Revue de réflexion politique et religieuse.

L’illu­sion amé­ri­ca­niste

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les diverses évo­lu­tions qui se sont opé­rées au cours des trois der­nières décen­nies ont favo­ri­sé l’idée selon laquelle l’Amérique four­nit l’unique modèle cohé­rent per­met­tant l’établissement d’un ordre social mon­dial. Les think-tanks conser­va­teurs, néo­con­ser­va­teurs et liber­ta­riens amé­ri­cains ont entre­pris de longue date dans ce sens une cam­pagne mon­diale béné­fi­ciant d’importants moyens finan­ciers. Cer­tains écri­vains et per­son­nages publics catho­liques des Etats-Unis, s’appuyant sur les qua­li­tés prê­tées à ce modèle socio­po­li­tique d’expérience natio­nale par des pen­seurs euro­péens tels que Jacques Mari­tain – qui fut pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à Prin­ce­ton de 1948 à 1952 – ont joué un rôle impor­tant dans la croi­sade menée par ces think-tanks. Ces catho­liques se sont mon­trés par­ti­cu­liè­re­ment sou­cieux de voir leur mes­sage approu­vé par l’Eglise. Ce fai­sant, ils ont contri­bué à répandre et ren­for­cer l’acceptation des dogmes qui consti­tuent l’essence du modèle amé­ri­cain, et ceux-ci ont for­te­ment concou­ru à ins­pi­rer l’éthique qui a gui­dé le Concile Vati­can II et mené aux réformes qui ont sui­vi, spé­cia­le­ment le plu­ra­lisme. Les plu­ra­listes n’utiliseraient jamais eux-mêmes le terme de dogme. Ils affirment que le plu­ra­lisme ne consti­tue rien d’autre qu’une « méthode » prag­ma­tique des­ti­née à faire face à la diver­si­té indé­niable d’une socié­té moderne en constante muta­tion. Selon eux, la seule exi­gence de cette méthode pour l’Eglise réside dans la néces­si­té pour elle d’accepter que toutes les reli­gions jouissent de la liber­té civique afin qu’elles coexistent en paix. Quel plus grand bien­fait pour­rait-il se conce­voir dans un monde où les conflits reli­gieux ont entraî­né jusque là tant de souf­frances ? De toute évi­dence, les catho­liques qui croient en un Dieu d’amour et de paix ne peuvent sou­hai­ter inci­ter à la haine entre les hommes. L’histoire ne leur a‑t-elle pas ample­ment démon­tré que la volon­té d’imposer la Véri­té catho­lique entraîne une dépen­dance de l’Eglise vis-à-vis du pou­voir de l’Etat qui, en déna­tu­rant la plé­ni­tude du mes­sage chré­tien, limite son expan­sion ? Le catho­li­cisme n’est-il pas assez puis­sant pour ne comp­ter que sur la force de son ensei­gne­ment dans un envi­ron­ne­ment qui favo­rise, à la manière d’un grand mar­ché, le « libre échange » des idées ? Fina­le­ment, comme les par­ti­sans de la Décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse, tels que Mari­tain, le cla­maient haut et fort au moment du Concile Vati­can II, les Etats-Unis, où le plu­ra­lisme s’était épa­noui, n’offraient-ils pas un magni­fique exemple de la pos­si­bi­li­té qu’avait l’Eglise de pros­pé­rer dans une socié­té à laquelle le prag­ma­tisme assu­rait la liber­té et la paix ?
