Lecture : Foi et postmodernité, l’impossible concordisme
Un ouvrage récemment paru sous le titre Deus absconditus ((. Carlos Mendoza-Alvarez, Deus absconditus. Désir, mémoire et imagination eschatologique. Essai de théologie fondamentale postmoderne, Préface de Rosino Gibellini, Cerf, 2011, 316 p., 32 €.)) est à ranger dans la série des tentatives de réinterpréter la foi catholique, ou du moins d’en renouveler la présentation, à l’aune de la postmodernité. Nous avions déjà rendu compte dans cette même revue d’un autre ouvrage sur un thème analogue, du père Christoph Theobald ((. Christoph Theobald, Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, « Cogitatio fidei 260 et 261 », Cerf, 2007, 1110 pages. Cf. Catholica n. 99 (printemps 2008).)) . Cette fois c’est un fils de saint Dominique, le P. Carlos Mendoza-Alvarez, qui s’attelle à cette tâche difficile. On peut dire que ce nouveau livre comporte deux volets : d’une part il cherche à analyser ce que nous appelons la postmodernité, et d’autre part, dans le nouveau paradigme défini et conditionné par celle-ci, il énonce les grands principes d’une théologie fondamentale. Cependant l’auteur veut aussi honorer l’héritage de la théologie classique, en accordant une place de choix à la pensée de saint Thomas d’Aquin, et il rend compte de certaines prises de position du Magistère (le concile Vatican II, bien entendu, mais aussi l’encyclique de Jean-Paul II Fides et ratio). Par ailleurs, on ne peut être qu’impressionné par le nombre de références aux philosophes modernes et contemporains. Mais cette érudition est aussi un handicap. Elle donne parfois l’impression de « ligoter » au moins en partie la pensée de l’auteur. Du coup, nous avons parfois le sentiment d’avoir affaire plus à un cours brillant ou à une belle leçon universitaire qu’à l’expression, sous forme d’essai, d’une pensée personnelle quoique nourrie de la tradition philosophique.
Le propos de Carlos Mendoza-Alvarez est résumé par la première phrase de son livre : « Comment est-il possible de dire Dieu au sein de notre époque tiraillée entre le nihilisme et le retour aux fondements ? » (p. 11). Il ne s’agit plus de construire une apologétique qui puisse répondre aux contestations d’une pensée rationaliste triomphante, comme à l’époque de la crise du Modernisme, mais bien de tenir compte, dans la réflexion chrétienne, de l’écroulement non seulement de la chrétienté classique mais encore de la rationalité issue des Lumières. Le P. Mendoza nous propose donc un itinéraire en cinq étapes (les cinq chapitres du livre) pour reconstruire une théologie dans ce contexte. Pour cela, comme il n’est pas possible de se passer d’une philosophie (la Révélation n’a pas ses propres concepts et la théologie se doit d’employer des notions philosophiques pour en rendre compte), l’auteur emprunte énormément à la pensée phénoménologique et à la réflexion anthropologique de René Girard. Mais on ne comprend pas très bien pourquoi et à quel titre ces deux formes de pensée échapperaient à la radicale remise en cause faite par le subjectivisme nihiliste et le relativisme contemporain de toute construction philosophique cherchant à rendre compte de l’existence et de la cohérence du monde créé. Présentons rapidement la démarche.
Face à cette crise de sens, la tentation pourrait être « le retour des certitudes » ((. J’emprunte cette expression à une chronique d’Henri Tincq, publiée dans le quotidien Le Monde au milieu des années 1980 et qui rendait compte du timide sursaut identitaire chez certains catholiques. Le titre de cette chronique était : « Catholiques : le retour des certitudes ».)) , ou, pour reprendre l’expression de l’auteur lui-même, du religieux (chapitre 1). Cela représenterait un danger évident car le religieux implique toujours une violence, singulièrement dans l’interprétation théologique qu’en a donnée la chrétienté classique : « L’identification faite par la métaphysique scolastique entre Dieu et l’être en tant que premier étant a abouti à la violence extrême du sacré » (p. 48). Si la Modernité issue des Lumières est critiquable en fait et en droit (surtout par sa volonté de puissance absolue qui se manifeste dans l’ego cartésien), elle a cependant rendu grand service à la foi en lui faisant vivre une expérience de dépouillement, de kénose – de « déconstruction » pour reprendre une catégorie philosophique contemporaine très prégnante dans cet essai –, qui lui a permis de se débarrasser de ses rêves de puissance et de domination. Du coup, la foi ne peut aller contre les acquis de cette modernité ((. Acquis que l’auteur présente ainsi : « Une science et une technologie respectueuses de l’environnement ; la démocratie et les droits de l’homme – critères du progrès social et politique ; l’espace public dans l’instauration de la communication locale et planétaire ; enfin, la conscience de la mondialisation – alternative à la globalisation du marché comme emprise de l’économique sur tout le reste – en tant que nouvelle compréhension de l’oikia, c’est-à-dire de la “maison commune” de l’humanité, respectueuse du fragile écosystème de la planète » (p. 55). Mais on pourrait facilement montrer que la théologie catholique a en elle les ressources pour aborder toutes ces questions et apporter des réponses en conformité avec la vérité de l’Evangile et les exigences réelles de la nature humaine. De même il est de l’essence même de la modernité que de justifier l’emprise de l’économique, voire de la finance, sur l’ensemble des activités humaines.)) . D’où la nécessaire quête d’un fondement (chapitre 2), occasion pour l’auteur de régler son compte à la tentative de construction théorique et à la contestation du modèle contemporain qui en découle élaborées par le mouvement Radical orthodoxy : « Mais la voie proposée [par ce mouvement] est extrêmement dangereuse parce qu’elle permet le retour aux fantasmes irrationnels de la subordination de la raison au sentiment religieux que la modernité avait précisément voulu réduire à leurs justes dimensions » (p. 111). […]