La onzième heure d’Ernst Jünger
[note : cet entretien est paru dans catholica, n. 63, p. 98–102.]
S’il est un auteur qui a su parfaitement exprimer la fascination pour la guerre, c’est bien celui d’Orages d’acier, du Boqueteau 125 et de Lieutenant Sturm et du Travailleur. Ernst Jünger, moins d’un an après sa mort (février 1998), reste pour diverses raisons — son appartenance initiale à la Légion, son amitié avec François Mitterrand ? — l’écrivain allemand le plus lu en France. Par le fait même, bien des aspects de sa longue vie et de son oeuvre ont été examinés de près, peut-être sans tenir véritablement compte d’une ouverture religieuse qui a dépassé l’intérêt anthropologique pour la religiosité (il fut le cofondateur, avec Mircea Eliade, de la revue néopaïenne Antaios), et s’est achevée dans sa conversion finale au catholicisme. Le fait est passé assez inaperçu, du moins en dehors de l’Allemagne, bien que les images de ses obsèques aient clairement montré qu’il recevait une sépulture catholique. Le professeur Bernhard Gajek, qui enseigne l’histoire à l’Université de Ratisbonne et qui a bien connu l’écrivain, a bien voulu nous apporter des précisions à ce sujet.
CATHOLICA — De la cérémonie d’enterrement de Jünger, on ne connaît que quelques photos qui en manifestent explicitement le caractère religieux. Sa conversion au catholicisme serait-elle restée si secrète qu’elle n’aurait été connue que lors de cet enterrement ?
BERNHARD GAJEK — Ernst Jünger est mort le 17 février 1998 à l’hôpital de Riedlingen en Haute-Souabe. Il était resté quelques jours en service de réanimation. Sa femme Liselotte, qui était près de lui, a essayé de comprendre ce qu’il voulait dire, mais en vain. Ernst Jünger avait habité à proximité de Riedlingen depuis presque quarante-sept ans. En juillet 1950, il avait déménagé pour Wilflingen, un village comprenant moins de mille âmes. Il habita d’abord avec sa première femme, qui est morte en 1960, au château de Schenk zu Stauffenberg, baron d’empire et parent du comte Claus Schenk zu Stauffenberg qui avait perpétré un attentat contre Hitler. A cause de lui, les Stauffenberg de Wilflingen avaient été emprisonnés et soumis à un interrogatoire dans leur propre château. La famille Jünger déménagea au printemps 1951 dans une ancienne grande maison forestière, construction baroque datant de 1728, qui appartenait au château et était placée face à lui.
C’est dans l’église du château, Saint-Jean-Nepomucène, qu’a été célébrée une messe de requiem pour Ernst Jünger, l’après-midi du 21 février 1998. Dr Roland Niebel, curé du lieu, présida la cérémonie, qu’il concélébra avec un chanoine du diocèse de Rottenburg. Des délégués d’amicales de tirailleurs et d’associations des traditions militaires, vêtus d’uniformes multicolores, lui firent une garde d’honneur près du cercueil exposé. De la tribune de l’orgue, la petite-fille de Jünger chanta l’Ave Maria.
Ceux qui assistaient à la cérémonie funèbre, serrés dans l’église, et ceux qui avaient dû rester dehors posaient et reposaient — ce qui est compréhensible — une question : pourquoi le rite catholique ? Peut-être était-ce parce que les Stauffenberg de Wilflingen et l’église de leur château appartenaient à la confession romaine ? Jünger n’avait-il pas grandi dans une maison paternelle attachée au protestantisme libéral ? Et, lorsqu’on lui avait demandé, alors qu’il avait un âge avancé, pourquoi il payait encore l’impôt d’église, n’avait-il pas répondu d’une manière remarquablement sèche : « Mais je suis conservateur ». Le jour de l’enterrement, presque personne ne savait mis à part la famille que, le 26 septembre 1996, c’est-à-dire en pleine possession de ses forces corporelles et intellectuelles, Ernst Jünger s’était converti à l’Eglise catholique devant le curé du lieu, Dr Niebel. L’archevêché de Munich-Freising confirma la conversion et le directeur de la rédaction munichoise du Frankfurter Allgemeine Zeitung fit immédiatement des recherches pour trouver les premières informations.
Pouvez-vous rappeler dans quelles conditions s’est faite cette conversion et en particulier s’il s’y préparait depuis longtemps ? Est-ce que telle ou telle de ses oeuvres en faisaient entrevoir la possibilité ?
