Le jeu croisé des identités politique et religieuse. Autour d’une thèse sur le Pays basque
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 100, p. 79–87.]
L’Eglise comme force de transition pour de nombreuses communautés à l’identité pourtant marquée, dans le deuxième vingtième siècle, est un champ de recherche extrêmement riche en enseignements pour l’avenir même s’il est encore assez peu exploré. Passant d’une doctrine de défense et de préservation des identités nationales, sans compromission avec le nationalisme moderne, aux prémisses rationalistes et positivistes, voire scientistes, l’Eglise du nouveau cours bascule progressivement dans la sémantique et les actes de médiation à vocation de neutralisation et d’édulcoration. Si le relativisme religieux envahit progressivement le cadre ecclésial, celui-ci en externe assume bien sa progressive participation à la nouvelle laïcité et au courant général de destitution de la nation.
A la suite de la découverte de la vraie trouvaille qu’est le titre de l’ouvrage de Xabier Itçaina ici étudié ((. Xabier Itçaina, Les Virtuoses de l’identité, préf. Jacques Palard, PUR, coll. Sciences des religions, Rennes, 2007, 353 p., 20 €.)) et issu d’une thèse dirigée par Jacques Palard, lui-même préfacier de l’ouvrage, le lecteur est plongé au coeur d’une étude subtile et assez imposante de la relation entre politique et religion, de façon comparative entre Pays basque français et espagnol. Ce travail décrit le lien évolutif existant entre le clergé, l’institution ecclésiale, leurs actions respectives et la « construction » identitaire basque au sein d’« espaces de mobilisation » sociale, économique et politique.
Pour évacuer rapidement la question de la forme, le lecteur peut regretter d’être souvent invité à se projeter dans une dialectique très mécaniste et constructiviste pour étudier les notions étudiées qui pourtant n’en semblent relever a priori que lointainement. Ainsi, « une tradition peut devenir une idéologie », la culture peut être perçue comme « une boîte à outils », rendant possibles des « stratégies d’action, en reconstruisant des entités » ; de même peut s’opérer « un phénomène de conversion des identités [basque et catholique], qui fait basculer d’un registre à l’autre, par exemple de la tradition vers l’idéologie, les outils du répertoire identitaire » ; il existe « des processus d’activation de l’identité » ; les « entrepreneurs identitaires » doivent transformer en « outils mobilisateurs quelques éléments sélectionnés de la “culture” locale » ; etc. Par ailleurs, le langage sociologique tombe souvent dans les excès du jargon qui en révèle ses limites tout autant qu’il empêche une lecture sereine ; par exemple : « Or le miroir a deux faces : c’est l’interaction situationnelle entre l’institution religieuse et les institutions identitaires, par la médiation des acteurs, qui génère des dynamiques spécifiques, et pas seulement la production dans l’espace public des messages issus d’organisations religieuses. Opérer une telle réduction équivaudrait à laisser de côté l’ensemble des objectivations identitaires analysées dans la seconde partie de cet ouvrage, à savoir cette compétence fortement redevable à l’expérience d’une socialisation religieuse »…
La thèse est celle d’une Eglise passant progressivement du statut de référence apostolique à celui de médiatrice de l’identité basque. Au fur et à mesure de la diminution, la marginalisation du message évangélique par la communauté religieuse moderne, on constate la progression parallèle d’une structure (hommes / institution) et d’un message constitutif d’identité. Ceci se manifeste par une posture de gardien de la mémoire, une action quotidienne en fonction des thématiques sociales et politiques et un engagement authentique même si ce dernier connaît un aménagement récent.
Mais, malgré tout, ce rôle médiateur conduit tout droit, même si le cheminement est progressif, au relativisme religieux puisque le rôle premier n’est plus exercé. Une religion à dimension seulement culturelle, identitaire, est-elle encore une religion ? De plus, cet aspect singulier n’amorce-t-il pas un nouveau basculement transitif (et transactionnel2 ((. Cf. Bernard Dumont, Gilles Dumont, Christophe Réveillard, La Culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, préf. Jean-Paul Bled, Pulim, coll. Bibliothèque européenne des idées, Limoges, 2007.)) ) vers l’indifférentisme et l’indifférenciation ? A l’inverse, la pérennité de l’identité basque aurait-elle connu une telle constance si, à l’origine, elle n’avait pas trouvé son épanouissement dans un espace de chrétienté, puis trouvé un soutien dans le cadre ecclésial même après l’évolution vers l’autonomie ?
