Lectures : La force de frappe du Coran
Les peuples du Livre sont inégalement servis ; dès le début de leur ouvrage sur l’action psychologique dans le Coran ((. Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, L’action psychologique dans le Coran, Cerf, 2007, 104 p., 20 €.)) , Marie-Thérèse et Dominique Urvoy rappellent le mot de Massignon qui fait d’Israël le peuple de l’Espérance, des chrétiens le peuple de la Charité, la Foi étant dévolue à l’islam. Belle formule, également répartitrice, mais faussée, bien sûr. Entre les livres (le singulier est trompeur car, pour les musulmans, le seul Livre est le Coran, qu’on peut accompagner si nécessaire, mais c’est en fait totalement superflu, de la Bible et des Evangiles tels que le Coran les cite et tronque), l’inégalité est sans correction possible : Bible et Evangiles sont des oeuvres créées (par des hommes, nécessairement imparfaits) alors que le Coran est incréé, simplement transmis de « la Table bien gardée » d’Allah à son dernier prophète par l’archange Jibril / Gabriel. Pour le croyant, pas de problème : parole de Dieu, le Coran est la Vérité, les autres livres, oeuvres humaines inspirées de Dieu, ont été censurées, perverties, et ne peuvent apporter aucune certitude. Cette donnée de base est d’autant plus facilement acceptée que le Coran tel que nous le connaissons, c’est-à-dire tel qu’il a été mis en forme peu à peu après la mort du Prophète, en découpant et refaçonnant les sourates (chapitres), en interpolant des versets révélés à des moments très divers, en supprimant peut-être certains passages comme les « versets sataniques », se révèle une arme de persuasion remarquable.
Partant d’une constatation géniale du père Jomier en 1996, et poursuivant son travail jusqu’à un terme qu’il ne pouvait envisager lui-même, les deux professeurs toulousains mettent à jour les ressorts de cette « action psychologique » qui aboutit à « la certitude psychologique du musulman ». C’est l’un des miracles du Coran officiel que d’avoir su utiliser toute une panoplie de techniques littéraires et/ou oratoires pour conditionner le lecteur, le plus souvent avec discrétion, comme il se doit pour cette arme psychologique qui est et doit rester imperceptible pour l’ensemble de la « cible humaine » ((. Sur ce point, les auteurs rappellent que certains commentateurs musulmans ont perçu l’influence de ces techniques, et que cela a renforcé leur certitude que le Coran est bien divin.)) . Et c’est le miracle de ce court livre d’avoir pu aboutir sans forcer la note, sans tricher, Coran sous les yeux et citations irréfutables à l’appui. Puisqu’il est court, très lisible avec un peu (et plus facilement beaucoup) d’attention, malgré sa densité et sa technicité, il faut absolument lire ce livre, surtout quand les chrétiens et leur clergé cherchent à « dialoguer » sur le plan religieux, ce que le père Moussali déclarait impossible, comme Roger Arnaldez : la Vérité étant le Coran, et le dialogue tendant à découvrir une vérité commune, même partielle, la seule solution est d’adopter le Coran qui exclut toute divergence, tout doute, toute réserve, toute remise en cause, surtout au nom de la raison.
A moins que, comme me le confiait récemment un prêtre passionné par ces questions et déçu par ce qu’on lui avait enseigné lors de ses études, le dialogue ait la vertu de montrer que l’islam est complètement bloqué depuis plus de dix siècles et que cela n’apparaisse aux yeux de ses fidèles. Stratégie très astucieuse, mais surtout utopiste. On se contentera de présenter rapidement les principales techniques d’action psychologique recensées et clairement démontrées, tableaux à l’appui, par les auteurs. Leur démarche est double : découvrir les mécanismes littéraires (globaux et pas seulement ponctuels comme le font en général les commentateurs musulmans) et les lier aux mécanismes mentaux qui imposeront aux croyants la certitude psychologique. Car ce qui compte, c’est la perception des textes par les lecteurs, bien au-delà de leur formulation brute.
Cette démarche scientifique n’ignore pas que, dans leur grande majorité, les musulmans ne connaissent qu’une petite partie du Coran (le début), mais les « formateurs » qui les encadrent connaissent le tout et sont eux-mêmes formés ou formatés par cette action psychologique.
