Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Foi et post­mo­der­ni­té, l’impossible concor­disme

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Un ouvrage récem­ment paru sous le titre Deus abs­con­di­tus ((. Car­los Men­do­za-Alva­rez, Deus abs­con­di­tus. Désir, mémoire et ima­gi­na­tion escha­to­lo­gique. Essai de théo­lo­gie fon­da­men­tale post­mo­derne, Pré­face de Rosi­no Gibel­li­ni, Cerf, 2011, 316 p., 32 €.))  est à ran­ger dans la série des ten­ta­tives de réin­ter­pré­ter la foi catho­lique, ou du moins d’en renou­ve­ler la pré­sen­ta­tion, à l’aune de la post­mo­der­ni­té. Nous avions déjà ren­du compte dans cette même revue d’un autre ouvrage sur un thème ana­logue, du père Chris­toph Theo­bald ((. Chris­toph Theo­bald, Le chris­tia­nisme comme style. Une manière de faire de la théo­lo­gie en post­mo­der­ni­té, « Cogi­ta­tio fidei 260 et 261 », Cerf, 2007, 1110 pages. Cf. Catho­li­ca n. 99 (prin­temps 2008).)) . Cette fois c’est un fils de saint Domi­nique, le P. Car­los Men­do­za-Alva­rez, qui s’attelle à cette tâche dif­fi­cile. On peut dire que ce nou­veau livre com­porte deux volets : d’une part il cherche à ana­ly­ser ce que nous appe­lons la post­mo­der­ni­té, et d’autre part, dans le nou­veau para­digme défi­ni et condi­tion­né par celle-ci, il énonce les grands prin­cipes d’une théo­lo­gie fon­da­men­tale. Cepen­dant l’auteur veut aus­si hono­rer l’héritage de la théo­lo­gie clas­sique, en accor­dant une place de choix à la pen­sée de saint Tho­mas d’Aquin, et il rend compte de cer­taines prises de posi­tion du Magis­tère (le concile Vati­can II, bien enten­du, mais aus­si l’encyclique de Jean-Paul II Fides et ratio). Par ailleurs, on ne peut être qu’impressionné par le nombre de réfé­rences aux phi­lo­sophes modernes et contem­po­rains. Mais cette éru­di­tion est aus­si un han­di­cap. Elle donne par­fois l’impression de « ligo­ter » au moins en par­tie la pen­sée de l’auteur. Du coup, nous avons par­fois le sen­ti­ment d’avoir affaire plus à un cours brillant ou à une belle leçon uni­ver­si­taire qu’à l’expression, sous forme d’essai, d’une pen­sée per­son­nelle quoique nour­rie de la tra­di­tion phi­lo­so­phique.
Le pro­pos de Car­los Men­do­za-Alva­rez est résu­mé par la pre­mière phrase de son livre : « Com­ment est-il pos­sible de dire Dieu au sein de notre époque tiraillée entre le nihi­lisme et le retour aux fon­de­ments ? » (p. 11). Il ne s’agit plus de construire une apo­lo­gé­tique qui puisse répondre aux contes­ta­tions d’une pen­sée ratio­na­liste triom­phante, comme à l’époque de la crise du Moder­nisme, mais bien de tenir compte, dans la réflexion chré­tienne, de l’écroulement non seule­ment de la chré­tien­té clas­sique mais encore de la ratio­na­li­té issue des Lumières. Le P. Men­do­za nous pro­pose donc un iti­né­raire en cinq étapes (les cinq cha­pitres du livre) pour recons­truire une théo­lo­gie dans ce contexte. Pour cela, comme il n’est pas pos­sible de se pas­ser d’une phi­lo­so­phie (la Révé­la­tion n’a pas ses propres concepts et la théo­lo­gie se doit d’employer des notions phi­lo­so­phiques pour en rendre compte), l’auteur emprunte énor­mé­ment à la pen­sée phé­no­mé­no­lo­gique et à la réflexion anthro­po­lo­gique de René Girard. Mais on ne com­prend pas très bien pour­quoi et à quel titre ces deux formes de pen­sée échap­pe­raient à la radi­cale remise en cause faite par le sub­jec­ti­visme nihi­liste et le rela­ti­visme contem­po­rain de toute construc­tion phi­lo­so­phique cher­chant à rendre compte de l’existence et de la cohé­rence du monde créé. Pré­sen­tons rapi­de­ment la démarche.
