Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 115 : Une culture de la culpa­bi­li­té

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Loin des pers­pec­tives de récon­ci­lia­tion entre l’Eglise et le « monde de ce temps » c’est le thème du rela­ti­visme et de sa « dic­ta­ture » qui est aujourd’hui une pré­oc­cu­pa­tion majeure. La socié­té post­mo­derne n’est guère accueillante, elle va même au-delà de l’indifférence de masse envers la reli­gion, par­ti­cu­liè­re­ment dans les pays d’ancienne chré­tien­té euro­péenne. Elle est même en pleine guerre cultu­relle, avec pour armes le dis­cours sophis­tique, la mani­pu­la­tion séman­tique, l’intimidation, la cor­rup­tion morale, l’exclusion, sans cepen­dant omettre la contrainte légale. Dans toute guerre psy­cho­lo­gique, la culpa­bi­li­sa­tion est une arme pri­vi­lé­giée. Elle tend à miner le moral de l’adversaire non seule­ment en le fai­sant dou­ter de sa cause mais en insuf­flant en lui la honte de la défendre, et ain­si obte­nir sans effort sa mise hors de com­bat. L’Art de la guerre de Sun Tzu posait ce prin­cipe : « Il faut plu­tôt sub­ju­guer l’ennemi sans don­ner bataille : ce sera là le cas où plus vous vous élè­ve­rez au-des­sus du bon, plus vous appro­che­rez de l’incomparable et de l’excellent ». De là, à toute époque, le rôle des agents d’influence char­gés de convaincre de l’inutilité de pour­suivre la lutte per­due d’avance alors quecouverture-115 conces­sions ou red­di­tion négo­ciée per­met­traient de sau­ver vies et biens. La nou­veau­té moderne est d’avoir uti­li­sé le pro­cé­dé dans une pers­pec­tive pré­ven­tive. L’important n’est pas de faire ces­ser le com­bat, mais d’anéantir l’idée même de com­bat au béné­fice de la pas­si­vi­té. L’époque des Lumières avait déjà per­mis de véri­fier à quel point pou­vait être effi­cace la désta­bi­li­sa­tion intel­lec­tuelle et morale préa­lable à l’accès au pou­voir d’une nou­velle classe révo­lu­tion­naire. La stra­té­gie de Gram­sci s’est clai­re­ment ins­pi­rée de ce pré­cé­dent. Elle a théo­ri­sé la sape des assises morales de la socié­té à abattre en s’en pre­nant à ses élites, cher­chant à délé­gi­ti­mer a prio­ri leurs convic­tions, à obte­nir l’adhésion à la culture sub­ver­sive avant d’envisager le recours éven­tuel à la vio­lence phy­sique : une « guerre de posi­tions » préa­lable à une hypo­thé­tique et pro­ba­ble­ment inutile « guerre de mou­ve­ment ». Dans cette entre­prise, jeter le soup­çon sur les valeurs éta­blies tient une place essen­tielle. (Elle peut néan­moins se retour­ner contre ceux qui l’utilisent, comme Augus­to Del Noce l’a bien mon­tré à pro­pos de Gram­sci, consi­dé­rant qu’à force de jeter le doute il s’est fait le fos­soyeur de l’idée révo­lu­tion­naire elle-même. Mais cela est une autre ques­tion.)
Une méthode ana­logue a été employée à grande échelle dans l’Allemagne d’après-guerre, avec la mise en oeuvre de la déna­zi­fi­ca­tion (Ent­na­zi­fi­zie­rung), mise au point par des membres de l’Ecole de Franc­fort réfu­giés aux Etats-Unis, en vue de para­ly­ser dans l’oeuf le bel­li­cisme ger­ma­nique et toute la chaîne de ses causes et condi­tions sup­po­sées. Ce pro­gramme s’est tra­duit par une dépré­cia­tion sys­té­ma­tique des ver­tus mili­taires tra­di­tion­nelles de l’Allemagne, telles que le cou­rage, l’héroïsme, le patrio­tisme, mais aus­si de la légi­ti­mi­té des struc­tures fami­liales et des modes de vie tra­di­tion­nels consi­dé­rés comme leur foyer natu­rel. Même frei­né par les contre­coups de la Guerre froide, ce pro­jet reste une grande ten­ta­tive de culpa­bi­li­sa­tion de masse à vue pré­ven­tive (cf. Ador­no et al., Etudes sur la per­son­na­li­té auto­ri­taire, Allia, 2007).
D’autres stra­té­gies cultu­relles, mises en oeuvre sous nos yeux, sont plus com­plexes du fait qu’elles ne reposent pas sur une orga­ni­sa­tion cen­tra­li­sée (comme pou­vait l’être le par­ti com­mu­niste dans la pen­sée de Gram­sci) ou ne résultent d’aucune mis­sion offi­cielle sou­te­nue par des puis­sances mili­taires vic­to­rieuses, comme ce fut le cas pour la déna­zi­fi­ca­tion ; à l’inverse, elles mettent en jeu des struc­tures encore plus puis­santes et diver­si­fiées, et elles inter­viennent dans un cli­mat de décom­po­si­tion des démo­cra­ties for­melles, de bou­le­ver­se­ment social et démo­gra­phique, de pres­sions supra­na­tio­nales et alors que l’Eglise est encore en pleine crise. C’est pour ces rai­sons que par­ler de « dic­ta­ture du rela­ti­visme » est insuf­fi­sant, car ce que nous voyons ain­si s’opérer relève d’un pro­ces­sus de très grande ampleur, pro­ba­ble­ment appe­lé à voir se pro­lon­ger lon­gue­ment ses effets. Si la culpa­bi­li­sa­tion n’est pas la seule arme qui s’y trouve mise en jeu, elle en est tou­te­fois un moyen pri­vi­lé­gié pour obte­nir la neu­tra­li­sa­tion de toute résis­tance. Elle est l’instrument par lequel est recher­ché le consen­te­ment de la vic­time à sa propre éli­mi­na­tion, consen­te­ment qui doit s’exprimer dans des actes publics et répé­tés, com­mu­né­ment pla­cés sous le vocable empha­tique de repen­tance.
Le fait est que les injonc­tions à la repen­tance ont une fonc­tion « décep­tive », qui ne vise pas tant à obte­nir le regret d’actes mau­vais du pas­sé – réels, majo­rés voire inven­tés de toutes pièces – de la part de ceux qui les ont com­mis, qu’à délé­gi­ti­mer, bien au-delà de ces actes, l’ensemble des repères poli­tiques, reli­gieux, moraux, intel­lec­tuels, artis­tiques, etc. qui ont consti­tué le cadre du pas­sé, autre­ment dit à consi­dé­rer ces réfé­rences comme intrin­sè­que­ment mau­vaises, et obte­nir qu’elles soient effec­ti­ve­ment reje­tées par ceux-là mêmes qui devraient le plus les hono­rer, ne serait-ce que par une conduite exem­plaire. Le dépla­ce­ment est donc net, du repen­tir des inté­res­sés à leur consen­te­ment à l’autodestruction.
La culpa­bi­li­sa­tion pro­fite lar­ge­ment de la culture chré­tienne, dont elle récu­père et détourne les concepts. D’autre part elle ne réus­sit son effet, dans l’hypothèse où elle s’appuie sur des crimes ima­gi­naires ou, ce qui est plus sub­til, ampli­fiés, que sur des consciences mal struc­tu­rées, labiles, sen­ti­men­tales, scru­pu­leuses, faciles à ébran­ler. Ou bien alors sur la dupli­ci­té, qui feint d’éprouver des remords pour en tirer quelque avan­tage ; il est inutile de sou­li­gner qu’un ver­nis de culture chré­tienne faci­lite indi­rec­te­ment ce genre d’hypocrisie. Dans l’un et l’autre cas ceux qui tombent dans le piège de la culpa­bi­li­té se trans­forment en alliés – res­pec­ti­ve­ment « objec­tifs » ou « sub­jec­tifs » – de ceux qui le leur tendent. L’ennemi n’a plus besoin de Che­val de Troie, il a déjà ses alliés dans la place.

