De la France catholique à l’Eglise qui est en France. Panorama d’une autodestruction
Poursuivant son travail d’étude sur l’évolution récente du catholicisme français ((. Dont on peut distinguer Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France XIXe-XXe siècle, Éditions ouvrières, 1988, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien 1950–1955, Paris, Cerf, 2000 et Catholiques en Bretagne au XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2006.)) , Yvon Tranvouez, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Brest et membre du Centre de recherche bretonne et celtique, offre dans un ouvrage récent, Catholicisme et société en France au XXe siècle ((. Yvon Tranvouez, Catholicisme et société dans la France du XXe siècle. Apostolat, progressisme et tradition, coll. « Signes des temps », Karthala, novembre 2011, 327 p., 25 €. Les citations empruntées à cet ouvrage seront indiquées désormais sous la forme abrégée Y.T. suivie du numéro de la page.)) , un panorama assez large et complet de l’évolution du catholicisme français, du Ralliement à aujourd’hui. Issu de treize travaux scientifiques (communications de colloques, contributions dans des livres collectifs et articles de revue d’histoire religieuse), cet ouvrage se scinde en quatre parties très denses. La première partie évoque « un catholicisme d’action », un puissant mouvement, principalement représenté par les patronages et, bien sûr, par l’Action catholique, à travers leurs acteurs, leurs enjeux et leurs conflits. La deuxième partie développe une description de la fascination du communisme, mélange d’attirance et de répulsion, dans un cadre général de déchristianisation rampante, conduisant, in fine, à la crise du progressisme chrétien. La troisième partie « saisi[t] l’évidement de la conscience catholique affrontée au monde moderne dans la seconde moitié du XXe siècle », sorte de divorce apparent entre foi chrétienne et culture contemporaine, que l’auteur choisit d’illustrer par deux aventures, celle collective du monastère de Boquen, et celle prenant la forme de l’itinéraire de l’abbé Lemarchand, alias Jean Sulivan. La quatrième partie se concentre sur la personnalité, le style et le rôle des évêques français du siècle.
Une corrélation paradoxale entre dynamique apostolique et crise religieuse
Le constat de l’universitaire est assez simple et lapidaire, il est connu et, sous de nombreuses autres formes et autres plumes, a déjà été dressé : « En France, il n’y a pas si longtemps, le catholicisme occupait le territoire et scandait le temps. Il est devenu, dans notre société, affaire de réseaux et de rassemblements ponctuels ((. « Individualisation des croyances et des pratiques, développement de petits groupes affinitaires et passage du territoire au réseau, le tout échappant de plus en plus au contrôle de l’institution » (Y.T. 255).)) . Nous étions hier dans un catholicisme de convention, largement partagé, et nous voilà aujourd’hui dans un catholicisme d’élection, réduit à une minorité. Entre ces deux moments, des années 1880 aux années 1980, s’est déployé un catholicisme d’action, porté par un puissant mouvement catholique dont on n’a plus idée ». Lors des précédentes études publiées dans ces colonnes sur les différents travaux analysant le déclin accéléré de la position de l’Eglise dans diverses sociétés pourtant anciens « espaces de chrétienté », il apparaissait qu’une rupture s’était récemment fait jour dans l’historiographie religieuse et rompait enfin la monotonie des sempiternelles analyses quasi dialectiques des sociologues et des politistes sur le phénomène. C’était bien à partir de mouvements et sous l’impulsion d’hommes d’Eglise qu’avaient été actionnés de puissants leviers dont les effets ultimes furent et son retrait progressif du champ politique et le déclin du nombre de ses fidèles pratiquants. L’étude le plus souvent sociologique d’un dépassement, d’une inadaptation du message évangélique et du modèle qu’il propose, est donc heureusement délaissée par certains universitaires plus attachés à analyser la réalité de la force sociale et du dynamisme que des mouvements d’Eglise ont pu représenter pour, paradoxalement, eux-mêmes façonner un avenir déchristianisé.