Dans le processus de « construction » identitaire basque, l’auteur situe ici son travail de recherches essentiellement dans le grand vingtième siècle ; il s’agit d’y observer l’évaluation de la part du religieux, son influence sur les structures et son action proprement dite. A côté d’un appareillage analytique très solide, apparaît le déroulement d’une succession de phases tout à fait intéressantes et révélatrices d’une matrice moderne quasi commune aux processus d’effondrement d’autres petites chrétientés :
— action classique du clergé basque dans une phase nationaliste originelle, dite traditionnelle ;
— action plus en marge du politique, que l’auteur qualifie de « mobilisation identitaire » : défense d’une culture basque autonome, économie identitaire, particularismes sociaux, interprétation idéologisante et globale, etc. ;
— existence et débordement des débats internes à l’Eglise qui, en retour, portent la marque des controverses politiques, et influencent l’évolution de l’action vers le champ d’une médiation sociale et politique ;
— médiation proprement dite comme achèvement vers l’indifférenciation religieuse et, à terme, neutralisation ou dépolitisation des cadres identitaires nationaux.
Le nationalisme dont il est question dans l’ouvrage apparaît au terme de son évolution comme une construction idéologique, même s’il est fondé sur une histoire, principalement religieuse, mais en quelque sorte retourné in fine ; et l’on se prend à paraphraser Augusto del Noce lorsqu’il explique le « suicide de la révolution ». On vérifie en effet l’identification faite par le philosophe du communisme comme étape intermédiaire avant la neutralisation totale, le marxisme adopté par le clergé comme une interprétation idéologique universelle, qui conduit à la fin à tout relativiser jusqu’au marxisme lui-même, par une sorte de positivisme et de relativisme absolus. Cette subversion se fait notamment par le clergé et l’« administration » ecclésiale. Dans le cas particulier basque, ce terme n’apparaîtrait-il pas également par l’action médiatrice du clergé et des nouvelles pratiques pastorales, comme une dénationalisation progressive du Pays basque rejoignant ainsi le courant général de destitution de la nation en Europe ? Jacques Palard ne nous donne-t-il pas, dès les premières pages, la clef de compréhension d’un parcours encore inachevé mais dupant à son terme jusqu’à ceux parmi les plus acharnés à défendre et maintenir les traditions, celle catholique et celle nationale ? En louant le travail d’élaboration par l’auteur d’un modèle explicatif novateur, le préfacier souligne, en effet, que « sa recherche relève à la fois d’une sociologie politique du religieux et d’une analyse des mobilisations identitaires et ethnonationalistes. Ce faisant, il déjoue la principale difficulté de l’exercice : penser ensemble la tradition et l’actualisation, les contraintes structurelles et les opportunités politiques, le rôle historique de l’institution religieuse — singulièrement au travers de l’action de protestation du clergé catholique — dans la construction politique du nationalisme et l’individuation du processus de socialisation des acteurs à une éthique de l’engagement. C’est un véritable “discours de la méthode” qui nous est ici délivré » ((. Souligné dans le texte.)) . Jacques Palard précise encore plus avant en expliquant ce qu’il entend par le renouvellement de l’analyse politique du nationalisme que suscite selon lui le travail de Xabier Itçaina, sur les trois plans des relations entre institution religieuse et Etat, du rapport entre religion et identité et de la place qu’occupent les représentations religieuses dans « la conception de la vérité et de l’utopie » pour rendre compte de la mobilisation identitaire dans toute sa complexité : l’auteur disqualifie « les analyses qui s’en tiennent sans plus d’examen à l’établissement d’un rapport d’équivalence fonctionnelle du nationalisme et de la religion ou qui font du nationalisme une forme de religion civile, séculière ou analogique. Or, ajoute Palard, porteuse de valeurs singulières, la religion n’est pas un masque de l’idéologie ; elle n’est pas non plus une simple forme déguisée des rapports de domination. En tant que système singulier et irréductible de croyances et de pratiques et appareil institutionnel, elle exerce une forte prégnance à la fois sur les autres institutions sociales et politiques et sur ses membres. A l’évidence cette prégnance est structurante. L’analyse de la place du catholicisme dans la société basque qui nous est proposée relève bien ici d’une semblable conception ».