Quatre séries de mécanismes sont utilisés.
1. Les procédés rythmiques, d’accélération ou de ralentissement, ont pour objectif d’exaspérer le lecteur contre celui qui ose contester l’enseignement ou la personne du Prophète, ou de retarder la réponse attendue et désirée qui va, de ce fait, paraître plus percutante et décisive lorsque, enfin, elle sera donnée ; la démonstration à partir de la sourate II, en partie consacrée aux Juifs, est très éclairante sur ce que les auteurs appellent « le procédé par harcèlement et autoexaspération ». A ce propos apparaît une caractéristique importante des commentaires du Coran (souvent très pointus voire pointilleux) par les grands auteurs classiques : contrairement aux Occidentaux, ils s’attachent aux détails, aux digressions, et ils y conforment leur interprétation de l’ensemble ; entre une digression incongrue à cet emplacement (résultant peut-être d’une interpolation lors de la mise en forme) et un élément central du discours, ils choisissent de s’attacher à la première, négligeant ce qui nous paraît l’essentiel du discours parce que, de toute façon, l’essentiel est sacré et hors du raisonnement humain. On retrouvera cette méthode des commentateurs bien mise en évidence par Roger Arnaldez dans Jésus, fils de Marie. Prophète de l’Islam (Desclée, 1980).
Le but essentiel des procédés rythmiques, seuls ou combinés à d’autres, est d’engluer le lecteur dans un texte qui, par ses ruptures de tempo, ne lui laisse pas le temps de réfléchir au fond, ce qui risquerait de lui faire perdre le fil d’un discours parsemé de digressions, d’alternances de locuteur, de ton, de personne (on passe souvent du singulier au pluriel), etc. On comprend mieux la difficulté pour un non-musulman de lire le Coran comme il lirait l’Evangile de saint Luc, sauf s’il accepte d’être guidé…
2. Les procédés structurels sont représentés principalement par la répétition de mots ou de structures entières (des « refrains »). Par exemple, la présentation des prophètes a pour objectif de montrer, par des répétitions d’événements qui ont marqué leurs fonctions, que Muhammad/Mahomet est bien l’un d’eux, semblable à eux même s’il est le plus grand. De même, la présentation de Jean-Baptiste et celle de Issa/Jésus sont totalement parallèles et répétitives, ce qui tend à faire admettre que Jésus n’est qu’un prophète comme Jean-Baptiste et pas du tout le Fils de Dieu. Pour mieux convaincre encore, disons pour vaincre toute résistance intellectuelle, le Coran adopte souvent la répétition avec amplification, qui submerge, grâce à l’introduction réitérée d’un nouvel élément, les questions que pouvait poser l’assertion simple précédente.
3. Avec les procédés subliminaux, on aborde un sujet plus polémique, car il concerne principalement Mahomet et sa fonction. Déjà, la profession de foi (la chahada) comporte-t-elle une ambigüité : elle affirme, négativement, le monothéisme absolu de l’islam, sa caractéristique la plus revendiquée et, bizarrement, en face de cet absolu, elle ajoute la croyance au caractère « d’envoyé » du Prophète, qui, logiquement, est beaucoup plus contingent. De manière presque insensible, nombre de sourates comportent un tel glissement qui va de Dieu à la communauté des croyants puis au Prophète (qui en est le grand « bénéficiaire »), accessoirement aux autres détenteurs de l’autorité qu’on oublie vite, et qui assimile, parfois explicitement, obéissance à Dieu et obéissance au Prophète : « Quiconque obéit à l’Envoyé obéit à Dieu ». On comprend dès lors pourquoi les Occidentaux ont appelé les musulmans « mahométans ». Dominique et Marie-Thérèse Urvoy notent très justement que c’est là la base de l’islam politique, mais aussi la source de divisions : après Mahomet, qui sont les légitimes détenteurs de l’autorité ? Ses émirs ou leurs successeurs à la tête des Armées, les successeurs des premiers califes ou les hommes de religion ? La même incertitude pourrait d’ailleurs atteindre la personne du Prophète : le Coran rappelle que les contemporains disaient de lui « ce n’est qu’un homme comme nous », pour contester la place éminente que lui taillait le Coran, texte qu’il était seulement chargé de transmettre, selon ces récalcitrants. Mais la perception du Coran a été unifiée et définitivement arrêtée après quelques siècles, et les croyants ne peuvent comprendre que ce qu’ont établi les premiers commentateurs reconnus ; or, ceux-ci « n’ont pas saisi le mécanisme de la démarche persuasive » (le procédé subliminal) même s’ils « en ont ressenti totalement les effets » (p. 82).
