L’illusion américaniste
Les diverses évolutions qui se sont opérées au cours des trois dernières décennies ont favorisé l’idée selon laquelle l’Amérique fournit l’unique modèle cohérent permettant l’établissement d’un ordre social mondial. Les think-tanks conservateurs, néoconservateurs et libertariens américains ont entrepris de longue date dans ce sens une campagne mondiale bénéficiant d’importants moyens financiers. Certains écrivains et personnages publics catholiques des Etats-Unis, s’appuyant sur les qualités prêtées à ce modèle sociopolitique d’expérience nationale par des penseurs européens tels que Jacques Maritain – qui fut professeur de philosophie à Princeton de 1948 à 1952 – ont joué un rôle important dans la croisade menée par ces think-tanks. Ces catholiques se sont montrés particulièrement soucieux de voir leur message approuvé par l’Eglise. Ce faisant, ils ont contribué à répandre et renforcer l’acceptation des dogmes qui constituent l’essence du modèle américain, et ceux-ci ont fortement concouru à inspirer l’éthique qui a guidé le Concile Vatican II et mené aux réformes qui ont suivi, spécialement le pluralisme. Les pluralistes n’utiliseraient jamais eux-mêmes le terme de dogme. Ils affirment que le pluralisme ne constitue rien d’autre qu’une « méthode » pragmatique destinée à faire face à la diversité indéniable d’une société moderne en constante mutation. Selon eux, la seule exigence de cette méthode pour l’Eglise réside dans la nécessité pour elle d’accepter que toutes les religions jouissent de la liberté civique afin qu’elles coexistent en paix. Quel plus grand bienfait pourrait-il se concevoir dans un monde où les conflits religieux ont entraîné jusque là tant de souffrances ? De toute évidence, les catholiques qui croient en un Dieu d’amour et de paix ne peuvent souhaiter inciter à la haine entre les hommes. L’histoire ne leur a‑t-elle pas amplement démontré que la volonté d’imposer la Vérité catholique entraîne une dépendance de l’Eglise vis-à-vis du pouvoir de l’Etat qui, en dénaturant la plénitude du message chrétien, limite son expansion ? Le catholicisme n’est-il pas assez puissant pour ne compter que sur la force de son enseignement dans un environnement qui favorise, à la manière d’un grand marché, le « libre échange » des idées ? Finalement, comme les partisans de la Déclaration sur la liberté religieuse, tels que Maritain, le clamaient haut et fort au moment du Concile Vatican II, les Etats-Unis, où le pluralisme s’était épanoui, n’offraient-ils pas un magnifique exemple de la possibilité qu’avait l’Eglise de prospérer dans une société à laquelle le pragmatisme assurait la liberté et la paix ?
A mon avis, cependant, cette méthodologie du pluralisme, loin de se borner à n’être qu’un moyen de reconnaître les défis de la vie moderne et d’y faire face, s’est transformée en un nouvel évangile qui prétend façonner à sa guise et de manière autoritaire les religions et les cultures qu’elle dit vouloir libérer. Ce nouvel évangile ne souffre aucune remise en cause de ses préceptes et de sa mise en oeuvre, et exige une soumission aveugle. En pratique, la pseudo-liberté qu’il apporte revient à priver l’Eglise catholique de la capacité de dispenser son enseignement et de remplir sa mission. Il ne « libère » que les individus, et ce, avec pour unique effet de leur permettre d’assouvir leurs passions matérielles et intellectuelles. Dans de telles circonstances, les passions les plus fortes peuvent dominer l’environnement pluraliste en imposant leur propre définition des termes « sens commun », « ordre social », « liberté » et « justice ». Au fur et à mesure qu’il progresse, le pluralisme conditionne les sociétés et les individus auxquels il fait admettre ses principes afin qu’ils se privent eux-mêmes des outils d’analyse qui leur sont nécessaires pour comprendre ce qu’il implique véritablement. Le catholicisme, qui respecte à la fois la Révélation et la raison, possède les moyens qui lui permettent de juger de l’harmonie qui existe entre sa pratique et ses croyances. L’Eglise conserve ainsi la capacité de critiquer et de corriger ses faiblesses d’ordre pratique ainsi que d’apprécier avec pertinence le Dépôt de la foi. En revanche le dogmatisme pluraliste n’offre pas une compréhension propice à la recherche de la foi. Il constitue plutôt un « fidéisme » qui interdit tout examen de ses principes fondamentaux et des conséquences qui en découlent.
Le pluralisme remplace l’analyse scientifique par la répétition de slogans intellectuels, politiques et sociaux. Ces slogans vantent les mérites de sa propre mise en oeuvre, en réalité incapacitante, et critiquent toute remise en cause de ses assises fondamentales et de leurs conséquences ; ils présentent cette remise en question comme un facteur de division, en bref, ils contraignent les religions et les cultures indépendantes à continuer de « sourire » tandis qu’elles se réduisent elles-mêmes à l’impotence et qu’elles en meurent. Tous ces aspects négatifs du pluralisme, ce dogmatisme, cette volonté de laisser libre cours à la passion et ces slogans appelant à un suicide insensé et souriant auraient pu être dénoncés à l’époque de Vatican II si les autorités catholiques en avaient étudié sérieusement les développements en Amérique ((. Pour une approche générale, voir John Rao, Americanism and the Collapse of the Church in the United States (Tan, Charlotte (NC), 1994, disponible sur jcrao.freeshell.org) ; Thomas Molnar, Le modèle défiguré (PUF, 1978) ; sur l’Amérique moderne, Jean-Marie Mayeur, éd., Histoire du Christianisme (Desclée, 1990–2000), t. XII, pp. 833–924 ; t. XIII, pp. 255–341 ; Hubert Jedin, John Dolan (Crossroad, New York, 1981), t. X, pp. 642–671. Au sujet des catholiques et des conservateurs, Patrick Allitt, Catholic Intellectuals and Conservative Politics in America, 1950–1985, Cornell, Ithaca (NY), 1995.)) . […]