Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Limore Yagil et l’histoire des « années noires »

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Même si elle a la vie dure, l’image d’une France pétai­niste, anti­sé­mite, col­la­bo­ra­tion­niste, dans laquelle en par­ti­cu­lier les catho­liques sont, avec leur chef Pie XII, res­tés silen­cieux devant les dépor­ta­tions des juifs, est trop simple pour être vraie. Dans le troi­sième et der­nier volume de son ouvrage consa­cré au sau­ve­tage des Juifs ((. Limore Yagil, La France terre de refuge et de déso­béis­sance civile (1936–1944), Exemple du sau­ve­tage des Juifs, tome 3, Impli­ca­tion des milieux catho­liques et pro­tes­tants. L’aide des résis­tants, Cerf, nov. 2011, 38 €.)) , pré­cis et très docu­men­té (l’auteur cite constam­ment les archives, à l’étranger, natio­nales, dépar­te­men­tales dio­cé­saines, reli­gieuses…), Limore Yagil, refu­sant de véhi­cu­ler des cli­chés ana­chro­niques et/ ou idéo­lo­giques, sou­ligne avant tout la néces­si­té de se repla­cer dans le contexte de l’époque : on pou­vait en effet à la fois véné­rer le maré­chal Pétain, res­pec­ter le pou­voir éta­bli et avoir le cou­rage de déso­béir à sa hié­rar­chie et au pou­voir poli­tique pour sau­ver des juifs et pour refu­ser l’inacceptable (p. 192). Cette com­plexi­té, qui n’est sans doute pas du goût de cer­tains his­to­riens, est pour­tant la réa­li­té des années 1940 où il était « par­fois plus facile et sou­vent plus avan­ta­geux pour les vic­times d’agir dis­crè­te­ment. […] Face aux atro­ci­tés nazies, la diplo­ma­tie pon­ti­fi­cale inter­ve­nait dis­crè­te­ment et Pie XII se refu­sa à toute prise de posi­tion publique pour ne pas pro­vo­quer de nou­veaux éclats » (p. 39). Il ne faut pas confondre le silence de l’Eglise catho­lique avec un manque d’activité et d’initiative en faveur des juifs, insiste-t-elle (p. 52), le silence de bon nombre d’évêques et arche­vêques ne devant pas nous faire perdre de vue qu’ils ont majo­ri­tai­re­ment encou­ra­gé et aidé per­son­nel­le­ment les dif­fé­rentes ini­tia­tives en faveur des juifs dans leur dio­cèse (pp. 300–301).
Et si l’attitude des évêques qui ont ripos­té publi­que­ment face aux rafles de 1942 est connue du grand public, celle des autres pré­lats ayant oeu­vré en faveur des juifs dans une grande dis­cré­tion reste tota­le­ment mécon­nue, par­fois même volon­tai­re­ment occul­tée, comme le constate l’auteur par exemple pour le dio­cèse d’Annecy, où « les his­to­riens spé­cia­listes de cette région tentent d’effacer toute trace » de l’activité de Mgr Ces­bron (p. 63), dont témoignent pour­tant un cer­tain nombre d’archives.
L’auteur insiste à plu­sieurs reprises sur cette dis­cré­tion, cette pru­dence et cette réserve adop­tées par les évêques, atti­tudes qui ont per­mis d’encourager des actes concrets de sou­tien sans éveiller les soup­çons des Alle­mands ou des auto­ri­tés de Vichy (cf. par exemple Mgr Costes à Angers, pp. 129–130).
Une grande par­tie de l’ouvrage est ain­si consa­crée à la hié­rar­chie catho­lique, au cler­gé, aux ins­ti­tu­tions. L’auteur y étu­die l’un après l’autre la plu­part des pro­vinces et dio­cèses (l’étude n’est pas exhaus­tive, les archives étant inexis­tantes ou inac­ces­sibles pour cer­tains dio­cèses), au sein des­quels de nom­breuses per­sonnes et non pas seule­ment quelques « justes » recon­nus comme tels par l’Etat d’Israël ont aidé d’une façon ou d’une autre au « sau­ve­tage » des juifs : aide finan­cière (notam­ment dans le dio­cèse de Tou­louse, où des fonds sont accor­dés direc­te­ment par le Vati­can pour secou­rir les réfu­giés, voir p. 89), faux cer­ti­fi­cats de bap­tême en de nom­breux pres­by­tères, fausses pièces d’identité (cer­tains évê­chés étant de véri­tables offi­cines en la matière, voir par ex. Valence p. 67), héber­ge­ment d’enfants et de familles mena­cés dans des ins­ti­tu­tions reli­gieuses et chez des par­ti­cu­liers… De fait, « l’aide aux juifs débu­ta bien avant les décla­ra­tions épis­co­pales de l’été 1942. On observe un véri­table effort d’aide aux juifs inter­nés, un tra­vail de sau­ve­tage, de mise à l’abri, de pro­tec­tion des enfants et des familles juives. De nom­breux pres­by­tères, à la cam­pagne ou en ville, des mai­sons reli­gieuses, des congré­ga­tions et des ins­ti­tu­tions […] ouvraient tout natu­rel­le­ment leurs portes devant les juifs per­sé­cu­tés (pp. 144–145).
