Le dépérissement de l’humanisme. Une lecture aléatoire du magazine Sciences Humaines
L’activité scientifique s’accompagne de nombreux éléments adventices qui contribuent à la façonner. Parler de science, c’est évidemment parler des grands résultats qui nous font comprendre quelque chose du monde, et des grands noms qui en ont eu la géniale intuition. Mais c’est aussi parler de la foule obscure des chercheurs de second rang, avec leurs préoccupations et leurs rêves, des professeurs qui transmettent le savoir et en retirent de quoi vivre, et normalement vivre bien : utilité reconnue, carrière et un certain statut social. C’est encore parler des étudiants, des écoles et des universités, des manuels et de leurs éditeurs, des communautés, des colloques, des publications. Parler de science, enfin, c’est parler des organes de vulgarisation ; ces derniers entretiennent l’intérêt voire la ferveur du public, et contribuent ainsi à la légitimité du modèle établi. Par là-même, ils fournissent un bon reflet de ce qu’il est devenu classique d’appeler, derrière T.S. Kuhn, la « science normale » ou le « paradigme » dominant.
Il s’agira ici de passer du reflet à l’objet reflété : partir d’un organe de vulgarisation, en l’occurrence le magazine Sciences Humaines ((. Nous adopterons les références suivantes, correspondant aux diverses modalités d’édition du magazine : SH 10/2008 signifie Sciences Humaines, octobre 2008 ; sans autre précision, il s’agit du magazine mensuel. NS : numéro spécial, HS : hors-série ; GD : Grand dossier.)) , et remonter à quelques traits du paradigme dominant. L’entreprise n’est pas sans écueil. Nous allons partir de ce qui est dit, tâcher d’identifier ce qui est tu, remonter de ce qui est dit à ce qui est tu et en déduire une vue d’ensemble : rien de très original, mais une démarche toujours un peu glissante. Un magazine comme Sciences Humaines ne peut avoir l’ambition d’offrir une grande cohérence de pensée ; une enquête comme la nôtre risque d’unifier de force ce qui est essentiellement divers, ou au contraire d’opposer deux thèses certes contradictoires, mais qui ne sont pas réellement assumées simultanément, et demeurent donc insignifiantes. Avec ceci, nous avons procédé par échantillonnage, en ne consultant qu’une trentaine de numéros, soit environ un sur dix, répartis sur vingt ans ((. Nous ne prétendons pas faire ici oeuvre définitive, et ne nous priverons pas de suggérer quelques voies que nous n’explorerons pas. Un étudiant de master sera-t-il tenté de poursuivre de manière plus universitaire ? Nous tenons à sa disposition le matériau que nous avons rassemblé.)) . Pour nous en tenir à ce qui est accessible au public, nous n’avons pas cherché à contacter la rédaction.
Sciences Humaines est un mensuel, 5,50 € en juin 2011 pour 78 pages polychromes. Il propose toutes les tailles d’articles, du bref encart à la recension de quelques milliers de signes ou au dossier de plus de vingt pages. Comme tout magazine, Sciences Humaines offre en outre abondamment photographies et montages divers, souvent controuvés ou d’un goût parfois discutable. On dit qu’un bon dessin vaut mieux qu’un long discours, encore faut-il que le dessin soit bon ; dans le présent cas, le statut de l’illustration ne saute pas toujours aux yeux et mériterait étude. Succès remarquable, Sciences Humaines recourt peu à la publicité. Il s’agit alors de banques, de mutuelles et d’assurances pour fonctionnaires, en particulier de l’éducation nationale. Ceci, joint à l’importance accordée aux thèmes éducatifs, conduit à penser que le lectorat relève en bonne partie du corps professoral ou assimilé.
