. Elle apparaît ainsi comme la plus solide et la plus précaire, et ne se comprend pleinement que dans la lumière de la foi et dans la perspective de la pédagogie divine, Dieu guidant l’homme par la main sur la voie qui mène à lui ((. Sur cette question, cf. Louis-Marie de Blignières, Le mystère de l’être, L’itinéraire thomiste de Guérard des Lauriers, Librairie philosophique J. Vrin, 2007, p. 300.)) .
Sur une ligne directrice sinueuse, cet ensemble inégal n’en demeure pas moins vivant et attachant. Le P. Jaki part de la refondation récente d’un discours scientifique sur l’univers pris comme un tout, du « Big Bang » à l’évolution cosmique à long terme (chapitre 1) ; il aboutit au culte chrétien (chapitre 8). Cela lui offre l’occasion de remarques rapides mais profondes sur les théorèmes de Gödel et l’incomplétude de tout système mathématique qui prétendrait épuiser le réel et prouver son autosuffisance. « Une théorie nécessairement vraie et qui ne contient pas la preuve de sa consistance devrait être considérée comme contradictoire dans les termes. De ceci découle l’impact essentiel des théorèmes de Gödel sur la cosmologie, c’est-à-dire que la contingence du cosmos ne peut être contredite. Ma présentation de cet aspect des théorèmes de Gödel, même si je l’ai répétée pendant plus de vingt ans dans des livres qui ont été publiés dans des maisons d’édition de premier plan, n’ont pratiquement pas provoqué le moindre d’écho. Sans aucun doute l’historien futur des sciences sera étonné, pourra peut-être chercher des raisons et en ressortira encore plus troublé, pour ne pas dire indigné, en mettant le doigt sur quelques-unes de ces raisons » (p. 125). Le P. Jaki consacre également un excellent chapitre au hasard, à la fois « nouveau dieu de la cosmologie » (p. 160) et « oreiller scientifique » (p. 169). Il démonte diverses fantasmagories qui se présentent comme scientifiques alors qu’elles ne respectent pas les plus élémentaires conditions de rectitude intellectuelle : utilisation du principe d’incertitude d’Heisenberg pour affirmer que quelque chose peut sortir de rien (pp. 149–150), ou recours à des multivers, c’est-à-dire à des théories dans lesquelles il y a autant d’univers que d’observateurs (p. 179).
Au-delà, l’essai du P. Jaki mérite surtout de retenir l’attention par le sujet vers lequel il fait élever le regard, à savoir l’univers physique pris comme un tout. Le thème de l’ordo universi transparaît souvent chez saint Thomas, de manière plus ou moins directe ; le P. Jaki affirme avec raison : « Le seul endroit au sein de la Chrétienté, où le culte du Créateur basé sur l’argument cosmologique a été systématiquement mis en évidence, est l’Eglise catholique » (p. 230). Et il a également raison de signaler, comme un fait nouveau méritant analyse philosophique, l’émergence récente d’un discours authentiquement scientifique sur l’univers pris comme un tout. Le P. Jaki n’a pas réellement développé cette analyse, mais il fournit plus d’un élément pour la nourrir. Tout en soulignant la contingence de la création, il cite ainsi C.S. Lewis : « Ou il y a une signification dans le processus complet des choses comme dans l’activité humaine ou il n’y a aucune signification dans l’activité humaine elle-même. C’est une utopie, imaginée par des pleutres et des arrogants, que nous pouvons soustraire l’âme humaine, comme simple épiphénomène, d’un univers de forces ineptes, et continuer d’espérer après cela trouver quelque faubourg où elle pourrait maintenir un cours fantôme en exil. Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! Si le monde n’a pas de sens, alors nous aussi. Si nous avons la moindre signification, nous ne l’avons pas seuls » (p. 235). L’étude métaphysique de l’univers pris comme un tout apparaît alors comme un très vaste chantier intellectuel à ouvrir. Avec une fermeté et une ouverture intellectuelles peu communes, le R.P. Guérard des Lauriers avait amorcé une réflexion sur le sujet dans La substance sensible, triple article inachevé paru en 1962–1963 dans Angelicum. Le R.P. de Blignières avait avancé quelques éléments suggestifs dans son article Un regard thomiste sur l’évolution (revue Sedes Sapientiae n.106, hiver 2008), mais qui est demeuré sans écho ((. Signalons malgré tout une notice sans réelle portée dans Le Sel de la Terre, n. 69, été 2009, pp. 219–222.)) . Nous avions également avancé quelques idées sur ce thème dans notre Darwin méconnu (F.-X. de Guibert, 2009). Ces quelques pistes ne valent toutefois pas cartographie du sujet, terra exploranda que le P. Jaki a eu le grand mérite d’oser aborder.