Essor et déclin de l’esprit du concile en Italie
Tous les conciles ont connu des pressions de la part des forces politiques, des groupes dissidents, etc. Cependant Vatican II, même sur ce terrain, apparaît comme un concile singulier. Cette assemblée est arrivée au moment où les moyens de communication de masse et de manipulation de l’opinion publique ont franchi un seuil totalement nouveau, conjonction entre la propagande érigée en art et l’apparition de nouveaux instruments techniques. Loin de s’en défier, les acteurs du concile (curie romaine, évêques, assistants théologiques, et au premier rang de tous, Jean XXIII), par incompréhension ou complaisance, sont entrés dans cet engrenage, transformant par le fait même les conditions d’une réflexion ecclésiale réellement autonome.
Dans cette situation toute particulière, une jonction étroite a existé entre les courants minoritaires internes d’origine moderniste et les secteurs de pointe de la culture laïque dominante, de nuance marxiste comme libérale. Durant le concile lui-même, le centre d’information de l’épiscopat hollandais s’est transformé en agence de propagande, sous le nom d’I‑doc (dirigé par Gary McEoin et Leo Alting von Geusau). La revue Concilium en est issue, publication qui a fonctionné comme base d’un réseau d’influence étendu à toute l’Eglise. L’université de Louvain a joué de son côté un rôle très important pour donner son impulsion à ce qui deviendra la théologie de la libération. Et ainsi de suite. Depuis, et sans doute surtout en raison des liens entretenus entre les divers foyers idéologiques et les centres de diffusion extra-ecclésiaux, l’impression qui domine est celle d’une sorte d’emprisonnement de la vie ecclésiale dans des structures complexes dont il semble encore très difficile de se libérer. Tout cela a fonctionné en symbiose avec le monde profane, dans un jeu permanent d’expression de ses exigences et d’invitations internes à s’aligner sur elles.
Il n’empêche que la construction idéologique de l’époque conciliaire n’est plus ce qu’elle était. La période finale de Paul VI, puis la longue gestion de Jean-Paul II ont contribué à l’étouffer peu à peu. Quant à Benoît XVI, nous avons déjà insisté dans Catholica sur le fait qu’en plaçant la discussion sur l’herméneutique, il avait ouvert une boîte de Pandore qui ne se refermera plus. Au fur et à mesure, le débat se centre sur l’essentiel, qui est la nature même du concile, texte et événement considérés en eux-mêmes et non plus dans la seule gangue de leur fabrication médiatique. Telle est la toile de fond, très approximativement esquissée, des échanges effectués à la suite d’une rencontre avec Pietro de Marco, sociologue de la religion, ancien collaborateur de l’Institut des sciences religieuses de Bologne (1966 à 1968), actuellement professeur de sociologie religieuse, entre autres, à l’Institut supérieur des sciences religieuses de Florence, intervenant fréquemment dans les grands débats sur la place de la religion dans la vie publique, et notamment auteur de textes publiés sur www.chiesa.espressonline.it et www.olir.it. Il répond ici à quelques questions formulées à propos du rôle de l’Institut des sciences religieuses de Bologne, d’une certaine impression de stagnation ou d’immobilité, ressentie de l’extérieur, donnée par l’Eglise italienne, également d’une sorte de sourde opposition, ou de résistance passive aux changements introduits par Benoît XVI, en particulier en matière liturgique. La question se pose de savoir jusqu’à quel point subsiste un certain establishment prolongeant les effets de l’esprit du concile, voire l’apparition sur le sol italien du « complexe antiromain » jusqu’ici réservé au monde germanique. Faut-il aller jusqu’à parler de « société bloquée », à moins qu’un mouvement de fond dans le sens d’une reprise soit favorisé par des facteurs objectifs, à commencer par l’épuisement des supports idéologiques de ce qu’on a appelé le mythe conciliaire ?
Bernard Dumont
Je commencerai par les prémisses. Ce que vous soulignez, l’emprise des médias et de l’opinion publique sur le concile tout au long de son déroulement (et même avant !), est pour moi non seulement une donnée qu’aucune reconstruction historique ne peut sous-évaluer, mais même une composante, une dimension nécessaire de son herméneutique.