Dans la plus stricte intimité, Jünger avait donné un motif : cela aurait été une décision plutôt pratique. Puisqu’il n’y avait dans le village, selon lui, aucun pasteur protestant qui pourrait l’enterrer, il aurait cherché du côté catholique, et s’y serait rallié. Ceux qui connaissent la tendance de Jünger à cacher ou à se contenter d’esquisser ce qui concernait sa propre personne prendront au sérieux cette explication que Jünger a donnée sur lui-même, mais apprécieront aussi d’autres motifs qu’il n’a pas mentionnés et qui sont présents dans sa vie comme dans son oeuvre.
Quand son fils Alexander est né, en 1934, Jünger s’est demandé si l’enfant devait être baptisé chez les catholiques. Mais Madame Gretha prit l’enfant et l’inscrivit sans hésiter pour le baptême chez le pasteur protestant du lieu.
La tendance de Jünger à évoquer les cérémonies religieuses et son intérêt pour les personnages du prêtre et du moine étaient évidents depuis la première version du Coeur aventureux (Das abenteuerliche Herz, 1929, seconde version en 1938) : « Où sont donc les cloîtres sacrés où l’âme a conquis, durant ses minuits triomphants, le trésor de la grâce ? », lit-on dans le passage sur « Les veilleurs solitaires ». Le rêve « L’église du monastère » se termine sur la vision d’un avenir nouveau : « Je fus touché dès cet instant par le sens théologique ». Le père Lampros, dans Les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen, 1939) ou le père Foelix dans Heliopolis (1949) sont des déclarations poétiques d’amour pour la condition du moine catholique. Dans son appel intitulé La Paix, que Jünger composa à Paris en 1942, et qui fut compris par les cercles de résistance à Hitler comme un programme, Jünger attribuait un rôle important à l’Eglise dans la construction d’une nouvelle Europe.
De tels propos favorables au christianisme sont néanmoins confrontés à de nombreuses relativisations provenant en particulier du christianisme protestant — ainsi en est-il dans Le Problème d’Aladin (Aladins Problem, 1983), dans les journaux de la fin de sa vie (Soixante-dix s’efface, I‑V, 1980–1997), ou dans son essai Les ciseaux (Die Schere, 1990), qui discutait de la temporalité et de la mort. Jünger donna par exemple raison à des théologiens protestants rationalistes contemporains qui mettaient en question la divinité du Christ. Mais, demandait-il, qu’est-ce que ces théologiens auraient à proposer à la place de cela ? Le rationalisme, disait-il, entraînait un appauvrissement et appartenait cependant au destin de la modernité qu’Arthur Schopenhauer et Frédéric Nietzsche avaient décrit ou prédit.
D’autre part, Jünger a lu à plusieurs reprises la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament, et l’a commentée avec une profonde compréhension et une grande intuition. Lourde de conséquence fut la page de son journal correspondant au 29 mars 1940. Jünger, capitaine de la Wehrmacht, décrivait comment le jour de son 45e anniversaire il s’était approché de la fenêtre de son poste de combat à Baden-Baden et avait lu le psaume 73.
Ceci fut imprimé en 1942 dans Jardins et routes (Gärten und Straßen). Il avait déjà utilisé une fois la méthode de la communication indirecte — en novembre 1933. A cette époque, on lui avait proposé d’être affilié à l’ « Académie allemande de la littérature », mise au pas. Jünger refusa et justifia cela à l’aide du chapitre 59 de son oeuvre concernant la philosophie de l’histoire, publiée en 1932 : Le travailleur (Der Arbeiter), ce qui aurait dû provoquer ceux qui voulaient le voir à l’Académie ; mais personne ne s’occupa de la chose. En 1942, cependant, on avait apparemment lu et rapporté à Goebbels le texte mentionné. Celui-ci se mit en colère et interdit Ernst Jünger de publication. Seul Myrdun. Lettres de Norvège (Myrdun. Briefe aus Norwegen) parut encore en tant qu’« unique édition de guerre pour les soldats dans le domaine du commandement de la Wehrmacht en Norvège » (1943). La colère de Goebbels était compréhensible, car le psaume 73 commence — dans la traduction modernisée de Luther utilisée par Jünger — par les mots : « Mais enfin Israël a Dieu pour réconfort », et est un règlement de compte de celui qui croit en Yahvé avec ceux qui se vantent de leur gloire et avec les athées.