La maîtrise d’oeuvre du magazine est assurée par une dizaine de journalistes spécialisés à temps plein (cf. SH 10/2010, p. 4). Ils invitent très largement des auteurs extérieurs, souvent des professeurs d’université, éventuellement étrangers, ou des chercheurs du CNRS, parfois un peu connus. Tous font généralement preuve d’un réel esprit de synthèse et écrivent dans un style plutôt journalistique mais agréable. Rares sont les articles sans rien d’intéressant ou d’indirectement significatif ; de ce point de vue encore, Sciences Humaines est un magazine de qualité, ce que nos critiques ultérieures ne doivent pas conduire à oublier.
« Les professeurs de l’enseignement supérieur parlent aux professeurs de l’enseignement secondaire » : ainsi pourrait-on caractériser Sciences Humaines. Cela souligne l’intérêt d’une étude qui permet d’arpenter l’univers mental de ceux qui forment nos enfants.
Les thèmes majeurs
Premier constat : Sciences Humaines traite en permanence de psychologie et de sociologie. En passant, une citation de Lacan peut apporter une bouffée d’air désintéressé : « La guérison vient par surcroît » (GD 06–07-08/2009, p. 8) ; mais l’utilitarisme n’est jamais loin. Les psychothérapies se taillent une part de lion, signe qu’une vraie part du lectorat souffre au moins d’un certain vague-à‑l’âme ; cela révèle en passant les limites de la « culture de soi » (GD 06–07-08/2011, p. 3) : le mal-être contemporain conduit à une exploration égotiste qui confine au narcissisme, débouche sur l’identification de supposées pathologies, puis sur la recherche de « thérapies » qui puérilement se veulent à la pointe du progrès. Cela dénote enfin une conception bien mécaniste de l’esprit, les psychothérapies étant implicitement regardées comme susceptibles d’un progrès du même ordre et du même rythme que les traitements contre le cancer. « Les psychothérapies, au-delà de leur variété, mettent en oeuvre des mécanismes communs pour permettre au patient d’arriver au mieux-être, d’obtenir le changement » (HS 03–04-05/2000, p. 6). On notera en passant le recours à la notion de « mécanisme ». Ailleurs, on nous rappelle les vertus thérapeutiques de l’activité artistique : « L’art thérapie est peut-être aussi ancienne que l’existence humaine » (GD 06–07-08/2009, p. 60) ; mais Aristote parle de catharsis et non de thérapie, et Sciences Humaines n’a pas su discerner la nuance. De toute manière, l’efficacité reste le principal objectif : « Dans les années 1990, [Marsha Lenehan] a proposé un modèle pratique d’intervention chez les patients borderline en intégrant les théories comportementales concernant les compétences sociales, les théories cognitives, certains aspects de la psychanalyse, et des idées philosophiques venant du marxisme et du bouddhisme. Ce cocktail improbable semble efficace » (GD 06–07-08/2009, p. 49). Les résultats demeurent toutefois médiocres : « Les bleus de l’âme, un puzzle sans modèle. Malgré l’évolution de nos connaissances, les troubles mentaux restent en grande partie une énigme. Et la définition de l’individu “normal” ne progresse guère… » (GD 09–10-11/2010, p. 6). L’incapacité à penser le normal et l’anormal constitue de fait l’un des caractères de la postmodernité.
A côté des applications thérapeutiques, Sciences Humaines traite aussi de psychologie appliquée à la compréhension des enfants et des adolescents, avec des prolongements pédagogiques évidents. Cela vaut quelques justes réflexions sur le système scolaire. « Ecole : cette fois le niveau baisse vraiment ! » (SH 05/2009, p. 6) : on aurait pu s’en rendre compte avant 2009, mais ce constat vaut remise en cause, et partant ne manque pas de courage. Autres applications plus marginales de la psychologie : les méthodes de manipulation. Un dossier sur ce thème (SH 10/2008, pp. 32–49) propose un point intéressant, sans mentionner que des techniques telles que la programmation neurolinguistique (PNL) débouchent naturellement sur des procédés manipulatoires. On sent également Sciences Humaines assez perplexe devant le neuromarketing, « entre technique de vente et science humaine » (GD 03–04- 05/2011, p. 23 et pp. 59–63 ; voir aussi SH 10/2008, pp. 30–41). Dans le fond, les rédacteurs de Sciences Humaines savent bien que l’homme ne se ramène pas à un assemblage neuronal et vaut mieux qu’un consommateur. On ne peut que regretter qu’ils n’aillent pas au bout de cette intuition.
