Revue de réflexion politique et religieuse.

Col­loque : Sur le bien com­mun

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Fran­cis­co Elías de Teja­da y Spí­no­la (1917–1978) fut un émi­nent juriste et repré­sen­tant du droit natu­rel de tra­di­tion tho­miste. Un an avant sa mort, il avait pris l’initiative de réunir des col­loques inter­na­tio­naux, ini­tia­tive réno­vée depuis un cer­tain nombre d’années, pla­cée sous la déno­mi­na­tion de « Jour­nées his­pa­niques de droit natu­rel ». Après celle de Gua­da­la­ja­ra (Mexique), tenue en novembre 2008 (« Ques­tions fon­da­men­tales de droit natu­rel »), la der­nière en date s’est réunie à Madrid les 27 et 28 avril de cette année, avec pour thème : « Le bien com­mun. Impli­ca­tions poli­ti­co-juri­diques et ques­tions actuelles ». Ces ren­contres se sont dérou­lées avec l’appui du Conse­jo de Estu­dios Hispá­ni­cos « Felipe II », de la Fun­da­ción Spei­ro et de l’Union inter­na­tio­nale des Juristes catho­liques.
Il est impos­sible de rendre compte de toutes les inter­ven­tions, qui en tout état de cause seront publiées dans leur inté­gra­li­té en cours d’année, ce qui nous per­met­tra d’y reve­nir ((. Outre les trois auteurs dont les rela­tions sont men­tion­nées ci-après, et une com­mu­ni­ca­tion écrite de Ricar­do M. Dip (magis­trat de la Cour suprême du Bré­sil), sont inter­ve­nus : Juan Cayón (vice-rec­teur de l’Université Anto­nio de Nebri­ja, Madrid), Consue­lo Martí­nez-Siclu­na (phi­lo­so­phie du droit, Madrid Com­plu­tense), Julio Alvear Telles (droit consti­tu­tion­nel, Uni­ver­si­dad del Desar­rol­lo, San­tia­go du Chi­li), Ale­jan­dro Ordóñez (pro­cu­reur géné­ral de la Colom­bie, Bogotá), Gio­van­ni Tur­co (phi­lo­so­phie de la poli­tique, Uni­ver­si­té d’Udine), Miguel Ayu­so (science poli­tique et droit consti­tu­tion­nel, Madrid Comil­las), Mgr Igna­cio Bar­rei­ro (direc­teur de Human Life Inter­na­tio­nal, Rome), Anto­nio Ullate (jour­na­liste et écri­vain, Pam­pe­lune) et le signa­taire du pré­sent compte ren­du.)) . Nous nous conten­te­rons de nous arrê­ter rapi­de­ment à trois d’entre elles : « Qu’est-ce que le bien com­mun ? » (Dani­lo Cas­tel­la­no), « Deux ten­ta­tions : la décom­po­si­tion du bien com­mun et le sur­na­tu­ra­lisme » (José Luis Widow), et « Légi­ti­mi­té et bien com­mun : la tâche du gou­ver­nant » (Juan Fer­nan­do Sego­via), et cela en rai­son de leur étroite conti­nui­té.
D. Cas­tel­la­no – pro­fes­seur ordi­naire de phi­lo­so­phie morale (Udine) et membre du conseil scien­ti­fique de Catho­li­ca – part du constat de confu­sion extrême qui règne aujourd’hui, non seule­ment sur le sens de l’expression « bien com­mun », mais même sur ce que veut dire « le bien ». Or le bien com­mun, c’est le bien, tout sim­ple­ment : le bien qui est propre à tout homme en tant que tel, et en consé­quence, qui est com­mun à tous les hommes : ni « public », ni pri­vé, ni réduit aux seules condi­tions exté­rieures. Dans l’ordre tem­po­rel, c’est le bien vivre que tous doivent pour­suivre, dans l’ordre juri­dique que per­met l’organisation poli­tique conforme à la rai­son. Chaque indi­vi­du et la cité entière ont le même bien, et la cité est une néces­si­té de la nature humaine pour que celui-ci soit atteint de manière accom­plie dans l’ordre tem­po­rel – réa­li­té elle-même ordon­née au bien ultime qu’est la béa­ti­tude, comme la nature l’est à la grâce, à la manière d’une pré­dis­po­si­tion ((. Sur ce point pré­cis, et fon­da­men­tal, on note­ra avec beau­coup d’intérêt la réim­pres­sion de L’oraison pro­blème poli­tique, de Jean Danié­lou [1965], aux édi­tions du Cerf (avril 2012). Le livre avait été écrit à l’encontre de la ten­dance à reje­ter la reli­gion dans le domaine pri­vé, point d’aboutissement du « pieux » laï­cisme pro­po­sé par Mari­tain au len­de­main de la Deuxième Guerre mon­diale.)) .