Peu après la Deuxième Guerre mondiale, Jünger passait dans les milieux catholiques pour l’un des prochains convertis parmi les personnes de renom. Une étude du jésuite Hubert Becher dans Stimmen der Zeit avait été mal comprise. Au début de la deuxième moitié de sa vie, Jünger a relativisé la foi chrétienne — allant au-delà de la « foi seule » de Luther : « Il n’y a nul mérite à croire ; la foi est un don, une libre offrande. […] De même qu’il n’y a point de mérite à croire, il n’y a point de faute dans la non-croyance. […] Ce qui disparaît, ce n’est pas seulement la foi, c’est aussi l’objet de la foi. Dieu se retire. » (Le mur du temps, An der Zeitmauer, 1959). Au moyen de la revue Antaios, dont il fut le cofondateur, devait être construit un « monde libre », « un monde spirituel », une humanité qui devrait, à travers « mythe et symbole », toucher le « sol commun duquel sont nés frères les peuples dans leur diversité » de la même manière que le géant Antaios tirait sa force du contact avec la terre, avec la « Gaia ». « Avec lui grandit une conscience cosmique, pour laquelle la terre en tant que telle devient la patrie ». Voici ce qu’écrivit Jünger dans le premier numéro de cette revue qui a paru de 1959 à 1971.
La réanimation du mythe fit obstacle au rapprochement progressif du christianisme même si à terme ce fut le christianisme qui gagna la victoire : le mythe fut finalement baptisé. Mais, en tant que personne, Jünger garda ses distances vis-à-vis des théologiens et des ecclésiastiques. Il avait cependant exprimé dès les années vingt une prédilection pour les « phrases prononcées ex cathedra », qui germeraient en lui comme des graines. Quand il était âgé, il disait encore qu’il avait, lorsqu’il écrivait, le sentiment que quelqu’un le regardait par-dessus l’épaule ; cela servait, disait-il, à la précision de la langue. L’exigence protestante d’une relation directe et immédiate avec l’instance qui parle et donne des conseils écarta ses effets éprouvants voire dominateurs. L’enseignement de Martin Luther sur « le chrétien libre », qui serait cependant « un serf corvéable en toutes choses et soumis à tout le monde », peut ici rappeler et rendre compréhensible la raison pour laquelle Jünger plaça comme devise en tête de son premier ouvrage principal, qui ne concerne pas la guerre et dont on a déjà parlé, Le Coeur aventureux, une phrase curieuse de Johann Georg Hamann, ce théologien et philosophe protestant de Königsberg, et la fit — dans la première édition — imprimer en rouge. Sa doctrine d’« anar », qui se développa peu à peu, d’une existence qui n’a plus besoin de médiations mais qui vivrait immédiatement en étant le centre et le tout s’alimente à ces sources.
Il est possible que Jünger ait également fait cela avec sa conversion. Le mélange d’immédiateté explicable par la théorie protestante et de subordination à un système hiérarchique comme l’est le catholicisme semble toutefois en soi une contradiction. Jünger a cependant souligné à plusieurs reprises le fait que, dans l’oeuvre d’un auteur, toutes les parties qui se contredisent doivent être acceptées ; ce n’est que par ce moyen, disait-il, qu’un auteur est rendu digne de foi. On peut comprendre cela comme une coincidentia oppositorum, comme Nicolas de Cuse l’avait pensée — comme principe de contradiction, auquel la connaissance de la raison serait subordonnée.
Quel accueil a reçu cette nouvelle au sein du monde germanique et quelle publicité lui a été faite ?
A la nouvelle de la conversion au catholicisme d’Ernst Jünger, le public littéraire en Allemagne a réagi respectueusement et calmement. Les problèmes que l’on rappelait en raison de sa mort paraissaient plus importants — comme son nationalisme dirigé contre la République de Weimar ou l’appréciation difficile à comprendre de phénomènes comme guerre et guerriers. Quelques lecteurs de Jünger ont considéré l’information comme n’étant pas digne de foi, jusqu’à ce qu’elle soit confirmée. La conversion ne fut pas et n’est pas passée sous silence. Elle est maintenant acceptée comme la dernière parcelle de la mosaïque d’une vie, et considérée de plus en plus comme un prolongement de la vie et de l’oeuvre.