Lecture : Les sophismes de l’expert
Bernard Edelman a consacré un livre au procès qui opposa en 1926 un collectionneur américain, Edward Steichen, et les avocats de la milliardaire Mrs Harry Payne Whitney, fondatrice du musée homonyme, aux douanes des Etats-Unis. Celles-ci avaient appliqué le tarif prévu pour les articles manufacturés à une oeuvre de Brancusi portant le titre Oiseau dans l’espace qui, si on l’avait tenu pour une sculpture, aurait été exonéré ((. Bernard Edelman, L’adieu aux arts, L’Herne, 2011. Le livre était déjà paru chez Aubier-Flamarion en 2000.)) . Comment une telle méprise avait-elle été possible ? Mais, au fait, était-ce une méprise ? L’inspecteur des douanes n’avait pas perçu le prétendu « oiseau » comme étant manifestement une oeuvre d’art. Or on ne peut reprocher à un fonctionnaire qui n’est pas professeur d’esthétique de prendre ses décisions en fonction des caractéristiques évidentes des objets. Cette évidence était-elle toujours d’actualité ? On verra en tout cas qu’elle n’était pas remplacée, chez le juge, les avocats, les témoins et Bernard Edelman lui-même, par des idées beaucoup plus claires que celles du douanier au sujet de l’art et de sa définition. Saurait-on répondre à cette question que le problème trouverait ipso facto sa solution mais c’était impossible car tout ce petit monde confondait l’art et le beau. On peut définir le premier, mais pas le second dont la position est axiomatique : il est la cause de l’émotion sui generis, dite « esthétique ».
Le pouvoir judiciaire ne saurait se substituer au critique d’art pour juger la valeur esthétique d’une oeuvre et la déclarer « belle », c’est-à-dire réussie, ou pas ; il peut seulement décider que tel objet entre ou non dans la catégorie des oeuvres d’art. Encore faudrait-il disposer d’une définition consensuelle de cette dernière grâce à laquelle le tribunal se prononcerait sur l’être de la chose en dehors de tout jugement de valeur. Les défenseurs du non-art contemporain prétendent qu’une telle définition est introuvable. J’en ai pourtant proposé une : « L’oeuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes source de plaisir esthétique ». Il faut y ajouter que, dans le cas de la peinture et de la sculpture, les « formes » en question sont inspirées en grande partie par le visible ((. Tous ces problèmes théoriques sont examinés dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et Renouveau, Editions de Paris, Versailles, 2006.)) . Non sans raison, l’inspecteur des douanes ne s’est pas posé de questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comme l’a montré Wittgenstein, s’il y a des notions qui sont difficiles à définir, on peut néanmoins les utiliser en risquant assez peu de se tromper. Il suffit de constater qu’elles recouvrent des objets qui ont en commun un « air de famille ». Notre homme voyait tous les jours passer sous ses yeux des oeuvres d’art incontestables. L’oiseau de Brancusi ne partageait avec elles aucun air de famille. Si la Cour de justice ne se contentait pas du critère de Wittgenstein, il lui aurait fallu la définition ci-dessus, seul moyen de clarifier un débat inextricablement embrouillé comme le montrent les longues citations qu’en donne Edelman. On y voit des témoins, convoqués à la barre à cause de leur autorité en matière artistique, se contredire grossièrement d’une réponse à l’autre comme dans le passage suivant : « Question : la Cour vous a demandé si vous appeliez ceci un oiseau. Mais si Brancusi l’avait appelé “tigre”, vous l’appelleriez “tigre” vous aussi ? Réponse : Non. Le juge : S’il l’avait intitulé “animal en suspension”, l’auriez-vous appelé “animal en suspension” ? R. Non. Le juge : Vous voulez dire que vous appelez ceci “oiseau” parce que c’est le titre que lui a donné l’artiste ? R. Oui Monsieur le Président. Q. : S’il lui avait donné un autre titre, vous le nommeriez du titre qu’il lui aurait donné ? R. : Certainement » (pp. 139–140). […]