Retour à l’apologétique
Même si quelques signes de renouveau se font sentir, et malgré l’accent replacé sur le rapport entre la raison et le christianisme (notamment en 2006, dans le retentissant discours de Benoît XVI à Ratisbonne), l’apologétique n’a plus pignon sur rue. Alors que certains manuels d’avant-guerre avaient été tirés à cent mille exemplaires, elle a disparu des formations catéchétiques, mal relayée par une « théologie fondamentale » phénoménologique et oecuménique. A l’heure des repentances en série, on l’assimilerait volontiers à une autojustification insupportable, voire à une défense de l’indéfendable. Son nom seul évoque une préparation mentale au débat voire à la propagande, c’est-à-dire tout sauf le dialogue.
L’abbé Lucien vient ainsi opportunément combler une carence criante, avec une somme qui fera date ((. Abbé Bernard Lucien, Apologétique. La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ. Théologie sacrée pour débutants et initiés, tome 3, Editions Nuntiavit, Brannay, 2011, 650 pages, 26 €.)) Il s’agit d’abord d’une synthèse : l’abbé Lucien recourt abondamment au magistère ; il s’appuie sur de très nombreux éléments établis antérieurement, notamment au sein de l’école thomiste classique illustrée par les RR.PP. Garrigou-Lagrange (De revelatione), Gardeil ou Guérard des Lauriers (Dimensions de la foi). Il tire également profit de nombreux travaux récents, que ce soit en matière exégétique, en théologie de la foi ou en épistémologie. L’apologétique tient effectivement un rôle défensif, et l’étymologie ne trompe pas ; mais l’abbé Lucien reprend les choses de plus haut ; l’apologétique porte avant tout sur l’une des propriétés de la Révélation, à savoir sa crédibilité, et plus précisément sa crédibilité rationnelle (pp. 4–5). Est-il rationnel de croire en Jésus-Christ ? Est-il rationnel d’adhérer intellectuellement à l’affirmation : « Jésus-Christ a transmis aux hommes la Révélation divine » ? L’apologétique plaide, devant le tribunal de la raison, la cause d’une foi qui dépasse la raison.
Définie en ces termes, elle correspond à une exigence intellectuelle primordiale, qui demeurerait intacte même s’il n’y avait pas d’incrédules (p. 9), et cela justifie de rattacher l’apologétique à la théologie fondamentale (pp. 6–15). Sans rien ôter à la réelle portée missionnaire de l’apologétique, ce caractère fondamental implique nécessairement des enjeux doctrinaux. Nos cinquante dernières années n’ont pas aimé l’apologétique ; l’étude de ce désamour permet aussi de comprendre la crise intellectuelle moderne. L’abbé Lucien propose ainsi une lecture des courants majeurs qui ont vu le jour au cours du XXe siècle à la suite de la crise moderniste. Il analyse en particulier quelques concepts piégés, proposés pour sauver la transcendance de Dieu contre l’immanentisme moderniste, mais qui ont fini par le rejoindre : « l’extrinsécisme », sur lequel se sont cristallisés un Maurice Blondel ou un cardinal de Lubac (pp. 110–112), la « théologie des deux ordres » et, en un fondement encore plus profond, l’anti-intellectualisme foncier qui est en fait commun à Bergson, Blondel ou au P. Rousselot (pp. 200–201, pp. 205–206) : d’une manière ou d’une autre, tous ont supposé que la raison conceptuelle et discursive n’avait pas le sens du réel. C’est accepter, non pas immédiatement mais inexorablement, de retomber dans le culte du jaillissement sentimental. « C’est dans cette rupture prétendue entre le concept, la rationalité discursive et le réel que se niche le péché originel de la modernité théologique du XXe siècle dont les fruits amers sont la marginalisation du catholicisme (et de la religion) par rapport à la vie publique, le relativisme doctrinal généralisé, le désarmement complet face au nouvel athéisme, l’évolutionnisme dogmatique et beaucoup d’autres maux dont la libération conciliaire des années 1962–1965 a permis sinon favorisé la prolifération buissonnante. » […]