Marc Levatois : L’Espace du sacré. Géographie intérieure du culte catholique
« D’une certaine façon, même si cela peut paraître paradoxal, quand on accepte de regarder par le prisme de l’espace sacré, c’est la disposition centrée, avec une assemblée en cercle autour de l’autel, visible dans quelques églises catholiques contemporaines, qui pourrait être interprétée comme fermeture, celle d’une communauté sur elle-même, dans un certain refus de la transcendance, celui qu’ont assumé des architectes réformés mais dans un autre cadre doctrinal. » (p.132) Cette remarque presque incidente qu’on peut lire dans sa conclusion situe l’enjeu de l’enquête de l’auteur qui ne tient à se présenter que comme géographe pour traiter de la catégorie relativement récente d’espace sacré, inventée en dehors de la réflexion chrétienne mais adoptée par elle à partir du « mouvement liturgique » qui a parcouru la première partie du siècle passé en débordant jusqu’au concile de Vatican II et à la réforme liturgique qui en est issue. Corrélativement à une remise en cause de la sacralité en tant que telle par un courant théologique et pastoral, la raison d’être de lieux spécifiquement sacrés fut contestée au nom de la nouveauté du message évangélique. D’autre part, en dehors de cette thèse extrême, la rénovation liturgique, s’agissant de la disposition spatiale du culte, crut trouver dans l’usage romain antique une justification de la célébration dite « face au peuple ».
Par rapport à la première question, force est de reconnaître qu’il a bien existé dès l’origine une pratique chrétienne relativement à l’espace sacré. Le lieu sacré est à distinguer du lieu saint, lié à des manifestations de foi autour de reliques d’un saint, d’une dévotion particulière ou d’une apparition, généralement à un pèlerinage. L’église, elle, est consacrée, elle est l’espace liturgique spécifique. Cela se traduit par deux composantes : la délimitation, qui elle-même se subdivise en délimitation extérieure et en disposition intérieure ; et l’orientation qui, constamment, selon l’étymologie du mot, est tournée vers l’Orient, qui n’est plus le dieu solaire des cultes païens mais l’Oriens, le vrai Soleil, le Christ. Par là, pour ce qui est de la seconde question, nous pouvons évaluer le caractère artificiel et sans aucune prise dans l’histoire de la problématique si passionnelle de la position « face au peuple » du prêtre durant la célébration eucharistique. A Rome beaucoup d’églises étant « occidentées » et non orientées, et si le prêtre faisait face au peuple, c’est parce qu’il se tournait vers l’Orient. La question n’était pas d’être ou non face à l’assemblée.
La question de l’espace sacré appelle évidemment le débat sur le sacré auquel il est fait allusion plus haut. Y a‑t-il un sacré pour les chrétiens ? N’est-il pas un reste de paganisme à dépasser ? La racine indo-européenne du mot est comprise par notre auteur comme une mise à part, une délimitation. Sans doute en rapport avec des mots tels que « section ». Il vaut la peine de remarquer qu’un auteur comme Julien Ries, quant à lui, donne à la racine sak (grec hag) la signification de réalité dans toute la force du terme. (De fait, une idée de validation, telle qu’on la retrouverait alors dans « sanctus » ou telle qu’elle est patente dans « sanction », rendrait compte avantageusement du vaste lexique concerné.)
L’ouvrage nous permet de parcourir la question des édifices du culte chrétien de bout en bout, en partant de l’usage juif concernant le temple de Jérusalem et les synagogues, en passant par la reconversion des sanctuaires païens, jusqu’aux diminutions ou pertes de perspective des derniers siècles, notamment à l’occasion du courant réformé. Il met en valeur une dynamique essentielle qui confère à la notion d’un espace sacré, ouvert à l’espace profane mais distinct de lui, lui-même hiérarchiquement structuré intérieurement en narthex, nef et choeur et orienté au levant, l’autorité de la pratique chrétienne la plus constante et la mieux attestée.
La question de l’espace rejoint celle du temps. Ce qui noue ces deux dimensions, c’est le mouvement. D’où l’importance des processions. Il faut déjà comprendre la position spatiale comme une dynamique. Ainsi, le prêtre tourné vers Dieu va vers la lumière, entraînant le peuple à sa suite (comme le Christ nous entraîne vers le Père). La conclusion dogmatique qui s’impose une fois ce livre refermé, c’est la légitimité et la nécessité de l’expression sacrée dans toutes ses dimensions anthropologiques pour un accomplissement effectif du vécu chrétien. Une théologie de l’incarnation conséquente avec elle-même ne saurait s’en étonner. Si le vrai temple est le Corps du Christ, et si ce corps est également Eglise vivante ou Assemblée des croyants, alors cette réalité, loin d’infirmer la valeur spécifique des temples matériels, leur confère un statut privilégié : ils participent ontologiquement, selon leur ordre spécifique, de la substance du corps glorifié du Seigneur.