Revue de réflexion politique et religieuse.

Le jeu croi­sé des iden­ti­tés poli­tique et reli­gieuse. Autour d’une thèse sur le Pays basque

Article publié le 20 Mar 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 100, p. 79–87.]

L’Eglise comme force de tran­si­tion pour de nom­breuses com­mu­nau­tés à l’identité pour­tant mar­quée, dans le deuxième ving­tième siècle, est un champ de recherche extrê­me­ment riche en ensei­gne­ments pour l’avenir même s’il est encore assez peu explo­ré. Pas­sant d’une doc­trine de défense et de pré­ser­va­tion des iden­ti­tés natio­nales, sans com­pro­mis­sion avec le natio­na­lisme moderne, aux pré­misses ratio­na­listes et posi­ti­vistes, voire scien­tistes, l’Eglise du nou­veau cours bas­cule pro­gres­si­ve­ment dans la séman­tique et les actes de média­tion à voca­tion de neu­tra­li­sa­tion et d’édulcoration. Si le rela­ti­visme reli­gieux enva­hit pro­gres­si­ve­ment le cadre ecclé­sial, celui-ci en externe assume bien sa pro­gres­sive par­ti­ci­pa­tion à la nou­velle laï­ci­té et au cou­rant géné­ral de des­ti­tu­tion de la nation.
A la suite de la décou­verte de la vraie trou­vaille qu’est le titre de l’ouvrage de Xabier Itçai­na ici étu­dié ((. Xabier Itçai­na, Les Vir­tuoses de l’identité, préf. Jacques Palard, PUR, coll. Sciences des reli­gions, Rennes, 2007, 353 p., 20 €.))  et issu d’une thèse diri­gée par Jacques Palard, lui-même pré­fa­cier de l’ouvrage, le lec­teur est plon­gé au coeur d’une étude sub­tile et assez impo­sante de la rela­tion entre poli­tique et reli­gion, de façon com­pa­ra­tive entre Pays basque fran­çais et espa­gnol. Ce tra­vail décrit le lien évo­lu­tif exis­tant entre le cler­gé, l’institution ecclé­siale, leurs actions res­pec­tives et la « construc­tion » iden­ti­taire basque au sein d’« espaces de mobi­li­sa­tion » sociale, éco­no­mique et poli­tique.
Pour éva­cuer rapi­de­ment la ques­tion de la forme, le lec­teur peut regret­ter d’être sou­vent invi­té à se pro­je­ter dans une dia­lec­tique très méca­niste et construc­ti­viste pour étu­dier les notions étu­diées qui pour­tant n’en semblent rele­ver a prio­ri que loin­tai­ne­ment. Ain­si, « une tra­di­tion peut deve­nir une idéo­lo­gie », la culture peut être per­çue comme « une boîte à outils », ren­dant pos­sibles des « stra­té­gies d’action, en recons­trui­sant des enti­tés » ; de même peut s’opérer « un phé­no­mène de conver­sion des iden­ti­tés [basque et catho­lique], qui fait bas­cu­ler d’un registre à l’autre, par exemple de la tra­di­tion vers l’idéologie, les outils du réper­toire iden­ti­taire » ; il existe « des pro­ces­sus d’activation de l’identité » ; les « entre­pre­neurs iden­ti­taires » doivent trans­for­mer en « outils mobi­li­sa­teurs quelques élé­ments sélec­tion­nés de la “culture” locale » ; etc. Par ailleurs, le lan­gage socio­lo­gique tombe sou­vent dans les excès du jar­gon qui en révèle ses limites tout autant qu’il empêche une lec­ture sereine ; par exemple : « Or le miroir a deux faces : c’est l’interaction situa­tion­nelle entre l’institution reli­gieuse et les ins­ti­tu­tions iden­ti­taires, par la média­tion des acteurs, qui génère des dyna­miques spé­ci­fiques, et pas seule­ment la pro­duc­tion dans l’espace public des mes­sages issus d’organisations reli­gieuses. Opé­rer une telle réduc­tion équi­vau­drait à lais­ser de côté l’ensemble des objec­ti­va­tions iden­ti­taires ana­ly­sées dans la seconde par­tie de cet ouvrage, à savoir cette com­pé­tence for­te­ment rede­vable à l’expérience d’une socia­li­sa­tion reli­gieuse »…
La thèse est celle d’une Eglise pas­sant pro­gres­si­ve­ment du sta­tut de réfé­rence apos­to­lique à celui de média­trice de l’identité basque. Au fur et à mesure de la dimi­nu­tion, la mar­gi­na­li­sa­tion du mes­sage évan­gé­lique par la com­mu­nau­té reli­gieuse moderne, on constate la pro­gres­sion paral­lèle d’une struc­ture (hommes / ins­ti­tu­tion) et d’un mes­sage consti­tu­tif d’identité. Ceci se mani­feste par une pos­ture de gar­dien de la mémoire, une action quo­ti­dienne en fonc­tion des thé­ma­tiques sociales et poli­tiques et un enga­ge­ment authen­tique même si ce der­nier connaît un amé­na­ge­ment récent.
