Colloque : Sur le bien commun
Francisco Elías de Tejada y Spínola (1917–1978) fut un éminent juriste et représentant du droit naturel de tradition thomiste. Un an avant sa mort, il avait pris l’initiative de réunir des colloques internationaux, initiative rénovée depuis un certain nombre d’années, placée sous la dénomination de « Journées hispaniques de droit naturel ». Après celle de Guadalajara (Mexique), tenue en novembre 2008 (« Questions fondamentales de droit naturel »), la dernière en date s’est réunie à Madrid les 27 et 28 avril de cette année, avec pour thème : « Le bien commun. Implications politico-juridiques et questions actuelles ». Ces rencontres se sont déroulées avec l’appui du Consejo de Estudios Hispánicos « Felipe II », de la Fundación Speiro et de l’Union internationale des Juristes catholiques.
Il est impossible de rendre compte de toutes les interventions, qui en tout état de cause seront publiées dans leur intégralité en cours d’année, ce qui nous permettra d’y revenir ((. Outre les trois auteurs dont les relations sont mentionnées ci-après, et une communication écrite de Ricardo M. Dip (magistrat de la Cour suprême du Brésil), sont intervenus : Juan Cayón (vice-recteur de l’Université Antonio de Nebrija, Madrid), Consuelo Martínez-Sicluna (philosophie du droit, Madrid Complutense), Julio Alvear Telles (droit constitutionnel, Universidad del Desarrollo, Santiago du Chili), Alejandro Ordóñez (procureur général de la Colombie, Bogotá), Giovanni Turco (philosophie de la politique, Université d’Udine), Miguel Ayuso (science politique et droit constitutionnel, Madrid Comillas), Mgr Ignacio Barreiro (directeur de Human Life International, Rome), Antonio Ullate (journaliste et écrivain, Pampelune) et le signataire du présent compte rendu.)) . Nous nous contenterons de nous arrêter rapidement à trois d’entre elles : « Qu’est-ce que le bien commun ? » (Danilo Castellano), « Deux tentations : la décomposition du bien commun et le surnaturalisme » (José Luis Widow), et « Légitimité et bien commun : la tâche du gouvernant » (Juan Fernando Segovia), et cela en raison de leur étroite continuité.
D. Castellano – professeur ordinaire de philosophie morale (Udine) et membre du conseil scientifique de Catholica – part du constat de confusion extrême qui règne aujourd’hui, non seulement sur le sens de l’expression « bien commun », mais même sur ce que veut dire « le bien ». Or le bien commun, c’est le bien, tout simplement : le bien qui est propre à tout homme en tant que tel, et en conséquence, qui est commun à tous les hommes : ni « public », ni privé, ni réduit aux seules conditions extérieures. Dans l’ordre temporel, c’est le bien vivre que tous doivent poursuivre, dans l’ordre juridique que permet l’organisation politique conforme à la raison. Chaque individu et la cité entière ont le même bien, et la cité est une nécessité de la nature humaine pour que celui-ci soit atteint de manière accomplie dans l’ordre temporel – réalité elle-même ordonnée au bien ultime qu’est la béatitude, comme la nature l’est à la grâce, à la manière d’une prédisposition ((. Sur ce point précis, et fondamental, on notera avec beaucoup d’intérêt la réimpression de L’oraison problème politique, de Jean Daniélou [1965], aux éditions du Cerf (avril 2012). Le livre avait été écrit à l’encontre de la tendance à rejeter la religion dans le domaine privé, point d’aboutissement du « pieux » laïcisme proposé par Maritain au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.)) .
Dans son exposé, José Luis Widow (professeur d’éthique à l’Université Adolfo Ibáñez de Viña del Mar, Chili) s’étend sur cette dualité ordonnée. Un même individu atteint pleinement sa perfection, uni à tous les autres dans un ordre politique naturel juste ; mais l’atteinte de cette perfection nécessite, dans la condition historique concrète, la grâce. D’où le problème du rapport entre les réalités distinctes que sont le bien commun temporel et le bien commun universel, résolu par la subordination, ou l’ordination du temporel à l’éternel, de la perfection humaine en ce monde à la béatitude. La décomposition du bien commun, c’est son éclatement, la séparation des éléments ordonnés les uns aux autres et la perte de vue du rapport final du temporel au spirituel. Les biens qui sont alors recherchés (principalement les biens utiles, correspondant à l’usage au pluriel fréquent actuellement, les désignant comme les « biens communs ») le sont parce qu’ils sont effectivement des biens, mais dans l’oubli total de la raison pour laquelle ils le sont, et qui justifie de les désirer autant que et pas plus que nécessaire. A cela s’ajoute le fait de l’exclusion de la plupart des biens « honnêtes », les biens de l’âme, en premier lieu la recherche de Dieu, rejeté comme imprononçable publiquement dans les pays de laïcité forte, et toujours plus ailleurs.