D’une certaine façon, elle l’est déjà : le concile au-delà du concile, en dehors de l’aula et des palais du Vatican et de Rome où les Pères conciliaires ont séjourné et travaillé, est invoqué par l’historiographie comme une preuve de son immédiate perméabilité au monde et de la confiance à son égard ((. Dans le deuxième volume de Storia del Concilio vaticano II (Bologne, 1996), au chapitre « Flussi e riflussi delle due stagioni » (pp.559–611), Grootaers propose l’image des « cercles concentriques » d’échos donnés au monde à l’activité conciliaire de Rome (le « reflux »), et celle de l’effet boomerang, c’est-à-dire des effets du monde sur le concile (le « nouveau flux »), dus à l’intermédiaire de nombreux acteurs, dont les médias. On n’en soupçonne pas moins, de manière symptomatique, que la métaphore, par ailleurs pas très heureuse, du reflux masque le fait des altérations intentionnelles et des métamorphoses simplificatrices que la production conciliaire a subies de cercle en cercle. Il reste incroyable que, pour certains historiens, l’interaction entre le concile et le cadre historique mondial soit présentée, trente ans plus tard, comme bonne et féconde en soi ; ainsi va l’idéologie. Sous la direction de Grootaers sortit peu après une première reconstitution des partis conciliaires (cf. Jan Grootaers, Actes et acteurs à Vatican II, Peeters, Leuven, 1998).)) . Même l’attention des ambassades et chancelleries envers les événements romains, reconstruite par l’Ecole de Bologne (par exemple A.Melloni dans L’altra Roma. Politica e S. Sede durante il concilio vaticano II 1959–1965, Il Mulino, Bologne, 2000), soulignerait le caractère de nouveauté historique du concile. Il n’y aurait là rien de nouveau dans l’histoire de l’Eglise, sinon un paradoxe inconscient : l’importance du rapport entre le concile et l’histoire résidait dans l’influence de l’histoire, du monde, sur le concile (un concile « ouvert ») considérée en soi comme positive, et non l’inverse. On ne doit pas oublier que, par une série d’équivoques théoriques (telle la doctrine même de la consecratio mundi) et de formules à succès (avant tout, « l’autonomie des réalités terrestres ») le monde comme monde historique (« monde » est un terme hautement équivoque dans la production théologique), au cours des années soixante, a été largement considéré, en soi et par soi, comme porteur de vérité. C’est ainsi que, pour l’intelligentsia, le monde pénètre et coopère à un concile ouvert, malgré les résistances de certains « secteurs » de l’Eglise et d’éléments de la Curie. Mais indépendamment de l’interprétation théologico-fondamentale et ecclésiologique donnée par les publications « modernistes », le fait de l’osmose entre le concile et les espaces publics européen et mondial est décisif pour l’herméneutique du concile parce que c’est dans cette osmose que se construit et se divulgue à l’extérieur, souvent à l’avance et indépendamment des résolutions conciliaires, l’image de sa signification. J’ai à l’esprit ce que j’aime appeler la marche de l’escalier, le dénivellement qui fait passer le concile de l’intention et du contenu propre des différents documents au « concile » de la réception publique. Dans la réception interprétative opèrent conjointement – se « composent » comme deux forces – la sélection journalistique ordinaire des informations dans ce qui se passe, de ce qui est construit comme « information », et le travail capillaire de ce que vous avez appelé des « foyers idéologiques et des centres de diffusion », principalement à l’intérieur de l’Eglise – la constellation des « vaticanistes » et des journalistes religieux catholiques, souvent prestigieux – et de concert avec eux, d’autres extérieurs. Ce qui est, du point de vue journalistique, une information sur le concile se colore et se voit requalifié par le travail du journalisme religieux spécialisé. Il y a là une recherche encore à mener, selon une bonne méthode sociologique, sur des exemples précis susceptibles d’être généralisés, en somme des échantillons statistiques, étant donné l’ampleur de la matière.
Mais ce qui compte pour nous, c’est le paradigme extérieur, pour ainsi dire, qui se construit, se diffuse et s’affine dans la médiasphère, se consolide et gagne de nouveaux niveaux supérieurs de réflexion, de l’article ou de la conférence à l’essai spécialisé et au livre, déjà au cours des longues intersessions. Ce paradigme extérieur, produit par le « monde » et sous l’effet du « monde », devient un véritable et spécifique canon textuel et interprétatif du corpus conciliaire. Je rappelle à cet égard la géniale identification qu’Eric Voegelin effectue au sujet de la pratique puritaine d’utilisation des Ecritures, y voyant à l’oeuvre une méthode « gnostique » ; je parle de « méthode » pour ne pas donner au paradigme extérieur le caractère d’extériorité substantielle envers le christianisme que Voegelin attribue à la politique
puritaine. « S’il fallait standardiser aussi bien le choix anthologiques de l’Ecriture que leur interprétation », ce serait de manière autoritaire, puisque « si l’on admettait qu’une interprétation en valait une autre, il n’y aurait eu aucun motif de s’insurger contre la tradition de l’Eglise qui, après tout, se fondait elle aussi sur une interprétation de l’Ecriture. C’est pour échapper à ce dilemme entre chaos [révolutionnaire] et tradition qu’a été mise au point la première des redécouvertes techniques [des élites révolutionnaires], la formulation systématique ». Voegelin la définit comme « le Coran gnostique », mais dont le modèle le plus représentatif est constitué par les Institutions de Calvin ((. E.Voegelin, The New Science of Politics, University of Chicago Press, Chicago-Londres, 1952, pp. 138–139.)) .
Et chacun des foyers internationaux, qui sont souvent en concurrence entre eux, tendra à donner sa propre version « systématique ». Je dis en concurrence, parce que, par exemple, entre l’I‑doc et le Centre de documentation de Bologne, ou le milieu florentin de la revue Testimonianze, il n’y a que des rapports superficiels, voire instrumentaux : des alliances occasionnelles. Mais le milieu de Testimonianze est en syntonie avec le journalisme et l’édition conciliaire (de Raniero La Valle, direttore du quotidien Avvenire, à Vittorio Citterich, journaliste du cercle de La Pira, à Mario Gozzini, essayiste et responsable de la production conciliaire de qualité chez l’éditeur Vallecchi). Tandis que Bologne est en rapport avec de nombreux centres d’études, des institutions ecclésiastiques, avec l’intelligentsia de prestigieux monastères européens, et l’I‑doc a principalement une culture sociologique et une projection latino-américaine. Je souligne en passant à quel point sera utile pour la compréhension de l’après-concile une reconstruction historique de la sociologie catholique produite et enseignée par des ecclésiastiques ou ex-ecclésiastiques – soit comme substitut cohérent à la théologie, soit comme rectification « moderniste » de celle-ci, vu le primat accordé au monde – tant à l’intérieur qu’au dehors des facultés théologiques : comment cela a eu lieu, et avec quelles conséquences ((. J’ai fait allusion à cette affaire dans « Privatizzazione della fede e città secolare nella recezione della Gaudium et spes », in Servizio Nazionale per il Progetto Culturale CEI (a cura di), A quarant’anni dal Concilio. Atti del VI Forum [2004], Ed. Dehoniane, Bologne, 2005, pp. 313–323.)) .