Lectures : L’Evangile contre la loi naturelle ?
Reconstituer le cheminement de la philosophie de la loi naturelle à travers l’histoire de la pensée grecque, romaine, musulmane, juive et chrétienne représente une tâche considérable eu égard aux compétences très pointues que cela nécessite : maîtrise des langues anciennes, bonne connaissance de l’histoire et de la philosophie antique et médiévale, etc. On peut ainsi s’étonner qu’Elisabeth Dufourcq, « simple » docteur en sciences politiques, s’attaque ((. Elisabeth Dufourcq, L’invention de la loi naturelle. Des itinéraires grecs, latins, juifs, chrétiens et musulmans, Bayard, mars 2012, 742 p. 29 €.)) à une tâche aussi ardue après avoir mené une brillante carrière dans la haute administration, siégé au Comité consultatif national d’Ethique et exercé la fonction de secrétaire d’Etat à la Recherche pendant un semestre.
Cela s’explique principalement par le fait que ce livre, en dépit de son important volume, n’est pas un nouveau traité d’histoire de la philosophie. Il s’agit plutôt d’un ouvrage de vulgarisation réalisé à partir des « immenses travaux d’érudition récente » (p. 42) ou plus ancienne parus sur les principaux philosophes de la loi naturelle. L’ambition est d’ailleurs clairement affichée par l’auteur dès l’introduction. Féministe engagée, membre active du Comité de la Jupe, Elisabeth Dufourcq explique en effet vouloir réagir aux récents travaux publiés sur la loi naturelle dans les milieux catholiques. Il s’agit principalement des Actes du colloque organisé en 2006 par la Confédération des Juristes catholiques de France ((. Joël-Benoît d’Onorio, Loi naturelle et loi civile, Téqui, 2007.)) , et de la communication publiée en 2009 par la Commission théologique internationale ((. CTI, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveaux regards sur la loi naturelle, Le Cerf, juin 2009. Le paradoxe veut qu’Elisabeth Dufourcq s’en prenne à ce document composite précisément pour sa partie la plus traditionnelle et non pour les ouvertures qu’il opère en direction de certains éléments de la culture dominante (cf. J. F. Segovia, « De la loi naturelle aux “valeurs communes” mondiales », Catholica n. 110, hiver 2011).)) .
Ces travaux seraient en effet entachés de plusieurs faiblesses : prétendre fonder une éthique universelle sur une philosophie issue de l’Antiquité gréco-romaine est irréaliste alors même qu’une bonne partie du monde – en particulier la Chine et l’Inde – y est totalement étrangère ; soutenir l’autorité spécifique du magistère de l’Eglise pour interpréter la loi naturelle revient à confier un pouvoir normatif exorbitant à quelques individus souvent éloignés de la réalité (p. 37) ; il est étrange, pour des chrétiens, de fonder la démonstration principalement sur saint Thomas d’Aquin et non sur les Evangiles ou le Décalogue. Enfin – et l’on sent poindre la frustration de l’auteur – ces travaux affichent leur « ouverture à toutes les cultures » tout en se fermant aux réflexions « non autorisées provenant de l’intérieur de la culture chrétienne » (p. 40).
On comprend ainsi entre les lignes que le but principal de l’ouvrage est de relativiser la philosophie de saint Thomas d’Aquin pour inciter les catholiques à penser autrement. Pour ce faire, l’auteur entend faire redécouvrir « d’autres grands penseurs […] même si leurs écrits dorment depuis des siècles dans les armoires, faute d’avoir été jugés bons à être traduits du latin ». Elisabeth Dufourcq concentre donc son effort sur les oeuvres de saint Albert le Grand, saint Bonaventure, Alexandre de Halès et Roger Bacon. Il s’agit de montrer qu’à l’époque de saint Thomas, d’autres éminents auteurs ne parvenaient pas à des conclusions aussi fermes et définitives que lui. Ainsi, contrairement à son élève, saint Albert le Grand aurait seulement considéré que « la loi naturelle peut montrer ce qu’on peut choisir lorsque rien d’autre n’oblige, ni le décalogue, ni la loi chrétienne, ni la loi humaine, ni un simple contrat, ni encore une dette » (p. 283).