Dans son expo­sé, José Luis Widow (pro­fes­seur d’éthique à l’Université Adol­fo Ibáñez de Viña del Mar, Chi­li) s’étend sur cette dua­li­té ordon­née. Un même indi­vi­du atteint plei­ne­ment sa per­fec­tion, uni à tous les autres dans un ordre poli­tique natu­rel juste ; mais l’atteinte de cette per­fec­tion néces­site, dans la condi­tion his­to­rique concrète, la grâce. D’où le pro­blème du rap­port entre les réa­li­tés dis­tinctes que sont le bien com­mun tem­po­rel et le bien com­mun uni­ver­sel, réso­lu par la subor­di­na­tion, ou l’ordination du tem­po­rel à l’éternel, de la per­fec­tion humaine en ce monde à la béa­ti­tude. La décom­po­si­tion du bien com­mun, c’est son écla­te­ment, la sépa­ra­tion des élé­ments ordon­nés les uns aux autres et la perte de vue du rap­port final du tem­po­rel au spi­ri­tuel. Les biens qui sont alors recher­chés (prin­ci­pa­le­ment les biens utiles, cor­res­pon­dant à l’usage au plu­riel fré­quent actuel­le­ment, les dési­gnant comme les « biens com­muns ») le sont parce qu’ils sont effec­ti­ve­ment des biens, mais dans l’oubli total de la rai­son pour laquelle ils le sont, et qui jus­ti­fie de les dési­rer autant que et pas plus que néces­saire. A cela s’ajoute le fait de l’exclusion de la plu­part des biens « hon­nêtes », les biens de l’âme, en pre­mier lieu la recherche de Dieu, reje­té comme impro­non­çable publi­que­ment dans les pays de laï­ci­té forte, et tou­jours plus ailleurs.
L’excès inverse existe, que J. L. Widow nomme le sur­na­tu­ra­lisme, et qui n’est autre que le mépris ou la mécon­nais­sance des exi­gences de la nature, au pre­mier rang des­quelles la rai­son. Il pro­pose de dis­tin­guer ce défaut d’un  autre, le spi­ri­tua­lisme, qui pour­rait s’identifier à une vague réflexion dans les nuées, pré­ten­dant ne s’occuper que de l’âme et non du corps…
Le sur­na­tu­ra­lisme est son ana­logue, consi­dé­rant la fin sur­na­tu­relle au détri­ment des réa­li­tés natu­relles, ce qui peut prendre l’aspect du repli dans le reli­gieux (le com­mu­nau­ta­risme des vain­cus de la guerre psy­cho­lo­gique, pour­rait-on dire pour illus­trer). Faut-il expli­ci­ter ? La poli­tique clé­ri­cale (pon­ti­fi­cale, épis­co­pale, celle des aumô­niers d’Action catho­lique et de bien d’autres encore) n’a pas pro­duit de fruits heu­reux au cours du XXe siècle, pour le moins. Dire cela n’implique pas le mépris des clercs, mais seule­ment le res­pect des fonc­tions. Et l’on ne doit pas oublier que le clé­ri­ca­lisme pro­vient au moins autant des clercs abu­sant de leur posi­tion morale que des fidèles qui se défaussent de leurs res­pon­sa­bi­li­tés en s’effaçant devant eux. Pour s’en tenir au cas du Chi­li, J. L. Widow signale que les pres­sions ecclé­sias­tiques ont favo­ri­sé suc­ces­si­ve­ment le Par­ti conser­va­teur, puis la Démo­cra­tie chré­tienne, qui se sont avé­rés les deux grands leviers de la démo­ra­li­sa­tion du pays et de la réduc­tion des liber­tés de l’Eglise.
Para­doxa­le­ment, le sur­na­tu­ra­lisme peut enfin conduire à un laï­cisme sous appa­rence pieuse, tel le jan­sé­nisme poli­tique, consi­dé­rant que la reli­gion « pure » ne doit pas se salir les mains dans la poli­tique : mais cela rejoint le cas du spi­ri­tua­lisme et rap­pelle, entre autres, Mari­tain et sa pro­mo­tion des « moyens pauvres ».
