Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 116 : Logique des com­pro­mis

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’his­toire récente des rap­ports entre les catho­liques et l’ordre poli­tique fait appa­raître un pen­chant mar­qué à recher­cher le com­pro­mis avec les pou­voirs éta­blis. Cette ten­dance s’explique sans doute par le désir d’éviter les consé­quences dom­ma­geables des conflits, mais elle peut éga­le­ment rele­ver d’une cer­taine culture du refus de l’ennemi. La doc­trine offi­cielle des papes de la période d’après la Révo­lu­tion fran­çaise avait long­temps reje­té l’éventualité d’acquérir la paix au prix d’aménagements doc­tri­naux, idée appa­rais­sant comme une infi­dé­li­té et une lâche­té. Nul n’ignore le sym­bo­lique Syl­la­bus (1864) et la der­nière condam­na­tion qu’il por­tait, résu­mant toutes les autres, l’injonction faite à l’Eglise de « tran­si­ger » avec la « civi­li­sa­tion » moderne. Si la pra­tique diplo­ma­tique du Vati­can et de cer­tains épis­co­pats au cours de la même période a sou­vent été mar­quée par des choix moins nets, ceux-ci ne furent cepen­dant jamais éri­gés à un rang théo­rique, et seule­ment jus­ti­fiés par l’urgence et la tolé­rance de situa­tions mau­vaises mais impos­sibles à modi­fier à court terme.

Certes la rela­tive fré­quence de choix de cette nature a favo­ri­sé, de fait, un cli­mat oppor­tu­niste. Ce qu’on a nom­mé au XIXe siècle couverture-116la « thèse », c’est-à-dire la franche affir­ma­tion des prin­cipes oppo­sés aux erreurs du temps et à leurs consé­quences pra­tiques, a presque fini par acqué­rir un carac­tère d’invocation abs­traite en com­pa­rai­son de l’acceptation de com­pro­mis de moindre exi­gence, accep­ta­tion nom­mée « hypo­thèse », confor­tant ain­si la ten­dance à cher­cher la conci­lia­tion de manière sys­té­ma­tique. Cette ten­dance a été le propre du cou­rant libé­ral-catho­lique depuis son ori­gine. Elle s’est appuyée sur une cer­taine adhé­sion à la croyance fon­da­trice de la moder­ni­té poli­tique, le mythe du pro­grès, l’idée que l’Histoire avance selon des « lois » auto­nomes, tou­jours mon­tantes, en direc­tion d’un ave­nir meilleur. Bien­tôt un demi-siècle après Gau­dium et spes, le fait, l’effectivité, est encore inter­pré­table comme un « signe des temps » annon­cia­teur d’une crois­sance spi­ri­tuelle de l’humanité. La pers­pec­tive d’une « gou­ver­nance » pla­né­taire, par exemple, appa­raî­tra comme un fac­teur posi­tif dans la voie de la paix, une évo­lu­tion néces­saire qu’il s’agit d’accompagner en vue de l’enrichir d’esprit chré­tien. Et ain­si de suite.
Aux effets réma­nents du mythe pro­gres­siste s’ajoute sou­vent un défaut d’analyse. Le cadre éta­bli s’impose comme une évi­dence natu­relle hors de laquelle rien n’est pen­sable. Dans le cas de la démo­cra­tie, tou­jours invo­quée comme sys­tème indé­pas­sable et le plus à même d’apporter un bien­fait aux socié­tés humaines, cela com­porte deux consé­quences. D’une part, tenir ce dis­cours revient à entrer dans le jeu de l’hypocrisie : qui ne sait que la démo­cra­tie recouvre, en fait de pou­voir exer­cé par le peuple et pour le peuple, la domi­na­tion d’oligarchies tou­jours plus impu­dentes ? Et pour­tant une même langue de bois domine à ce sujet dans une grande par­tie des inter­ven­tions publiques éma­nant de nom­breux res­pon­sables d’Eglise. Les options conci­liaires et leurs déve­lop­pe­ments ulté­rieurs ont cano­ni­sé ce dis­cours, qui se per­pé­tue tan­dis que son objet connaît désor­mais une muta­tion fon­da­men­tale, ce qui lui confère un carac­tère d’irréalité pro­non­cée : seconde consé­quence mal­heu­reuse. Et lorsqu’une mise à jour est opé­rée, ce n’est pas tant dans le sens d’une com­pré­hen­sion cri­tique du cours des choses que d’une adop­tion sans dis­cer­ne­ment de la ter­mi­no­lo­gie fac­tice impo­sée par les fabri­cants d’opinions. La « socié­té civile » a ain­si fait son entrée jusque dans les caté­chismes, un concept lié au retour agres­sif du libé­ra­lisme éco­no­mique dans la nou­velle confi­gu­ra­tion poli­tique post­mo­derne, et cela comme si cette notion cou­lait de source, et sans qu’elle soit pré­ci­sé­ment défi­nie.
Il res­te­rait à s’interroger sur les causes de ces empres­se­ments ou manques d’esprit cri­tique. quoi qu’il en soit, un fait est patent : la recherche de la conci­lia­tion n’a pas obte­nu les résul­tats qu’elle était cen­sée recueillir, mais la leçon ne semble pas aisée à tirer. Une grande dis­pro­por­tion existe entre illu­sions lour­de­ment démen­ties et reprise d’initiatives de por­tée secon­daire ou contra­dic­toire. Le choix de « relan­cer l’engagement de l’Eglise en faveur de la léga­li­té dans une socié­té mul­ti­re­li­gieuse » don­né pour thème au Par­vis des Gen­tils à son étape de Palerme, en mars 2012, n’est-il pas emblé­ma­tique ? Ou celui de pro­po­ser que « les familles, les centres édu­ca­tifs et les com­mu­nau­tés reli­gieuses » d’Espagne s’associent à l’entreprise de for­ma­tage des esprits, dite d’éducation à la citoyen­ne­té, au motif que « la laï­ci­té propre au laïc chré­tien implique son droit et son devoir d’être pré­sent comme citoyen dans les affaires publiques et tem­po­relles et les impré­gner de sa foi » (cf. M. Eló­se­gui, « La edu­ca­ción para la ciu­da­danía en las escue­las públi­cas y los cen­tros con idea­rio cris­tia­no », Scrip­ta theo­lo­gi­ca n. 44, 2012, p. 119) ?

