Masques citoyens et nomadisme planétaire. La critique du libéralisme « de gauche » selon Jean-Claude Michéa
La « gauche » a longtemps été réputée avoir non seulement le monopole du coeur mais aussi celui de la pensée. Sous sa houlette seraient conjointes la justice sociale et l’inventivité politique. Face au conservatisme obtus, elle représenterait le mouvement en avant conforme au sens de l’histoire, celui qui tend à réaliser à la fois le souhaitable et l’inévitable. « Ce qui est politiquement efficace est moralement juste » disait le marxiste Bernal.
Selon Jean-Claude Michéa qui le cite, les principes du « socialisme scientifique » font « avancer l’histoire dans la direction qui est déjà la sienne » ((. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Editions Climats, octobre 2011, 357 p., 20 €.)) . La gauche a longtemps été le lieu de l’alliance entre le mouvement ouvrier et le libéralisme. Alliance justifiée par le soutien commun à l’industrialisme capitaliste qui pour les libéraux était un but en soi et, pour les marxistes, créait la future « base matérielle du socialisme » (p. 172). La gauche se considérait comme le parti des esprits qui voient loin, ce qu’on appellera plus tard les intellectuels. Victor Hugo, dont on connaît les vaticinations progressistes, en fut un représentant avant la lettre. Cette façon de comprendre l’opposition gauche/droite, tout à l’avantage de la première, allait si bien de soi qu’elle était intériorisée même par les tenants de la seconde. Depuis peut-être vingt ans, ces évidences sont en train de s’effriter.
Des coups très durs leur ont été portés par Pierre-André Taguieff, Philippe Muray, Alain Finkielkraut et en général par cette pléiade de penseurs dénoncés dans le petit livre de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre (2002). Parmi eux, Jean-Claude Michéa justement qui, dans son dernier ouvrage, parachève le travail de démolition des préjugés concernant la bipolarisation de la scène des idées. J’en suis d’autant plus ravi que j’ai depuis longtemps soutenu les thèses suivantes :
1) L’opposition gauche/droite est obsolète. Aux historiens de nous dire depuis quand.
2) Ce qu’il en reste relève uniquement de la rhétorique.
3) Il est vital pour les tenants de l’ordre établi de faire croire que la rivalité gauche/droite continue à recouvrir un conflit réel. Ainsi peut se perpétuer la division du travail entre les deux dans le cadre de ce qu’on appelle l’alternance.
4) Appartient à la droite le politicien qui fait semblant d’être de droite et à la gauche celui qui fait semblant d’être de gauche.
Le politicien qui se dit de gauche est, cependant, idéologiquement hégémonique. La gauche dont il se réclame se vantant d’être le parti du mouvement et de l’avenir, il est davantage en accord avec les idées propres à la bourgeoisie qui bouleversent en permanence les rapports sociaux et les valeurs associées à ces rapports. Aussi la domination idéologique de la gauche constituait-elle une réalité stable que les fluctuations des sondages et des résultats électoraux ne pouvaient affecter. C’est encore le cas aujourd’hui. Certains mots de la langue de bois politicienne masquent, tout en la trahissant, la soumission de la droite au magistère de la gauche : « républicain » étant le principal.
Maurice Druon disait : « En France il existe deux partis de gauche dont l’un par convention s’appelle de droite » (p. 177). Michéa ne manque pas, cependant, d’expliquer pourquoi il s’agit en fait d’une prétendue gauche sur laquelle le peuple ne peut compter pour opérer une transformation fondamentale de la société. Son travail de démystification s’appuie sur des faits, souvent oubliés, des arguments, souvent nouveaux, et une ironie très fine. La polémique de Michéa n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il met à nu les illusions des naïfs savants en remarquant, par exemple, que « l’appel des partis de droite à défendre le “patriotisme” ou les “valeurs traditionnelles” n’est qu’une aimable plaisanterie électorale (que seuls les universitaires de gauche sont encore capables de prendre au sérieux) » (p. 111). Sur d’autres points, plutôt que de recourir à une réfutation en forme, il se contentera de glisser à l’occasion dans son propre discours certains mots de passe de la bienpensance (citoyen, (anti)raciste, nauséabond, républicain). Le comique de répétition est alors irrésistible. Qui dira les connotations déplaisantes qui s’attachent désormais au mot « citoyen » comme dans les syntagmes : « artiste citoyen » « indignation citoyenne » ? Elles lui sont venues de l’usage stéréotypé qu’en ont fait les publicistes politiquement corrects si nombreux dans les médias. En faire la satire est oeuvre de salubrité publique. […]