Un chapitre entier (sur les huit que compte l’ouvrage) décrit en outre comment saint Thomas lui-même, tout au long de sa vie, a fait évoluer sa conception de la loi naturelle. A la lumière de cet éclairage, l’auteur peut ainsi montrer dans le dernier chapitre que le traité des lois rédigé dans la Prima Secundae de la Somme théologique ne doit pas être pris au pied de la lettre en dépit de sa clarté. A partir de là, Elisabeth Dufourcq tente de répondre aux questions d’actualité soulevées dans son introduction : « L’invocation d’une loi naturelle de principe renforce-t-elle ou affaiblit-elle le droit moral des chrétiens à protester contre les lois iniques ? » (p. 630). Les conclusions de saint Thomas sur ce point sont très fermes : « Toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais une corruption de la loi » (Ia IIae, q. 95, art. 2). Quoique diamétralement opposées, celles d’Elisabeth Dufourcq le sont tout autant : « Le risque majeur n’est-il pas qu’une autorité chrétienne nourrisse l’illusion d’une parole universelle, gardée
au nom d’une autorité empruntée à la romanité, plutôt que puisée à la source même du christianisme ? Tout se passerait alors comme si la référence à la loi naturelle plutôt qu’à la grâce permettait au pouvoir spirituel de maintenir son autorité pour juger et dénoncer […]. Au sens propre du terme, cette autorité serait contrainte à se cantonner dans la réaction. Cela serait le contraire de l’innovation évangélique » (p. 632).
L’auteur reproche ainsi à saint Thomas d’avoir en quelque sorte ressuscité la froideur de la rationalité antique (dont le crime impardonnable semble être d’avoir théorisé l’inégalité des sexes) que le Christ était pourtant venu humaniser et parfaire dans les Evangiles. Il aurait ainsi édifié une « cathédrale sans vitraux et sans peuple » (p. 489), dépourvue d’utilité dans le contexte multiculturel contemporain : le « responsable de bonne volonté » jugera « odieux d’être mis en examen a posteriori par un pouvoir philosophique ou spirituel, quel qu’il soit, au nom d’une loi naturelle dont il attend depuis des siècles une promulgation divine ou un contenu qui ne soit pas suspect d’arbitraire » (p. 635). A l’inverse, « sur bien des sujets sensibles, les préceptes du décalogue et l’esprit de l’Evangile restent, pour toute personne responsable, qui qu’elle soit, croyante, agnostique ou athée, beaucoup plus opérationnels que les principes premiers et seconds de la loi naturelle » (p. 633).
Elisabeth Dufourcq recommande donc aux catholiques d’abandonner une philosophie de la loi naturelle devenue selon elle obsolète et contre-productive : il s’agit d’un « moyen illusoire de parler au monde urbi et orbi, à la mode antique et sans parler de l’Evangile même si l’on est chrétien. Ceci à l’heure même où les témoignages qui suscitent l’adhésion des esprits, voire la conversion des coeurs, sont justement ceux qui, en actes ou en paroles, parlent de cet Evangile » (p. 621). Les témoignages donnés par « un abbé Pierre ou une soeur Emmanuelle » seraient ainsi beaucoup plus utiles pour résoudre les problèmes éthiques contemporains que les développements de saint Thomas sur la loi naturelle.
Arrivé à ce stade de la réflexion, on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine déception tant la conclusion paraît si peu à la hauteur de la qualité du travail qui l’a précédé : à quoi servait-il de disséquer avec autant de minutie les itinéraires grecs, latins, juifs, chrétiens et musulmans de la loi naturelle s’il s’agit de toutes façons d’une philosophie creuse et dépassée par le message évangélique ? A quoi bon consacrer autant de temps à décortiquer les raisonnements de saint Thomas d’Aquin s’il ne s’agit plus de convaincre par la raison mais seulement de « donner l’exemple » ? Cela ne revient-il pas, au final, à faire la promotion d’une sorte de fondamentalisme faisant prévaloir la foi sur la raison ? C’est qu’en effet, selon l’auteur, « chez saint Thomas d’Aquin lui-même, le seul contenu précis qu’on a réussi à élucider et reconnaître comme intemporel trouve ses racines dans le Décalogue et l’Evangile » (p. 655).
