Capitalisme et coercition
Dans un livre publié pour la première fois en anglais au Canada en 2003, et dernièrement en français sous le titre L’Empire du capital ((. Ellen Meiksins Wood, L’Empire du capital, Lux, collection humanités, Montréal, août 2011, 229 p., 18 €.)) , Ellen Meiksins Wood, politiste marxiste américaine, propose, à travers une histoire des rapports entre économie et puissance impériale, des clés de compréhension du capitalisme mondial contemporain. Récusant l’idée d’une mort de l’Etat, elle s’évertue à montrer que ses diverses formes, comme ses mutations, ont visé et visent en fait à assumer sa place, incontournable, dans un monde où « aucune structure supranationale n’est parvenue à remplir [ses] fonctions essentielles ». Ainsi, « le monde est aujourd’hui plus que jamais un monde d’Etats-nations » (p. 39) parce que, in fine, « l’Etat constitue la seule institution nonéconomique véritablement indispensable au capital » (p. 192).
La force de cet ouvrage est de mettre clairement en évidence le sillon du système capitaliste qui parcourt l’histoire des derniers siècles depuis les premiers efforts de justification et de légitimation, teintées d’une forme de messianisme immanent, de la colonisation économique (Locke) jusqu’à la politique de guerre illimitée des néoconservateurs américains. La démonstration de l’auteur permet de comprendre à quel point le capitalisme a besoin de la force coercitive de l’Etat, et dans la gamme des prérogatives de ce dernier, de celle-là avant toute autre, et peut-être même à l’exclusion de toute autre. Si elle voit dans la première guerre mondiale le dernier conflit – à ce jour – entre puissances capitalistes où le recours exclusif à la force a prévalu sur les affrontements de marché, elle ne peut que constater que, paradoxalement, « plus la concurrence économique prend le pas sur le conflit militaire, plus les Etats-Unis se battent pour devenir la plus grande puissance militaire que le monde ait connue » (p. 197). A cela, deux raisons majeures : la volonté de produire un effet de sidération planétaire et celle, moins manifeste mais redoutablement efficace, de renforcer les liens de dépendance. Ainsi, « […] la principale fonction de l’OTAN aujourd’hui plus que jamais, consiste moins à construire une alliance contre des ennemis communs qu’à maintenir l’hégémonie des Etats-Unis sur leurs alliés » (p. 217).
Ellen Meiksins Wood se montre fortement critique à l’égard des mouvements antimondialisation, auxquels elle reproche de se focaliser sur les aspects spectaculaires du capitalisme mondialisé plus que sur le caractère pervers et intrinsèquement destructeur de sa nature hégémonique. Aussi rappelle-t-elle à travers certaines formules quelques vérités primaires que le capitalisme financier international sait si bien faire oublier : « La mondialisation n’a rien à voir avec le libre-échange. Il s’agit, à l’inverse, d’un contrôle serré des conditions de l’échange, qui assure les intérêts du capital impérial » (p. 186).
Sur un autre aspect, à propos du nivellement par le bas des coûts de main‑d’oeuvre, elle affirme qu’« outre les risques de désordres sociaux sur le plan national, l’inévitable contradiction reste entière entre le besoin constant pour le capital de diminuer les coûts de main‑d’oeuvre et celui d’augmenter la consommation, ce qui suppose que les gens aient de quoi dépenser. C’est là une […] des contradictions insolubles du capitalisme » (p. 188).
Dans son premier chapitre – l’autonomisation du pouvoir économique – l’auteur décrit d’un trait « le capitalisme, national ou mondial, peu importe, [qui] fonctionne à partir de certains impératifs systémiques : ceux de la concurrence, de la maximisation des profits et de l’accumulation, ce qui fait passer inévitablement la “valeur d’échange” avant la “valeur d’usage” » (p. 31). C’est rappeler que le système capitaliste présuppose l’amoralité des rapports économiques. Consécutivement, il se fonde sur une abstraction – la valeur financière – et une méthode – l’intermédiation – et dévalue la valeur du travail.
Comme toutes les interprétations matérialistes de l’histoire, celle-ci porte son lot de jugements moraux contestables présentés comme des vérités historiques premières. Mais au-delà de cet aspect, parfois très désagréable, ce livre, très bien écrit, reste une invitation accessible à s’interroger sur le corpus idéologique que porte en lui le capitalisme financier. N’est-il pas finalement stupéfiant que les seuls appareils critiques un tant soit peu étoffés du système dominant proviennent aujourd’hui de la gauche matérialiste, finalement si mal placée pour penser l’alternative qu’elle comprend, elle, si nécessaire, avec parfois beaucoup d’acuité ?