Les pro­tes­tants éga­le­ment furent impli­qués dans cette aide, mais là encore L. Yagil cherche à ne pas reprendre et faire durer les idées toutes faites. Il n’est en effet pas pos­sible de géné­ra­li­ser en affir­mant que « les pro­tes­tants étaient essen­tiel­le­ment atta­chés aux valeurs répu­bli­caines et que cet atta­che­ment les inci­ta à aider les juifs pour­chas­sés » (p. 196) et de par­ler de pré­co­ci­té de leur réac­tion face à la poli­tique anti­sé­mite. L’auteur évoque notam­ment l’existence d’une droite pro­tes­tante, avec en par­ti­cu­lier l’association Sul­ly, très proche de l’Action fran­çaise, implan­tée sur­tout dans le Midi et à Paris, à l’impact bien réel, et dont les colonnes du jour­nal étaient nour­ries de natio­na­lisme et d’antisémitisme y com­pris durant la seconde guerre mon­diale. « Il est bien com­mode aux his­to­riens d’ignorer l’histoire de cette asso­cia­tion et les liens de ses membres avec le régime de Vichy ou les col­la­bo­ra­tion­nistes » (ibid.). De même que pour les catho­liques, elle met en avant l’importance du contexte qui n’empêche pas les pas­teurs de res­pec­ter l’ordre éta­bli (ce encore en fonc­tion des lieux et des per­sonnes) tout en orga­ni­sant avec l’aide de la pré­fec­ture et de la mai­rie et par­fois de cer­tains catho­liques la pro­tec­tion des juifs (elle sou­ligne en par­ti­cu­lier l’importance des pas­teurs suisses en France et en pays hel­vé­tique). Il n’y eut pas, affirme-t-elle éga­le­ment, de pro­tes­ta­tion col­lec­tive des pas­teurs, de même que « tous les pas­teurs en France ne furent pas soli­daires de Juifs en ver­tu du sou­ve­nir de la per­sé­cu­tion des ancêtres hugue­nots » (p. 236). De même encore qu’il est erro­né d’affirmer que les dépar­te­ments de la « zone pro­tes­tante » (Haute-Loire, Drôme, Lozère) détiennent la palme des terres de refuge pour les juifs (p. 290). Cela ne mini­mise en rien, d’ailleurs, l’action menée par de nom­breux pro­tes­tants, mais doit être dit pour se confor­mer à la réa­li­té.
Troi­sième volet enfin, les résis­tants. « Contrai­re­ment à une idée reçue, le pas­sage des résis­tants de la parole à l’acte contre le régime au nom de la fra­ter­ni­té, de la jus­tice, des valeurs répu­bli­caines ne signi­fiait pas que l’on s’unissait pour sau­ver des juifs per­sé­cu­tés ou inter­nés » (p. 238). Aucun mou­ve­ment ou réseau de résis­tance en France n’a pris la déci­sion d’organiser la pro­tec­tion des juifs ou d’empêcher le départ des trains rem­plis de familles juives à des­ti­na­tion de l’Est ; à de très rares excep­tions près, la Résis­tance ne s’est pas asso­ciée à l’aide aux juifs, son éner­gie était concen­trée sur un seul objec­tif : la libé­ra­tion du ter­ri­toire. Les résis­tants ayant effec­ti­ve­ment aidé les juifs sont une mino­ri­té (p. 237) ayant agi à titre indi­vi­duel. L. Yagil s’attache donc rapi­de­ment à décrire un à un ceux des réseaux qui ont effec­ti­ve­ment par­ti­ci­pé à ces actions. Ain­si le réseau Renard dans la région de Poi­tiers (cf. p. 268), le réseau Etoile dans la région de Limoges consti­tué en majo­ri­té de prêtres du cler­gé de Poi­tiers, le groupe Mas­se­ron ou le réseau Ven­geance dans les dépar­te­ments du Cal­va­dos et de l’Eure, tota­le­ment mécon­nus. L’auteur indique en effet que, mal­gré les mil­liers d’études sur la résis­tance, les pre­mières ini­tia­tives de résis­tance, qui sont en réa­li­té celles qui ont contri­bué dès 1940 à secou­rir les juifs, ont été délais­sées par l’histoire de la Résis­tance, deve­nue un enjeu poli­tique. L’ensemble de l’ouvrage, et pas seule­ment ce der­nier volume, est pas­sion­nant pour qui veut appro­fon­dir cette période des « années noires », sans craindre de voir ébran­lées quelques convic­tions.

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