Du Spirituel dans l’ordre littéraire : la revue Vigile (1930–1933)
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 101, p. 105–114].
On connaît l’anecdote, rapportée par Mauriac dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs. Un jour, Bernard Grasset en visite chez un ami aperçoit sur une table un numéro de la revue qu’il édite depuis quelques mois : « Ah ! c’est vous, l’abonné de Vigile ! » ((. Grasset arrêtera d’ailleurs les frais au bout d’une année et ce sont les éditions belges Desclée de Brouwer qui prendront le relais, jusqu’à la disparition de la revue en 1933.)) La cause semble alors entendue, Gide ayant par ailleurs, dans son Journal, qualifié l’entreprise, semble-t-il une fois pour toutes, de « monument d’ennui ».
Fort bien. Mais reconnaissons que Gide n’était sans doute pas totalement objectif lorsqu’il jugeait ainsi celle qui se voulut la « NRF catholique » de son temps et qui, de fait, selon le meilleur spécialiste du sujet, a bel et bien représenté « la seule véritable tentative de mettre sur pied une revue catholique spécifiquement littéraire » ((. Hervé Serry : « Vigile (1930–1933) ou l’impossible revue littéraire catholique », in Naissance de l’intellectuel catholique, La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire », 2004, p. 328.)) .
D’autre part, il n’est que de relire Vigile aujourd’hui — douze numéros parus entre 1930 et 1933 ((. La présentation en a été particulièrement soignée : « Un papier alfa du plus bel effet, un format large qui souligne l’austère sobriété de la couverture blanche simplement frappée du titre et des noms des collaborateurs […] Le modèle revendiqué est Commerce, une revue de luxe que Paul Valéry, dont Du Bos est un admirateur, publie depuis 1924. » (H. Serry, op. cit., p. 334).)) — pour y découvrir un contenu d’une grande richesse, avec des collaborateurs aussi prestigieux que Paul Claudel, Jacques Maritain, Gabriel Marcel, Jacques Rivière (présent à travers un « posthume »), Etienne Gilson ou l’abbé Bremond, sans oublier ses trois directeurs : l’abbé Altermann, François Mauriac et Charles Du Bos, en même temps qu’une grande variété de points de vue qui tient à une gageure : faire alterner spiritualité et littérature (ainsi, dès le premier numéro, d’un côté les contributions de l’abbé Altermann, Claudel, Camille Mayran et Jacques Maritain, de l’autre celles de Coventry Patmore, François Mauriac et Charles Du Bos) ; un rythme extrêmement vivant dont le texte en quelque sorte « manifeste » serait l’essai majeur de Du Bos, « Du Spirituel dans l’ordre littéraire », qui paraît dans trois livraisons de la revue et que son auteur laissera malheureusement inachevé.
La conversion après la conversion
C’est un fait que l’on compte une majorité de convertis parmi les collaborateurs de la revue : convertis de longue date comme Claudel (1886), Maritain (1906) et l’abbé Altermann (1918) ; ou plus récents comme Du Bos (1927), Mauriac (1928) et Gabriel Marcel (1929). Certains d’entre eux sont d’origine juive (c’est le cas de Jean-Pierre Altermann et de Raïssa Maritain, tous deux émigrés russes ; ou bien encore de René Schwob et de Max Jacob) ; d’autres viennent du protestantisme (tels les Suisses Blaise Briod et François Fosca) ; il y a même des orthodoxes (comme le Prince Vladimir Ghika, roumain de naissance, ordonné prêtre en 1923, qui s’est fait catholique pour, dit-il, « être plus orthodoxe » !).
Aussi bien, tout chrétien n’est-il pas, par nature et par vocation, un converti, qu’étant né en dehors du christianisme il le soit devenu, ou qu’il ait dû se convertir à sa religion d’origine ? Mauriac ne l’ignorait pas, ce qui ne l’a pas empêché, lui qui était né dans le catholicisme et qui n’en est jamais sorti, d’envier ceux pour qui il avait été un choix et d’aller même jusqu’à souhaiter perdre la foi pour connaître une telle expérience. Un processus que Charles Du Bos a fort bien décrit : « Certes, écrit-il, c’est une grâce de ne pas perdre la foi, que de ne pas pouvoir la perdre ; et ne pas savoir accepter le fait comme une grâce, c’est en un être le signe d’un état de grâce déficient. Et pourtant, sur un plan tout psychologique et humain, ce vœu secret qu’entretint naguère Mauriac de perdre la foi pour la retrouver traduit avec une parfaite justesse le sentiment qu’à de certaines heures le catholique inamovible est susceptible de nourrir à l’égard des convertis. Ce n’est pas seulement qu’il s’éprouve lésé d’avoir été frustré du choix, c’est qu’avec nostalgie il aspire à la fraîcheur et au renouvellement, et qu’il devine leur surabondance dans la conversion de ceux qui découvrent la foi ou la retrouvent. Sans doute mieux que quiconque il sait que l’on peut se convertir à l’intérieur du Christianisme, peut-être même entrevoit-il que la foi vécue n’est rien d’autre qu’une conversion continuelle, et qui se continue jusqu’au terme. Mais ce n’en est pas moins au début une tâche entre toutes malaisée et ingrate que de se convertir à ce à quoi déjà l’on croyait. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 23–24.))
« A semblable vocation, ajoute Du Bos, Mauriac était destiné, et, au jour marqué, il allait l’accomplir avec le plus méritoire et le plus lucide courage ». C’est en effet en 1928 que se produisit cette « reconversion », à l’issue d’une crise personnelle et spirituelle dont l’abbé Altermann aida l’écrivain à sortir.