Cette conclusion résulte manifestement d’une erreur déjà dénoncée par Michel Villey en son temps : lire le traité des Lois contenu dans la première partie de la Somme théologique (Ia, IIae, q. 90–100) sans le mettre en rapport avec le traité de la Justice développé dans la seconde partie (IIa IIae, q. 57–80) conduit à opérer une sorte d’absolutisation de la loi naturelle en décalage avec la pensée de saint Thomas. Il est vrai que, dans le Traité des lois, le saint Docteur n’énumère pas avec précision les préceptes de la loi naturelle (q. 94–2). Cela s’explique d’ailleurs par le fait que la loi naturelle n’est pas un texte dont on pourrait découvrir le contenu mais une manière de raisonner à partir de l’observation de la nature. Au demeurant, dans la question 95 qu’Elisabeth Dufourq évacue en deux lignes, saint Thomas évoque un certain nombre de conclusions auxquelles peut conduire la loi naturelle. Il explique ainsi que le jus gentium est « ce qui découle de la loi de nature à la manière de conclusions venant des principes, par exemple les achats et ventes justes, et autres choses de ce genre, sans lesquelles les hommes ne peuvent vivre en communauté ; et cela dérive de la loi naturelle [quod est de lege naturae] parce que “l’homme est par nature un animal social”, comme le prouve Aristote » (q. 95 art. 2). Et dans le Traité de la justice, il précise que « le droit (jus) ou juste naturel, c’est ce qui par nature s’ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu’on envisage la chose absolument et en soi, par exemple l’homme qui, comme tel, s’adapte à une femme pour avoir des enfants, ou un père à son fils pour l’élever ; soit qu’on l’envisage, non plus absolument, mais relativement à ses conséquences : par exemple, la propriété privée » (q. 57 art. 3).
Ce faisant, saint Thomas ne fait que reprendre les exemples antiques donnés par les jurisconsultes romains dans leurs introductions au droit. Voilà de quoi donner un contenu tout à fait consistant et opérationnel à la loi naturelle : un raisonnement « primaire » permet de fonder rationnellement la légitimité de la procréation sur la loi naturelle à partir de la différence de sexe existant objectivement entre l’homme et la femme ; et il conduit logiquement à rejeter les pratiques contemporaines comme la contraception et l’avortement. Pareillement la dépendance manifeste des enfants à l’égard de leurs parents suffit à fonder les obligations d’entretien des premiers par les seconds, obligations que le droit contemporain reconnaît toujours comme « naturelles ». De la même manière, un raisonnement un peu plus élaboré permet de déduire la légitimité de la propriété privée à partir du principe selon lequel l’homme est fait pour vivre en société. En effet, il n’est pas nécessaire d’être docteur en sociologie pour constater que les biens laissés inappropriés sont mal entretenus ou peuvent être à l’origine de nombreux conflits. La loi naturelle permet ainsi de parvenir à des conclusions opérationnelles à partir de raisonnements dont la plupart des hommes de bonne volonté peuvent constater le bien fondé. La philosophie de la loi naturelle apparaît ainsi beaucoup plus à même de permettre un dialogue entre des cultures qui n’ont effectivement pas grand-chose en commun si ce n’est justement une capacité à raisonner honnêtement. Elle paraît en tous cas plus à même de convaincre un esprit en quête de vérité que les vies d’un abbé Pierre ou d’une soeur Emmanuelle dont la médiatisation tient peut-être justement aussi aux positions contraires aux enseignements de l’Eglise qu’ils ont pu prendre. Opposer l’esprit évangélique à la loi naturelle paraît ainsi aussi vain que d’opposer la foi à la raison.