A mon avis, cepen­dant, cette métho­do­lo­gie du plu­ra­lisme, loin de se bor­ner à n’être qu’un moyen de recon­naître les défis de la vie moderne et d’y faire face, s’est trans­for­mée en un nou­vel évan­gile qui pré­tend façon­ner à sa guise et de manière auto­ri­taire les reli­gions et les cultures qu’elle dit vou­loir libé­rer. Ce nou­vel évan­gile ne souffre aucune remise en cause de ses pré­ceptes et de sa mise en oeuvre, et exige une sou­mis­sion aveugle. En pra­tique, la pseu­do-liber­té qu’il apporte revient à pri­ver l’Eglise catho­lique de la capa­ci­té de dis­pen­ser son ensei­gne­ment et de rem­plir sa mis­sion. Il ne « libère » que les indi­vi­dus, et ce, avec pour unique effet de leur per­mettre d’assouvir leurs pas­sions maté­rielles et intel­lec­tuelles. Dans de telles cir­cons­tances, les pas­sions les plus fortes peuvent domi­ner l’environnement plu­ra­liste en impo­sant leur propre défi­ni­tion des termes « sens com­mun », « ordre social », « liber­té » et « jus­tice ». Au fur et à mesure qu’il pro­gresse, le plu­ra­lisme condi­tionne les socié­tés et les indi­vi­dus aux­quels il fait admettre ses prin­cipes afin qu’ils se privent eux-mêmes des outils d’analyse qui leur sont néces­saires pour com­prendre ce qu’il implique véri­ta­ble­ment. Le catho­li­cisme, qui res­pecte à la fois la Révé­la­tion et la rai­son, pos­sède les moyens qui lui per­mettent de juger de l’harmonie qui existe entre sa pra­tique et ses croyances. L’Eglise conserve ain­si la capa­ci­té de cri­ti­quer et de cor­ri­ger ses fai­blesses d’ordre pra­tique ain­si que d’apprécier avec per­ti­nence le Dépôt de la foi. En revanche le dog­ma­tisme plu­ra­liste n’offre pas une com­pré­hen­sion pro­pice à la recherche de la foi. Il consti­tue plu­tôt un « fidéisme » qui inter­dit tout exa­men de ses prin­cipes fon­da­men­taux et des consé­quences qui en découlent.
Le plu­ra­lisme rem­place l’analyse scien­ti­fique par la répé­ti­tion de slo­gans intel­lec­tuels, poli­tiques et sociaux. Ces slo­gans vantent les mérites de sa propre mise en oeuvre, en réa­li­té inca­pa­ci­tante, et cri­tiquent toute remise en cause de ses assises fon­da­men­tales et de leurs consé­quences ; ils pré­sentent cette remise en ques­tion comme un fac­teur de divi­sion, en bref, ils contraignent les reli­gions et les cultures indé­pen­dantes à conti­nuer de « sou­rire » tan­dis qu’elles se réduisent elles-mêmes à l’impotence et qu’elles en meurent. Tous ces aspects néga­tifs du plu­ra­lisme, ce dog­ma­tisme, cette volon­té de lais­ser libre cours à la pas­sion et ces slo­gans appe­lant à un sui­cide insen­sé et sou­riant auraient pu être dénon­cés à l’époque de Vati­can II si les auto­ri­tés catho­liques en avaient étu­dié sérieu­se­ment les déve­lop­pe­ments en Amé­rique ((. Pour une approche géné­rale, voir John Rao, Ame­ri­ca­nism and the Col­lapse of the Church in the Uni­ted States (Tan, Char­lotte (NC), 1994, dis­po­nible sur jcrao.freeshell.org) ; Tho­mas Mol­nar, Le modèle défi­gu­ré (PUF, 1978) ; sur l’Amérique moderne, Jean-Marie Mayeur, éd., His­toire du Chris­tia­nisme (Des­clée, 1990–2000), t. XII, pp. 833–924 ; t. XIII, pp. 255–341 ; Hubert Jedin, John Dolan (Cross­road, New York, 1981), t. X, pp. 642–671. Au sujet des catho­liques et des conser­va­teurs, Patrick Allitt, Catho­lic Intel­lec­tuals and Conser­va­tive Poli­tics in Ame­ri­ca, 1950–1985, Cor­nell, Itha­ca (NY), 1995.)) . […]

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