Cette clas­si­fi­ca­tion ne contre­dit pas celle que donne Dani­lo Cas­tel­la­no. Ce der­nier retient trois com­pré­hen­sions erro­nées du bien com­mun. La pre­mière le confond avec le « bien public » (ou « inté­rêt public »), c’est-à-dire tel que l’Etat et ceux qui l’ont en leur pos­ses­sion le défi­nissent, posant que cet inté­rêt coïn­cide néces­sai­re­ment avec l’existence même de l’Etat. Le bien est confon­du avec ce qui existe, ce qui est « là », ce qui signi­fie qu’il change de conte­nu au gré des appro­pria­tions suc­ces­sives de l’appareil éta­tique, seul maître de la défi­ni­tion. Une deuxième accep­tion résulte de l’identification du bien com­mun avec celui de l’individu, la défi­ni­tion du bien et du mal rele­vant, dans l’optique libé­rale la plus logique, de la sou­ve­raine déli­bé­ra­tion indi­vi­duelle. Dès lors, le bien com­mun (nomi­nal) peut être défi­ni comme la com­po­si­tion, le com­pro­mis per­ma­nent per­met­tant d’abaisser le degré de conflic­tua­li­té entre cette plu­ra­li­té de concep­tions sin­gu­lières, tâche dont la réa­li­sa­tion incombe à la média­tion éta­tique. Une der­nière accep­tion est consti­tuée par la réduc­tion du bien com­mun aux condi­tions per­met­tant à cha­cun d’atteindre sa « per­fec­tion ». Mais qu’est-ce que cette per­fec­tion ? Celle du bien objec­tif conforme à la rai­son natu­relle, ou celle des « valeurs » auto­dé­ter­mi­nées ? Cette indé­ter­mi­na­tion affecte la défi­ni­tion du bien com­mun dans les docu­ments ecclé­sias­tiques depuis Jean XXIII et cor­res­pond à l’emprise du per­son­na­lisme dont Mari­tain a été le grand intro­duc­teur dans le monde catho­lique, dans le sens sépa­ra­tiste auquel fai­sait allu­sion J. L. Widow.
C’est par le biais d’une réflexion sur la notion de légi­ti­mi­té que Juan Fer­nan­do Sego­via – pro­fes­seur d’histoire des idées poli­tiques (Uni­ver­si­té de Men­do­za, Argen­tine) et auteur connu de nos lec­teurs – véri­fie les consé­quences pra­tiques des concep­tions poli­tiques qui ignorent ain­si, à des degrés divers, la vraie nature du bien com­mun. La légi­ti­mi­té est confon­due, dans la culture démo­cra­tique domi­nante, avec le consen­te­ment du peuple sou­ve­rain. Seule­ment, qu’est-ce qu’un peuple ? Voi­là une ques­tion bien embar­ras­sante, dès lors qu’un peuple n’est pas un ensemble sta­tique défi­ni­tif : il a une his­toire, il se renou­velle sans cesse dans le temps sous dif­fé­rents fac­teurs, et la « diver­si­té » ne fait qu’accentuer cette fra­gile repro­duc­tion, qui fait imman­qua­ble­ment pen­ser au fleuve d’Héraclite, et donc au pro­blème méta­phy­sique de l’identité. Un auteur contem­po­rain, Sofia Näss­tröm, parle ici d’une « ligne Magi­not » par laquelle des théo­ri­ciens tels que Haber­mas pré­tendent mettre de côté l’histoire pour s’en tenir à la seule réa­li­té poli­tique d’un moment déter­mi­né. Mais S. Näss­tröm, en vou­lant réin­tro­duire l’histoire, est conduite à éli­mi­ner la sta­bi­li­té du concept de légi­ti­mi­té pour céder le pas à une suite inin­ter­rom­pue de « demandes de légi­ti­mi­té ». Tou­te­fois la rup­ture ne s’arrête pas au temps, elle vaut aus­si pour l’espace, en ce sens que la reven­di­ca­tion d’autonomie, avant de concer­ner une col­lec­ti­vi­té, émane (en prin­cipe) de chaque indi­vi­du. Et pour finir, la fonc­tion poli­tique, qui est faite pour « pro­cu­rer le bien com­mun », selon l’expression consa­crée, fait figure, au mieux, de mal néces­saire, car ses titu­laires ne sont que des man­da­taires dont on craint en per­ma­nence les ruses et les méfaits (non sans rai­son d’ailleurs !). Nous sommes ain­si ame­nés à la néga­tion pure et simple du bien com­mun, chaque « bien » ne rele­vant que de la libre défi­ni­tion de l’individu, en outre mutable dans le cours du temps et de la concur­rence entre les mani­pu­la­teurs d’opinion. Que l’on est loin de l’eudaimonia de l’Ethique à Nico­maque, la vie bonne qui n’est autre que la vie ver­tueuse ren­due facile par un ordre fon­dé sur la rai­son et donc sur la jus­tice ! Saint Tho­mas, en quelques for­mules lapi­daires que rap­pelle J. F. Sego­via, indique les moyens d’y par­ve­nir : d’abord la paix, celle-ci comme lien social, avec la pro­tec­tion contre ce qui peut la mena­cer, et donc l’unité d’esprit entre les membres et non le plu­ra­lisme ; la direc­tion de la socié­té pour favo­ri­ser la pra­tique du bien, et pour cela l’accès à ce qui est néces­saire pour bien vivre, les biens de l’âme et à leur ser­vice, ceux du corps. Au fond, la ques­tion du bien com­mun est d’une grande sim­pli­ci­té dans son prin­cipe, mais elle ne peut pas se résoudre tant que l’on s’acharne, par un biais ou un autre, à prendre les moyens oppo­sés à sa réa­li­sa­tion.

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