4. Les procédés argumentatifs concernent « la preuve » qui doit emporter la conviction. Dans l’arabe du Coran, plusieurs mots sont utilisés pour la représenter, chacun ayant un poids ou un contenu différent. Mais surtout, comme dans la plupart des sourates, la « démonstration » n’est pas rectiligne ; elle entrecroise des thèmes et des arguments très divers, rattachés à des sujets éventuellement éloignés. La logique est « essentiellement émotionnelle » (p. 88). Les exemples retenus sont parlants : pour critiquer ceux qui osent contester le rôle des prophètes, donc in fine celui de Mahomet, on oppose leur attitude ( ils critiquent les prophètes « en jouant, le coeur distrait ») à celle de Dieu lorsqu’il créa le monde, qui lui, « ne jouait pas ». Cet argument ne convainc guère un lecteur non guidé. Dans la même lignée, contester des prophéties sur des sujets sérieux voire tragiques, comme l’Heure dernière est indécent, compte tenu du caractère dramatique de cette apocalypse.
On a beaucoup simplifié, bien sûr ; les auteurs montrent bien qu’à des « glissements » argumentatifs s’ajoutent des procédés subliminaux (pour renforcer l’autorité de Mahomet) et autres. L’utilisation de ces armes psychologiques ne heurte pas les croyants ; d’abord, parce que la plupart ne peuvent la remarquer, par ignorance ; ensuite parce que les « savants » ne s’attachent qu’aux détails et ne voient jamais le Coran de manière globale ; et, pour ceux qui l’apercevraient, on l’a vu, cette technique de contrainte intellectuelle ne fait que confirmer le caractère incréé du Coran. La théologie coranique est « parfaite » (p. 98) et « bétonnée » (p. 99) : aucune question fondamentale ne peut être posée et, au surplus, lorsqu’un doute surviendrait, la réponse (qui, pour ceux de l’extérieur, n’en est pas une) est donnée une centaine de fois dans le Coran : « Si Dieu le veut » (ou l’avait voulu), « les choses iront dans ce sens » (ou auraient été différentes).
Aussi la conclusion est-elle nette : le Coran est un texte plus les effets psychologiques induits, qui ont définitivement façonné l’Islam. Les partisans du dialogue interreligieux ne doivent jamais l’oublier ni faire l’impasse sur près de quinze siècles de formatage de la pensée musulmane. Ce grand « petit livre » bouleverse donc les idées reçues par ceux qui connaissent mal non le Coran lui-même mais sa perception par les « soumis » (soumis à Allah mais aussi soumis à l’action psychologique du texte révélé, tel qu’il a été mis en forme). Le plus simple est donc de le passer sous silence et de discréditer ses auteurs, à la manière un peu simpliste du Prophète (« apportez vos preuves – et ils ne les apportèrent pas »). On trouvera une attitude opposée et beaucoup plus intéressante chez l’universitaire toulousain Mathieu Guidère. Dans une riche contribution aux Mélanges offerts à Dominique Urvoy (Synoptikos, Toulouse-le Mirail, décembre 2011, 703 p., ici pp. 448–463), M. Guidère fait un parallèle entre les procédés mis en évidence dans le livre ici présenté et leur utilisation dans le Manuel de recrutement d’Al-Qaïda. Il note : « L’ensemble de ces procédés se retrouve dans les textes contemporains de propagande islamiste, lesquels usent sans modération de citations coraniques » (p. 448). Il conclut son étude en affirmant que le processus de « compréhension personnelle du message » et de « son appréhension individuelle […] permet de mieux comprendre le lien qui unit le monde subjectif des islamistes aux données objectives du texte coranique » (pp. 462–463). Cette remarque très exacte vaut aussi, avec des nuances, pour tous les musulmans avec lesquels on veut dialoguer dans le domaine religieux.