Le tsunami arabe
Le prétendu « printemps arabe » a donné des idées aux éditeurs : il faut présenter rapidement des ouvrages qui attireront les lecteurs, en profitant de la vague de sympathie que les politiques et journalistes ont suscitée, et avant que la déception éventuelle ne fasse chuter cette bonne image. BHL en a profité pour faire une nouvelle auto-hagiographie romancée, Alain Badiou pour appliquer sa grille de lecture paléo-marxiste à un événement qu’il n’a guère eu le loisir d’étudier ; pour lui, « les soulèvements en cours dans le monde arabe […] sonnent, à l’échelle mondiale, le retour de la pensée et de l’action des politiques émancipatrices ». L’émancipation par l’islamisme, on connaît bien, grâce en soit rendue à Khomeiny et aux Talibans.
Fayard a eu la main plus heureuse avec un connaisseur prêt à fournir très vite près de 400 pages documentées. Pourquoi ce titre – Le Tsunami arabe –, et non « le printemps arabe », comme tout le monde, ou presque ? ((. Antoine Basbous, Le Tsunami arabe, Fayard, novembre 2011, 383 p., 19 €.)) Antoine Basbous constate dès les premières lignes que le choix des maîtres de l’information est astucieux mais qu’il ne convient pas. Il semble se référer à des précédents trop différents : soit au « printemps des peuples » de 1848, dont les lendemains, d’ailleurs, ne furent pas trop démocrates, ni en Europe centrale ni en France (Louis-Napoléon va vite laisser tomber la première partie de son prénom), soit au printemps de Prague, qui n’aboutit qu’avec un quart de siècle de retard, soit au triste printemps de Tiananmen, à Pékin, entre autres. Pour les amateurs d’histoire, à condition qu’ils ne soient pas allergiques au condamné à mort par l’épuration, le terme semble emprunté directement à Jacques Benoist-Méchin (1901–1983) qui, en 1958, publia un gros ouvrage intitulé Le printemps arabe chez Albin Michel. Mais ce printemps, cette nouvelle renaissance (après celle de la fin du XIXe siècle, marquée par la tentative d’inculturation, donc d’arabisation des principes politiques occidentaux par quelques intellectuels levantins) n’a rien à voir avec les événements qu’étudie Basbous. Séduit par les Grands Hommes, comme toujours, Ibn Séoud et Mustapha Kemal pour la région, Benoist-Méchin découvre l’avenir inattendu de l’ensemble arabe irrigué par le pétrole et modernisé par ses élites traditionnelles. Cela lui paraît tellement incroyable qu’il se demande s’il a fait son voyage (4 mois, tout de même) ou s’il a fait un rêve. Le caractère dépassé de ce livre, pourtant réédité, l’a fait oublier et on notera, pour preuve ou pour l’anecdote, que contrairement aux biographies des « Grands Hommes » précités, il ne figure pas dans la bibliothèque en ligne du Centre culturel algérien.
Oublions donc les références supposées et comprenons que le terme de « printemps » a été choisi par la classe des journalistes, suivie par celle des hommes politiques, d’abord parce qu’il sonnait bien et ensuite comme élément d’une désinformation volontaire. En ce temps de crise économique, politique et de crainte envers les « Arabes », « printemps » apporte une touche positive ; il évoque le début d’une éclosion, dont les fruits, inch’allah, seront fabuleux. Il permet d’occulter ce qui est aussi la réalité : des morts, en grand nombre, des manifestations qui tournent mal, et dont la spontanéité est très incertaine (on découvre aujourd’hui que tel leader de la révolte égyptienne a été formé au centre Canvas, financé par les Etats-Unis, avec d’autres Arabes impliqués dans les prétendus printemps), des profiteurs qui envoient les naïfs (les idiots utiles ?) en première ligne face aux forces de sécurité.
A « printemps » on a souvent ajouté « peuples », ce qui donne un aspect vraiment révolutionnaire : c’est le cas de Nicolas Sarkozy devant le CRIF (il a bien choisi son auditoire) en février 2011 (hors saison, encore une fois), qui évoquait « le printemps des peuples arabes ». Implicitement, l’expression signifie que le monde arabe (les entités non-arabes qu’il inclut, comme les Coptes d’Egypte, sont oubliées) était en hibernation depuis … depuis quand, au juste ? Depuis le Prophète, depuis la mort d’Ali, la chute de l’Andalousie, la colonisation, la fin du Califat… ? Et après ce sommeil hivernal, viendrait ce printemps arabe porteur d’une démocratisation que l’on attend depuis qu’on connaît la fin de l’Histoire. Notons que Sarkozy reprenait, mais probablement sans le savoir, une expression utilisée par G. W. Bush, à propos des premières élections en Irak « libéré » (élections fort peu démocratiques au demeurant), et des manifestations anti-syriennes au Liban, en 2005.