Yvon Tranvouez le suggère assez clairement en insistant sur « la corrélation paradoxale entre une dynamique apostolique impressionnante et une crise religieuse spectaculaire ». L’auteur met d’ailleurs en valeur un lien tissé de multiples manières, plus ou moins chronologique, plus ou moins intense, etc., entre mouvement d’Action catholique, progressisme chrétien, « ébranlement des consciences croyantes les plus investies dans le monde moderne » et portrait du groupe épiscopal français.
L’évidence de cette orientation est à nouveau illustrée dans le parallélisme établi par l’auteur entre le discours du cardinal Suhard, venu en 1948 manifester la solidarité des catholiques français aux Allemands pour la commémoration du 700e anniversaire de l’édification de la cathédrale de Cologne, laquelle avait souffert des bombardements de la Deuxième Guerre mondiale, et le commentaire fait par le dominicain Chenu de la photo qui servira d’illustration de la dernière page du premier numéro de La Quinzaine ((. « La Quinzaine allait devenir la publication emblématique du progressisme chrétien » (Y.T. 10).)) , celle de l’ange au tuba, sculpture restée intacte de cette même cathédrale, protégée par un filet métallique parce que située sur un pan de mur endommagé, mais dont le tuba traversait les grilles protectrices ((. Cliché qu’Yvon Tranvouez a choisi symboliquement de faire figurer sur la couverture de son livre.)) . Les propos du cardinal sont ceux d’un appel « sans équivoque » à la restauration de la chrétienté : ce rassemblement de soutien entendait, selon lui, « affirmer aux yeux du monde, en pleine clarté, sans équivoque, notre volonté indomptable et unanime, de refaire au XXe siècle ce que nos pères ont su réaliser au XIIIe : refaire la chrétienté » ((. « Discours de S. Em. le cardinal Suhard » dans le « VIIe centenaire de la cathédrale de Cologne, 15 août 1948 », La Documentation catholique, 1027, 10 octobre 1948, col. 1301 (Y.T. 10).)) . Tandis que le père Chenu voyait dans l’image de l’ange « la trompette triomphante appelant le peuple au combat de la liberté et du bonheur », malgré les entraves des « déterminismes collectifs » et des « blocages totalitaires » pour témoigner au sein du monde moderne « dans les conditions de la révolution nécessaire » ((. Le père Chenu concluait : « A travers les filets tendus, éclate déjà, dans la trompette de l’ange précurseur, la gloire de l’homme créateur de son histoire » (Y.T. 11).)) .
Le patronage comme « séminaire de l’Action catholique »
Yvon Tranvouez débute donc ce voyage au sein de l’Eglise au XXe siècle et en France par l’étude des vicaires de patronage dont le mouvement Coeurs Vaillants joua à partir de 1936 le rôle d’une fédération des patronages catholiques en France. L’auteur cite le chanoine Boulard ((. Cf. abbé Fernand Boulard dans Problèmes missionnaires de la France rurale, tome 2, Cerf, 1945.)) qui avait paramétré trois éléments indispensables au développement des patronages : l’existence de vicaires est le privilège de diocèses relativement « bien pourvus en vocations sacerdotales au regard de la population dont ils ont la charge et de la densité de leur réseau paroissial » ; résultat : la géographie de cette charge pastorale correspond à celle de la pratique religieuse, ce seront les diocèses les plus pratiquants qui seront touchés. Or, dès l’origine, le patronage est conçu comme un « outil pastoral dirigé spécifiquement vers la jeunesse », un moyen pour les curés de renouer le contact avec une population qui les ignore, une stratégie de reconquête par le patronage que vont appliquer trois générations de prêtres entre celle née avant 1860, déjà recteurs ou curés quand les patronages se sont développés, et celle née après 1930 qui ont commencé à exercer « lorsqu’on ne voyait plus que par l’Action catholique ». […]