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Cin­quante ans après le début de l’événement conci­liaire, un dis­cours de célé­bra­tion démo­cra­tique est encore réper­cu­té dans le monde catho­lique, alors même que sa décrue est enta­mée dans les médias. A l’intérieur de cer­taines sphères ins­ti­tu­tion­nelles catho­liques – épis­co­pat, uni­ver­si­tés, presse –, on note cepen­dant une  conver­gence avec plu­sieurs milieux intel­lec­tuels exté­rieurs à l’Eglise pré­oc­cu­pés par ce désen­chan­te­ment. Une sorte d’interface s’est consti­tuée, assu­rant la liai­son entre ces milieux et un petit nombre d’évêques et théo­lo­giens, les pre­miers conscients de l’importance de l’Eglise comme « réser­voir sym­bo­lique » dans une socié­té en voie d’éclatement, les seconds cher­chant auprès d’eux matière à pen­ser. De ces échanges sortent des ten­ta­tives de redé­fi­ni­tion d’un sta­tut public de l’Eglise dans les condi­tions nou­velles d’une socié­té très déchris­tia­ni­sée, mais aus­si très dépo­li­ti­sée, où le concept de laï­ci­té conserve son sta­tut de reli­gion d’Etat, mais qui a cédé la place, dans la masse de la popu­la­tion, à l’irréligion ordi­naire et à la babé­li­sa­tion des esprits. Chaque situa­tion natio­nale reste mar­quée par des condi­tions spé­ci­fiques, mais des phé­no­mènes com­pa­rables se remarquent ailleurs qu’en France, sur­tout en Ita­lie.
Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, a un rôle moteur en la matière au sein de l’épiscopat fran­çais. Il est connu pour ses dif­fé­rents rap­ports, dont le pre­mier (1994) avait pour thème la « pro­po­si­tion de la foi dans la socié­té actuelle ». Le terme « pro­po­si­tion » n’était pas choi­si au hasard, résu­mant d’une cer­taine manière toute une atti­tude, en confor­mi­té avec la ligne défi­nie dans la décla­ra­tion conci­liaire sur la liber­té reli­gieuse. Cette manière de pro­cé­der ne devrait pas sou­le­ver l’hostilité d’un monde pous­sé à détes­ter les leçons « assé­nées » du haut de la chaire, si sou­cieux de pro­té­ger sa liber­té d’opiner – celle-ci fût-elle cal­quée sur le confor­misme le plus pesant.
Dans une inter­ven­tion à un col­loque de décembre 2010, le socio­logue du reli­gieux Jean-Marie Done­ga­ni a très bien indi­qué les fron­tières à l’intérieur des­quelles cette pro­po­si­tion a le droit de se pré­sen­ter dans le cadre idéo­lo­gi­co-juri­dique actuel. La laï­ci­té, dit-il, impo­sée par voie consti­tu­tion­nelle, est plus qu’une règle de conduite, c’est une croyance repo­sant sur deux prin­cipes : l’autonomie, au sens fort (« […] convic­tion que la socié­té peut être diri­gée par un gou­ver­ne­ment qui ne trouve pas son ins­pi­ra­tion et sa légi­ti­mi­té dans la trans­cen­dance reli­gieuse »), et le plu­ra­lisme, « la laï­ci­té fait fond sur le sub­jec­ti­visme et entraîne un rela­ti­visme incon­tour­nable qui sou­met la véri­té aux seules recherches et expé­riences indi­vi­duelles » (« Sécu­la­ri­sa­tion et pré­sence publique de la reli­gion », dans Pen­ser l’inscription de l’Eglise, Parole et Silence, 2011, p. 103). J.-M. Done­ga­ni constate que le concile Vati­can II a acquies­cé aux deux piliers de cette croyance, recon­nais­sant la « légi­time auto­no­mie des réa­li­tés ter­restres » (Gau­dium et spes, 36) et conce­vant la manière de prê­cher la foi comme « une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange et du dia­logue grâce aux­quels les hommes exposent les uns aux autres la véri­té qu’ils ont trou­vée ou pensent avoir trou­vée, afin de s’aider mutuel­le­ment dans la quête de la véri­té » (Digni­ta­tis huma­nae, 3). D’où peuvent alors venir les dif­fi­cul­tés ? Tout sim­ple­ment d’un manque de cohé­rence du côté de l’Eglise, sus­ci­tant une réac­tion de rejet et ren­for­çant le sec­ta­risme d’une mino­ri­té atta­chée à une concep­tion arrié­rée de la laï­ci­té.

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