Antoine Basbous a donc écarté la qualification devenue officielle ; il a préféré « tsunami » probablement, d’abord, parce que c’est moins malhonnête que les harmoniques du printemps, ensuite parce que le mot de tsunami peut être parlant pour le public qui se souvient d’images terrifiantes, enfin parce que, selon lui, il s’agit d’un ensemble de révoltes portées par une lame de fond profonde et irrésistible traduisant un séisme qu’on n’avait pas vu venir. Le président yéménite Ali Saleh, en voie de quitter le pouvoir, refusera aussi le mot de révolution pour s’en tenir à la métaphore géologique de « séisme ». Toutefois, tsunami a un aspect catastrophique qui peut rendre le propos inquiétant : en rejetant le mépris (« hogra », mot que l’on a retrouvé un peu partout, dans les manifestations) que leur témoignaient leurs dirigeants auxquels ils criaient aussi « dégage ! », les peuples arabes seraient sur le chemin difficile de la libération.
Antoine Basbous présente un avantage évident sur les autres auteurs : il connaît fort bien la région, et ses fiches sont toujours prêtes. Fondateur et directeur de l’Observatoire du Monde arabe, à Paris, il suit depuis une vingtaine d’années tout ce qui se passe dans la région. Pour écrire ce livre, il lui a fallu principalement sélectionner dans ses notes, ce qui a été globalement bien fait. Quelques faiblesses relèvent de la hâte à mettre les documents en forme : la même phrase utilisée à trois pages d’intervalle (pp. 210 et 213), le même événement qualifié successivement d’assassinat (p. 222), puis d’élimination (p. 225), et d’exécution (même page), ce qui comporte des nuances.
Mais, sachant de quoi il parle, Basbous apporte beaucoup au lecteur. Un premier chapitre (« les raisons de la colère ») relève les causes des soulèvements, souvent proches, mais dans des proportions variables. Clanisme, tribalisme, corruption inouïe, ambitions dynastiques, interventions et refus d’intervention étrangers se mêlent à des causes personnelles et locales. Ce n’est pas la chanson que l’on nous a répétée en boucle pendant une année… Puis l’essentiel du livre est consacré à l’étude de « six peuples en quête d’avenir », ce qui est plus dans le ton habituel, sauf qu’une surprise apparaît : après la Tunisie, l’Egypte, le Yémen, la Libye et la Syrie, où la révolte a effectivement sévi (Bahreïn a été un peu vite expédié auparavant), le dernier, donc, est l’Arabie, auquel l’auteur a déjà consacré deux livres. Faut-il y voir une prophétie ? Bien sûr, les motifs de révolte y existent, pour une partie majoritaire de la population, femmes, chiites, semi-esclaves étrangers en tête. Mais les moyens et les bonnes raisons de les écarter tout autant. Le dernier chapitre, « Un paysage recomposé », fait une place au Maroc et à l’Algérie (déjà présentée avec précision dans le premier chapitre) et aux trois Etats non arabes de la région, Iran, Turquie et Israël.
Au total, les non-spécialistes trouveront beaucoup de révélations, et les autres des rappels, des mises au point utiles, malgré quelques imprécisions et obscurités dues au manque de temps. L’auteur voue une haine évidente aux dictateurs renversés ou en voie de l’être, mais n’ignore nullement les lendemains qui déchantent. On lui saura gré d’avoir « prévu » la double victoire des islamistes aux élections tunisiennes et égyptiennes, et surtout les conséquences de l’irruption des hyper-islamistes, baptisés globalement salafistes, dans le jeu politique : ils transforment ainsi les Frères Musulmans en « islamistes modérés », nouvelle appellation à la mode, dont on ne retient que le second terme. Le Monde analysera ainsi Ennahda, en Tunisie, comme un parti de « centre droit » : Ghannouchi serait le Borloo de Tunis ! Heureusement, la secrétaire d’Etat Jeannette Bougrab a démonté la manoeuvre en affirmant, au grand dam du premier ministre français, qu’il « n’y avait pas d’islamisme modéré ». Et, au lendemain des élections égyptiennes, les Frères musulmans recevaient officiellement un représentant des Etats-Unis, annonçant sa volonté de coopérer avec ces « modérés ».
Basbous consacre une longue étude à la Syrie, qui doit faire grincer des dents … au Liban. Très sévère avec les élites de son pays d’origine, l’auteur s’en prend avec force au nouveau Patriarche maronite, ce qui choquera violemment les « aounistes », actuellement au gouvernement qu’ils menacent de quitter à tout instant. Il est vrai que les discours de Sa Béatitude semblent tout à la gloire du régime syrien ; mais Mgr Raï a pris l’habitude de les démentir, de les faire réinterpréter de manière souvent plus obscure que la version originelle, ce qui facilite critiques et accusations fielleuses.
En conclusion, Basbous se veut modérément pessimiste (ou optimiste, si l’on veut) : un déferlement des « barbus » lui paraît relever du fantasme ; l’Armée serait en ce cas amenée, comme presque toujours, à jouer un rôle de tuteur du pays. Mais une « démocratisation » à l’occidentale lui paraît relever d’un fantasme semblable. Toutefois, si elle est d’un bel effet, sa confiance finale dans la jeunesse des pays arabes et les outils d’Internet paraît un peu trop relever du « happy end » cher aux éditeurs.