Mais, mal­gré tout, ce rôle média­teur conduit tout droit, même si le che­mi­ne­ment est pro­gres­sif, au rela­ti­visme reli­gieux puisque le rôle pre­mier n’est plus exer­cé. Une reli­gion à dimen­sion seule­ment cultu­relle, iden­ti­taire, est-elle encore une reli­gion ? De plus, cet aspect sin­gu­lier n’amorce-t-il pas un nou­veau bas­cu­le­ment tran­si­tif (et transactionnel2 ((. Cf. Ber­nard Dumont, Gilles Dumont, Chris­tophe Réveillard, La Culture du refus de l’ennemi. Modé­ran­tisme et reli­gion au seuil du XXIe siècle, préf. Jean-Paul Bled, Pulim, coll. Biblio­thèque euro­péenne des idées, Limoges, 2007.)) ) vers l’indifférentisme et l’indifférenciation ? A l’inverse, la péren­ni­té de l’identité basque aurait-elle connu une telle constance si, à l’origine, elle n’avait pas trou­vé son épa­nouis­se­ment dans un espace de chré­tien­té, puis trou­vé un sou­tien dans le cadre ecclé­sial même après l’évolution vers l’autonomie ?
Dans le pro­ces­sus de « construc­tion » iden­ti­taire basque, l’auteur situe ici son tra­vail de recherches essen­tiel­le­ment dans le grand ving­tième siècle ; il s’agit d’y obser­ver l’évaluation de la part du reli­gieux, son influence sur les struc­tures et son action pro­pre­ment dite. A côté d’un appa­reillage ana­ly­tique très solide, appa­raît le dérou­le­ment d’une suc­ces­sion de phases tout à fait inté­res­santes et révé­la­trices d’une matrice moderne qua­si com­mune aux pro­ces­sus d’effondrement d’autres petites chré­tien­tés :
— action clas­sique du cler­gé basque dans une phase natio­na­liste ori­gi­nelle, dite tra­di­tion­nelle ;
— action plus en marge du poli­tique, que l’auteur qua­li­fie de « mobi­li­sa­tion iden­ti­taire » : défense d’une culture basque auto­nome, éco­no­mie iden­ti­taire, par­ti­cu­la­rismes sociaux, inter­pré­ta­tion idéo­lo­gi­sante et glo­bale, etc. ;
— exis­tence et débor­de­ment des débats internes à l’Eglise qui, en retour, portent la marque des contro­verses poli­tiques, et influencent l’évolution de l’action vers le champ d’une média­tion sociale et poli­tique ;
— média­tion pro­pre­ment dite comme achè­ve­ment vers l’indifférenciation reli­gieuse et, à terme, neu­tra­li­sa­tion ou dépo­li­ti­sa­tion des cadres iden­ti­taires natio­naux.
