Lecture : Limore Yagil et l’histoire des « années noires »
Même si elle a la vie dure, l’image d’une France pétainiste, antisémite, collaborationniste, dans laquelle en particulier les catholiques sont, avec leur chef Pie XII, restés silencieux devant les déportations des juifs, est trop simple pour être vraie. Dans le troisième et dernier volume de son ouvrage consacré au sauvetage des Juifs ((. Limore Yagil, La France terre de refuge et de désobéissance civile (1936–1944), Exemple du sauvetage des Juifs, tome 3, Implication des milieux catholiques et protestants. L’aide des résistants, Cerf, nov. 2011, 38 €.)) , précis et très documenté (l’auteur cite constamment les archives, à l’étranger, nationales, départementales diocésaines, religieuses…), Limore Yagil, refusant de véhiculer des clichés anachroniques et/ ou idéologiques, souligne avant tout la nécessité de se replacer dans le contexte de l’époque : on pouvait en effet à la fois vénérer le maréchal Pétain, respecter le pouvoir établi et avoir le courage de désobéir à sa hiérarchie et au pouvoir politique pour sauver des juifs et pour refuser l’inacceptable (p. 192). Cette complexité, qui n’est sans doute pas du goût de certains historiens, est pourtant la réalité des années 1940 où il était « parfois plus facile et souvent plus avantageux pour les victimes d’agir discrètement. […] Face aux atrocités nazies, la diplomatie pontificale intervenait discrètement et Pie XII se refusa à toute prise de position publique pour ne pas provoquer de nouveaux éclats » (p. 39). Il ne faut pas confondre le silence de l’Eglise catholique avec un manque d’activité et d’initiative en faveur des juifs, insiste-t-elle (p. 52), le silence de bon nombre d’évêques et archevêques ne devant pas nous faire perdre de vue qu’ils ont majoritairement encouragé et aidé personnellement les différentes initiatives en faveur des juifs dans leur diocèse (pp. 300–301).
Et si l’attitude des évêques qui ont riposté publiquement face aux rafles de 1942 est connue du grand public, celle des autres prélats ayant oeuvré en faveur des juifs dans une grande discrétion reste totalement méconnue, parfois même volontairement occultée, comme le constate l’auteur par exemple pour le diocèse d’Annecy, où « les historiens spécialistes de cette région tentent d’effacer toute trace » de l’activité de Mgr Cesbron (p. 63), dont témoignent pourtant un certain nombre d’archives.
L’auteur insiste à plusieurs reprises sur cette discrétion, cette prudence et cette réserve adoptées par les évêques, attitudes qui ont permis d’encourager des actes concrets de soutien sans éveiller les soupçons des Allemands ou des autorités de Vichy (cf. par exemple Mgr Costes à Angers, pp. 129–130).
Une grande partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à la hiérarchie catholique, au clergé, aux institutions. L’auteur y étudie l’un après l’autre la plupart des provinces et diocèses (l’étude n’est pas exhaustive, les archives étant inexistantes ou inaccessibles pour certains diocèses), au sein desquels de nombreuses personnes et non pas seulement quelques « justes » reconnus comme tels par l’Etat d’Israël ont aidé d’une façon ou d’une autre au « sauvetage » des juifs : aide financière (notamment dans le diocèse de Toulouse, où des fonds sont accordés directement par le Vatican pour secourir les réfugiés, voir p. 89), faux certificats de baptême en de nombreux presbytères, fausses pièces d’identité (certains évêchés étant de véritables officines en la matière, voir par ex. Valence p. 67), hébergement d’enfants et de familles menacés dans des institutions religieuses et chez des particuliers… De fait, « l’aide aux juifs débuta bien avant les déclarations épiscopales de l’été 1942. On observe un véritable effort d’aide aux juifs internés, un travail de sauvetage, de mise à l’abri, de protection des enfants et des familles juives. De nombreux presbytères, à la campagne ou en ville, des maisons religieuses, des congrégations et des institutions […] ouvraient tout naturellement leurs portes devant les juifs persécutés (pp. 144–145).
Les protestants également furent impliqués dans cette aide, mais là encore L. Yagil cherche à ne pas reprendre et faire durer les idées toutes faites. Il n’est en effet pas possible de généraliser en affirmant que « les protestants étaient essentiellement attachés aux valeurs républicaines et que cet attachement les incita à aider les juifs pourchassés » (p. 196) et de parler de précocité de leur réaction face à la politique antisémite. L’auteur évoque notamment l’existence d’une droite protestante, avec en particulier l’association Sully, très proche de l’Action française, implantée surtout dans le Midi et à Paris, à l’impact bien réel, et dont les colonnes du journal étaient nourries de nationalisme et d’antisémitisme y compris durant la seconde guerre mondiale. « Il est bien commode aux historiens d’ignorer l’histoire de cette association et les liens de ses membres avec le régime de Vichy ou les collaborationnistes » (ibid.). De même que pour les catholiques, elle met en avant l’importance du contexte qui n’empêche pas les pasteurs de respecter l’ordre établi (ce encore en fonction des lieux et des personnes) tout en organisant avec l’aide de la préfecture et de la mairie et parfois de certains catholiques la protection des juifs (elle souligne en particulier l’importance des pasteurs suisses en France et en pays helvétique). Il n’y eut pas, affirme-t-elle également, de protestation collective des pasteurs, de même que « tous les pasteurs en France ne furent pas solidaires de Juifs en vertu du souvenir de la persécution des ancêtres huguenots » (p. 236). De même encore qu’il est erroné d’affirmer que les départements de la « zone protestante » (Haute-Loire, Drôme, Lozère) détiennent la palme des terres de refuge pour les juifs (p. 290). Cela ne minimise en rien, d’ailleurs, l’action menée par de nombreux protestants, mais doit être dit pour se conformer à la réalité.
Troisième volet enfin, les résistants. « Contrairement à une idée reçue, le passage des résistants de la parole à l’acte contre le régime au nom de la fraternité, de la justice, des valeurs républicaines ne signifiait pas que l’on s’unissait pour sauver des juifs persécutés ou internés » (p. 238). Aucun mouvement ou réseau de résistance en France n’a pris la décision d’organiser la protection des juifs ou d’empêcher le départ des trains remplis de familles juives à destination de l’Est ; à de très rares exceptions près, la Résistance ne s’est pas associée à l’aide aux juifs, son énergie était concentrée sur un seul objectif : la libération du territoire. Les résistants ayant effectivement aidé les juifs sont une minorité (p. 237) ayant agi à titre individuel. L. Yagil s’attache donc rapidement à décrire un à un ceux des réseaux qui ont effectivement participé à ces actions. Ainsi le réseau Renard dans la région de Poitiers (cf. p. 268), le réseau Etoile dans la région de Limoges constitué en majorité de prêtres du clergé de Poitiers, le groupe Masseron ou le réseau Vengeance dans les départements du Calvados et de l’Eure, totalement méconnus. L’auteur indique en effet que, malgré les milliers d’études sur la résistance, les premières initiatives de résistance, qui sont en réalité celles qui ont contribué dès 1940 à secourir les juifs, ont été délaissées par l’histoire de la Résistance, devenue un enjeu politique. L’ensemble de l’ouvrage, et pas seulement ce dernier volume, est passionnant pour qui veut approfondir cette période des « années noires », sans craindre de voir ébranlées quelques convictions.