L’excès inverse existe, que J. L. Widow nomme le surnaturalisme, et qui n’est autre que le mépris ou la méconnaissance des exigences de la nature, au premier rang desquelles la raison. Il propose de distinguer ce défaut d’un autre, le spiritualisme, qui pourrait s’identifier à une vague réflexion dans les nuées, prétendant ne s’occuper que de l’âme et non du corps…
Le surnaturalisme est son analogue, considérant la fin surnaturelle au détriment des réalités naturelles, ce qui peut prendre l’aspect du repli dans le religieux (le communautarisme des vaincus de la guerre psychologique, pourrait-on dire pour illustrer). Faut-il expliciter ? La politique cléricale (pontificale, épiscopale, celle des aumôniers d’Action catholique et de bien d’autres encore) n’a pas produit de fruits heureux au cours du XXe siècle, pour le moins. Dire cela n’implique pas le mépris des clercs, mais seulement le respect des fonctions. Et l’on ne doit pas oublier que le cléricalisme provient au moins autant des clercs abusant de leur position morale que des fidèles qui se défaussent de leurs responsabilités en s’effaçant devant eux. Pour s’en tenir au cas du Chili, J. L. Widow signale que les pressions ecclésiastiques ont favorisé successivement le Parti conservateur, puis la Démocratie chrétienne, qui se sont avérés les deux grands leviers de la démoralisation du pays et de la réduction des libertés de l’Eglise.
Paradoxalement, le surnaturalisme peut enfin conduire à un laïcisme sous apparence pieuse, tel le jansénisme politique, considérant que la religion « pure » ne doit pas se salir les mains dans la politique : mais cela rejoint le cas du spiritualisme et rappelle, entre autres, Maritain et sa promotion des « moyens pauvres ».
Cette classification ne contredit pas celle que donne Danilo Castellano. Ce dernier retient trois compréhensions erronées du bien commun. La première le confond avec le « bien public » (ou « intérêt public »), c’est-à-dire tel que l’Etat et ceux qui l’ont en leur possession le définissent, posant que cet intérêt coïncide nécessairement avec l’existence même de l’Etat. Le bien est confondu avec ce qui existe, ce qui est « là », ce qui signifie qu’il change de contenu au gré des appropriations successives de l’appareil étatique, seul maître de la définition. Une deuxième acception résulte de l’identification du bien commun avec celui de l’individu, la définition du bien et du mal relevant, dans l’optique libérale la plus logique, de la souveraine délibération individuelle. Dès lors, le bien commun (nominal) peut être défini comme la composition, le compromis permanent permettant d’abaisser le degré de conflictualité entre cette pluralité de conceptions singulières, tâche dont la réalisation incombe à la médiation étatique. Une dernière acception est constituée par la réduction du bien commun aux conditions permettant à chacun d’atteindre sa « perfection ». Mais qu’est-ce que cette perfection ? Celle du bien objectif conforme à la raison naturelle, ou celle des « valeurs » autodéterminées ? Cette indétermination affecte la définition du bien commun dans les documents ecclésiastiques depuis Jean XXIII et correspond à l’emprise du personnalisme dont Maritain a été le grand introducteur dans le monde catholique, dans le sens séparatiste auquel faisait allusion J. L. Widow.
C’est par le biais d’une réflexion sur la notion de légitimité que Juan Fernando Segovia – professeur d’histoire des idées politiques (Université de Mendoza, Argentine) et auteur connu de nos lecteurs – vérifie les conséquences pratiques des conceptions politiques qui ignorent ainsi, à des degrés divers, la vraie nature du bien commun. La légitimité est confondue, dans la culture démocratique dominante, avec le consentement du peuple souverain. Seulement, qu’est-ce qu’un peuple ? Voilà une question bien embarrassante, dès lors qu’un peuple n’est pas un ensemble statique définitif : il a une histoire, il se renouvelle sans cesse dans le temps sous différents facteurs, et la « diversité » ne fait qu’accentuer cette fragile reproduction, qui fait immanquablement penser au fleuve d’Héraclite, et donc au problème métaphysique de l’identité. Un auteur contemporain, Sofia Näsström, parle ici d’une « ligne Maginot » par laquelle des théoriciens tels que Habermas prétendent mettre de côté l’histoire pour s’en tenir à la seule réalité politique d’un moment déterminé. Mais S. Näsström, en voulant réintroduire l’histoire, est conduite à éliminer la stabilité du concept de légitimité pour céder le pas à une suite ininterrompue de « demandes de légitimité ». Toutefois la rupture ne s’arrête pas au temps, elle vaut aussi pour l’espace, en ce sens que la revendication d’autonomie, avant de concerner une collectivité, émane (en principe) de chaque individu. Et pour finir, la fonction politique, qui est faite pour « procurer le bien commun », selon l’expression consacrée, fait figure, au mieux, de mal nécessaire, car ses titulaires ne sont que des mandataires dont on craint en permanence les ruses et les méfaits (non sans raison d’ailleurs !). Nous sommes ainsi amenés à la négation pure et simple du bien commun, chaque « bien » ne relevant que de la libre définition de l’individu, en outre mutable dans le cours du temps et de la concurrence entre les manipulateurs d’opinion. Que l’on est loin de l’eudaimonia de l’Ethique à Nicomaque, la vie bonne qui n’est autre que la vie vertueuse rendue facile par un ordre fondé sur la raison et donc sur la justice ! Saint Thomas, en quelques formules lapidaires que rappelle J. F. Segovia, indique les moyens d’y parvenir : d’abord la paix, celle-ci comme lien social, avec la protection contre ce qui peut la menacer, et donc l’unité d’esprit entre les membres et non le pluralisme ; la direction de la société pour favoriser la pratique du bien, et pour cela l’accès à ce qui est nécessaire pour bien vivre, les biens de l’âme et à leur service, ceux du corps. Au fond, la question du bien commun est d’une grande simplicité dans son principe, mais elle ne peut pas se résoudre tant que l’on s’acharne, par un biais ou un autre, à prendre les moyens opposés à sa réalisation.