Le natio­na­lisme dont il est ques­tion dans l’ouvrage appa­raît au terme de son évo­lu­tion comme une construc­tion idéo­lo­gique, même s’il est fon­dé sur une his­toire, prin­ci­pa­le­ment reli­gieuse, mais en quelque sorte retour­né in fine ; et l’on se prend à para­phra­ser Augus­to del Noce lorsqu’il explique le « sui­cide de la révo­lu­tion ». On véri­fie en effet l’identification faite par le phi­lo­sophe du com­mu­nisme comme étape inter­mé­diaire avant la neu­tra­li­sa­tion totale, le mar­xisme adop­té par le cler­gé comme une inter­pré­ta­tion idéo­lo­gique uni­ver­selle, qui conduit à la fin à tout rela­ti­vi­ser jusqu’au mar­xisme lui-même, par une sorte de posi­ti­visme et de rela­ti­visme abso­lus. Cette sub­ver­sion se fait notam­ment par le cler­gé et l’« admi­nis­tra­tion » ecclé­siale. Dans le cas par­ti­cu­lier basque, ce terme n’apparaîtrait-il pas éga­le­ment par l’action média­trice du cler­gé et des nou­velles pra­tiques pas­to­rales, comme une déna­tio­na­li­sa­tion pro­gres­sive du Pays basque rejoi­gnant ain­si le cou­rant géné­ral de des­ti­tu­tion de la nation en Europe ? Jacques Palard ne nous donne-t-il pas, dès les pre­mières pages, la clef de com­pré­hen­sion d’un par­cours encore inache­vé mais dupant à son terme jusqu’à ceux par­mi les plus achar­nés à défendre et main­te­nir les tra­di­tions, celle catho­lique et celle natio­nale ? En louant le tra­vail d’élaboration par l’auteur d’un modèle expli­ca­tif nova­teur, le pré­fa­cier sou­ligne, en effet, que « sa recherche relève à la fois d’une socio­lo­gie poli­tique du reli­gieux et d’une ana­lyse des mobi­li­sa­tions iden­ti­taires et eth­no­na­tio­na­listes. Ce fai­sant, il déjoue la prin­ci­pale dif­fi­cul­té de l’exercice : pen­ser ensemble la tra­di­tion et l’actualisation, les contraintes struc­tu­relles et les oppor­tu­ni­tés poli­tiques, le rôle his­to­rique de l’institution reli­gieuse — sin­gu­liè­re­ment au tra­vers de l’action de pro­tes­ta­tion du cler­gé catho­lique — dans la construc­tion poli­tique du natio­na­lisme et l’individuation du pro­ces­sus de socia­li­sa­tion des acteurs à une éthique de l’engagement. C’est un véri­table “dis­cours de la méthode” qui nous est ici déli­vré » ((. Sou­li­gné dans le texte.)) . Jacques Palard pré­cise encore plus avant en expli­quant ce qu’il entend par le renou­vel­le­ment de l’analyse poli­tique du natio­na­lisme que sus­cite selon lui le tra­vail de Xabier Itçai­na, sur les trois plans des rela­tions entre ins­ti­tu­tion reli­gieuse et Etat, du rap­port entre reli­gion et iden­ti­té et de la place qu’occupent les repré­sen­ta­tions reli­gieuses dans « la concep­tion de la véri­té et de l’utopie » pour rendre compte de la mobi­li­sa­tion iden­ti­taire dans toute sa com­plexi­té : l’auteur dis­qua­li­fie « les ana­lyses qui s’en tiennent sans plus d’examen à l’établissement d’un rap­port d’équivalence fonc­tion­nelle du natio­na­lisme et de la reli­gion ou qui font du natio­na­lisme une forme de reli­gion civile, sécu­lière ou ana­lo­gique. Or, ajoute Palard, por­teuse de valeurs sin­gu­lières, la reli­gion n’est pas un masque de l’idéologie ; elle n’est pas non plus une simple forme dégui­sée des rap­ports de domi­na­tion. En tant que sys­tème sin­gu­lier et irré­duc­tible de croyances et de pra­tiques et appa­reil ins­ti­tu­tion­nel, elle exerce une forte pré­gnance à la fois sur les autres ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques et sur ses membres. A l’évidence cette pré­gnance est struc­tu­rante. L’analyse de la place du catho­li­cisme dans la socié­té basque qui nous est pro­po­sée relève bien ici d’une sem­blable concep­tion ».

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