Face à cette crise de sens, la ten­ta­tion pour­rait être « le retour des cer­ti­tudes » ((. J’emprunte cette expres­sion à une chro­nique d’Henri Tincq, publiée dans le quo­ti­dien Le Monde au milieu des années 1980 et qui ren­dait compte du timide sur­saut iden­ti­taire chez cer­tains catho­liques. Le titre de cette chro­nique était : « Catho­liques : le retour des cer­ti­tudes ».)) , ou, pour reprendre l’expression de l’auteur lui-même, du reli­gieux (cha­pitre 1). Cela repré­sen­te­rait un dan­ger évident car le reli­gieux implique tou­jours une vio­lence, sin­gu­liè­re­ment dans l’interprétation théo­lo­gique qu’en a don­née la chré­tien­té clas­sique : « L’identification faite par la méta­phy­sique sco­las­tique entre Dieu et l’être en tant que pre­mier étant a abou­ti à la vio­lence extrême du sacré » (p. 48). Si la Moder­ni­té issue des Lumières est cri­ti­quable en fait et en droit (sur­tout par sa volon­té de puis­sance abso­lue qui se mani­feste dans l’ego car­té­sien), elle a cepen­dant ren­du grand ser­vice à la foi en lui fai­sant vivre une expé­rience de dépouille­ment, de kénose – de « décons­truc­tion » pour reprendre une caté­go­rie phi­lo­so­phique contem­po­raine très pré­gnante dans cet essai –, qui lui a per­mis de se débar­ras­ser de ses rêves de puis­sance et de domi­na­tion. Du coup, la foi ne peut aller contre les acquis de cette moder­ni­té ((. Acquis que l’auteur pré­sente ain­si : « Une science et une tech­no­lo­gie res­pec­tueuses de l’environnement ; la démo­cra­tie et les droits de l’homme – cri­tères du pro­grès social et poli­tique ; l’espace public dans l’instauration de la com­mu­ni­ca­tion locale et pla­né­taire ; enfin, la conscience de la mon­dia­li­sa­tion – alter­na­tive à la glo­ba­li­sa­tion du mar­ché comme emprise de l’économique sur tout le reste – en tant que nou­velle com­pré­hen­sion de l’oikia, c’est-à-dire de la “mai­son com­mune” de l’humanité, res­pec­tueuse du fra­gile éco­sys­tème de la pla­nète » (p. 55). Mais on pour­rait faci­le­ment mon­trer que la théo­lo­gie catho­lique a en elle les res­sources pour abor­der toutes ces ques­tions et appor­ter des réponses en confor­mi­té avec la véri­té de l’Evangile et les exi­gences réelles de la nature humaine. De même il est de l’essence même de la moder­ni­té que de jus­ti­fier l’emprise de l’économique, voire de la finance, sur l’ensemble des acti­vi­tés humaines.)) . D’où la néces­saire quête d’un fon­de­ment (cha­pitre 2), occa­sion pour l’auteur de régler son compte à la ten­ta­tive de construc­tion théo­rique et à la contes­ta­tion du modèle contem­po­rain qui en découle éla­bo­rées par le mou­ve­ment Radi­cal ortho­doxy : « Mais la voie pro­po­sée [par ce mou­ve­ment] est extrê­me­ment dan­ge­reuse parce qu’elle per­met le retour aux fan­tasmes irra­tion­nels de la subor­di­na­tion de la rai­son au sen­ti­ment reli­gieux que la moder­ni­té avait pré­ci­sé­ment vou­lu réduire à leurs justes dimen­sions » (p. 111). […]

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