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La repen­tance, démarche que recherche la culpa­bi­li­sa­tion évo­quée ici, n’est deve­nue un phé­no­mène poli­tique signi­fi­ca­tif, puis enva­his­sant, que de manière récente, liée au départ, semble-t-il, à ce que Nor­man Fin­kel­stein a appe­lé l’« indus­trie de l’Holocauste », appa­rue à par­tir des années 1970. D’autres formes de pres­sion sans lien avec de telles requêtes ont emboî­té le pas, telles les grandes cam­pagnes anti­ra­cistes de la fin des années 1980, ou pen­dant la même période, l’apparition des mou­ve­ments acti­vistes fémi­nistes et « gay », ou encore l’anticolonialisme a pos­te­rio­ri des « études post­co­lo­niales » actuel­le­ment en pleine expan­sion. La diver­si­té des acteurs et des thèmes est donc patente, mais tout aus­si évi­dente la grande paren­té des méthodes et des résul­tats. Aujourd’hui il est assez clair que l’utilisation de l’arme de la culpa­bi­li­sa­tion est prin­ci­pa­le­ment employée au pro­fit de l’imposition de la socié­té mul­ti­cul­tu­relle, néces­saire à la marche en avant des impé­ria­lismes éco­no­miques pla­né­taires. Cela n’exclut pas pour autant d’autres théâtres d’opérations.
Le manque de sin­cé­ri­té des repen­tances offi­cielles entre dans la pano­plie du machia­vé­lisme ordi­naire, le jeu de bas­cule entre forces acti­vistes « du mou­ve­ment » et « par­ti de l’ordre » per­met­tant d’arriver au résul­tat escomp­té par les uns et d’amortir les réac­tions de rejet qu’ils sus­citent grâce aux autres. Par­fois il est très clair que la repen­tance n’est qu’une figure de style à but éco­no­mique (ce fut le cas du trai­té de 2008 entre Sil­vio Ber­lus­co­ni et Muham­mar Kadha­fi : repen­tance contre pétrole).
Concer­nant l’Eglise, la ques­tion pré­sente des traits par­ti­cu­liers, plus sub­tils et aus­si plus lourds de consé­quences, tant du point de vue des réper­cus­sions internes qu’en rai­son des effets para­ly­sants sur son rôle tra­di­tion­nel de defen­sor civi­ta­tis, voire d’inversion de ce rôle pour en faire celui d’un accé­lé­ra­teur du pro­ces­sus de des­truc­tion. De nom­breux élé­ments d’Eglise sont entrés dans le jeu de la repen­tance, sans en reti­rer, bien au contraire, l’apaisement espé­ré en retour. Tout s’est pas­sé au contraire comme si le fait de deman­der par­don pour toutes sortes d’actes du pas­sé, fon­dés ou infon­dés, n’avait pour effet prin­ci­pal que de ravi­ver une haine insa­tiable du chris­tia­nisme. Il reste à essayer de com­prendre non pas la rai­son de ce manque de gra­ti­tude, trop facile à devi­ner de la part d’adversaires de tous hori­zons qui n’ont jamais eu l’intention de désar­mer, mais plu­tôt les rai­sons rela­ti­ve­ment com­plexes de l’entrée dans ce jeu pipé et de la ten­dance per­sis­tante à vou­loir y par­ti­ci­per.

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