Sciences humaines propose également beaucoup de sociologie. Les contrées éloignées reviennent très régulièrement, avec des articles qui sentent le corrigé de l’exposé scolaire et manquent quelque peu d’air du large ; on se console avec les photographies des paysages, en attendant l’immanquable conclusion : toutes les civilisations méconnues gagnent à être connues, sauf la nôtre. Ainsi, en 2000, la Chine ne se « place qu’au rang de la Belgique au plan de la production industrielle » (SH 07/2000, p. 16) ; mais elle est appelée à jouer un rôle majeur par sa « capacité d’équilibrer l’immense puissance économique du Japon, et aussi parce que son “équipement politique” la met en position de “dire non” à l’Occident. » Sciences Humaines n’a rien deviné du double mouvement qui a fait de l’Empire du Milieu à la fois l’usine et la banque du monde, dans une situation démographique et éducative catastrophique.
Les questions internationales obligent à soulever certains problèmes, que Sciences Humaines juge délicats : « Pourquoi le simple fait de porter un uniforme permet-il d’échapper à la morale ordinaire qui condamne l’homicide ? » (SH 07/2011, p. 17). L’usage joint au simple bon sens permet d’apporter une première réponse qu’une philosophie politique plus élaborée corroborera ; mais les catégories intellectuelles du magazine ne lui permettent plus de distinguer le terroriste du soldat, problème considéré comme quasi insoluble : au passage, cela montre à quelles impasses conduit une conception de la société et de la sociologie, qui, voulant se passer du bien commun, perd avec lui les notions de communauté délimitée, de tout et de partie, d’intérieur et d’extérieur, et partant de défense.
Quant à l’économie, Sciences Humaines l’aborde par le biais des théories, présentées sans leur substrat mathématique, et avec des ouvertures plus libérales. Léon Walras et les néoclassiques se trouvent ainsi bien traités (cf. par exemple SH 04/2000, p. 46). Le magazine s’ouvre également sur l’entreprise, mal connue des professeurs mais qui fournit la matière de quelques réflexions parfois bienvenues. Un numéro sur la consommation (GD 03–04-05 2011) rassemble un matériau de qualité, sans parvenir à faire comprendre comment le consumérisme modèle notre meilleur des mondes, en voyant dans l’acte de consommer à la fois le moteur de l’économie et la fin ultime du citoyen consommateur, au service de la croissance. Même limite face à un autre fait troublant : notre monde se laisse façonner par l’omniprésence des ordinateurs et des réseaux, mais Sciences Humaines demeure serein face à l’explosion du numérique : « Démentant les inquiétudes des adultes, les enquêtes soulignent les usages créatifs et relationnels que les jeunes font de ces nouvelles technologies » (SH 05/2011, p. 44).
Sciences Humaines croit toutefois à quelques repères supérieurs. Il faut « Placer les droits de l’homme au sommet » (SH 06/2011, p. 68) ; cette contribution au problème de la légitimité d’un gouvernement contredit un article du même numéro, sur « L’universel à l’épreuve du droit » (SH 06/2011, pp. 28–31) ; mais notre magazine se trouve intellectuellement tout aussi mal outillé pour traiter de l’universel et du singulier. Quoi qu’il en soit, « sur le temps long, l’histoire de la démocratie a tout d’une contagion irrésistible. » (SH 05/2009, p. 35) Temps long ? Les références citées sont quasi toutes postérieures à 1945, et cela donne une idée de ce qu’est la durée pour Sciences Humaines. […]