Ce même Altermann, qui joua également un rôle décisif dans le retour à la foi de Du Bos, est d’ailleurs ici l’auteur de deux remarquables essais sur le mystère de la conversion : un « Hommage » (quasi obligé) à saint Augustin, lequel figure tout à la fois « le patron, le prince et le modèle des convertis », et un magnifique « Tobie », profonde et poétique paraphrase du livre biblique, où le personnage central préfigure, aux yeux de son exégète, la conversion par excellence, celle d’Israël. Il est vrai que Jean-Pierre Altermann, ordonné prêtre en 1925, est lui-même l’un de ces Juifs désaveuglés et illuminés, auxquels Jésus-Christ s’est révélé : « A chaque génération qui passe, il en illumine quelques-uns. D’autres par ceux-là seront éclairés. » ((. Vigile, 2e cahier 1931, pp. 92–93.)) Aussi s’il lui arrive de se désoler — « Israël, Israël, qu’as-tu fait de ton privilège ?… » —, il n’ignore pas que pour chacun d’entre nous l’espérance est permise, et même qu’elle est un devoir. Se manifeste alors l’amour que Dieu nous porte, sa compassion infinie à notre égard et sa « paternelle vigilance » sur nos âmes. Car il y a bien une « patience » divine qu’il faut prendre en considération pour la louer, pour la solliciter, ou pour simplement y répondre.
Des catholiques qui écrivent
S’il ne s’agit pas, comme le précise Charles du Bos, de faire « le procès du génie », ce « procès de l’orgueil, de l’explication par l’orgueil, qu’instruisent avec tant de facilités ceux que nul génie ne menace » ((. Vigile, 1er cahier 1932, p. 136.)) , on doit bien admettre cependant que les intellectuels, les écrivains, « ceux que l’Evangile désigne par le terme collectif de Scribae » ((. Paul Claudel, Vigile, 2e cahier 1932, p. 56.)) , ceux-là se montrent souvent les plus réticents à se laisser toucher par la Grâce, négligeant « les ressources d’une Providence qui veut bénir leur état et les aider de toute manière » : « Il faut le reconnaître, observe l’abbé Altermann, les hommes à qui la qualité inventive de leur génie, la lucidité, l’acuité de leur intelligence, la fécondité de leur imagination assurent une vie intellectuelle puissante sont plus souvent victimes que victorieux des risques de l’orgueil de l’esprit. Surprennent-ils en eux un retournement de leur intelligence humaine contre les vœux les plus certains que l’Intelligence divine leur exprime, loin de s’en excuser ils s’en flatteraient au contraire, comme d’un signe de liberté non bâtard et quasiment comme d’une authentique dignité. » ((. Vigile, 1er cahier 1930, pp. 49–50.))
Il faut dire que la situation de l’artiste catholique fait problème (pour user du mot qu’affectionne Du Bos). Dès lors qu’enfin remonté de la beauté des choses à la Beauté incréée de Dieu, il se déclare catholique, l’écrivain devient aussitôt suspect de parti pris, de visée apologétique, voire de prosélytisme. C’est la raison pour laquelle les écrivains de Vigile, refusant toute étiquette qui tendrait à faire du catholicisme un « parti », préfèreront se définir comme des catholiques qui écrivent (selon une formule de Mauriac), qu’ils écrivent des romans, des essais, des poèmes, ou toute autre « littérature ».
Ainsi raisonne, par exemple, Etienne Gilson dans un texte intitulé « Examen de conscience », révélateur de la crise intime que tous ces écrivains vivent peu ou prou. Il y relève tout d’abord qu’aux yeux des « Esprits-libres » (du moins ceux qui se prétendent tels), « tout catholique est d’avance disqualifié comme historien du seul fait qu’il est catholique ». Ces « Esprits »-là ne peuvent même concevoir qu’on puisse accepter un dogme, une Eglise, une autorité, et ne pas se départir de son sens critique. « Ce qu’ils me reprochent, conclut Gilson, c’est d’être catholique et de prétendre écrire une histoire qui, favorable dans ses conclusions au catholicisme, se vante d’être telle qu’elle serait si je n’étais pas catholique. » ((. Vigile, 2e cahier 1932, p. 91.))
Reproche (celui de verser dans l’apologie) que l’on adressera aussi fréquemment au romancier catholique, toujours tenté par la « littérature d’édification » : or, précise Du Bos, « des deux sens que comporte le vocable édification, aucun n’est du ressort du romancier qui doit également se garder et de construire la vie et de prêcher à son sujet. » « Ni constructeur, ni prédicateur, le romancier catholique, poursuit Du Bos, ne doit pas davantage être un apologiste : il ne lui appartient pas de rivaliser avec cette apologie de la religion chrétienne dont les Pensées de Pascal nous livrent les saisissants torses épars. Que si, ayant restitué la vie humaine dans toute sa vérité, il s’estimait en droit de déduire ou d’expliciter les enseignements qu’à l’état implicite son œuvre recèle, même là il sortirait de ses attributions, car déduire ou expliciter c’est en son cas changer de plan, c’est dégager de l’humain une vérité qui doit y rester engagée, c’est, sous prétexte de servir Dieu, se muer soi-même en un Deux ex machina. » ((. Vigile, 3e cahier 1932, pp. 14–15.)) Entre le romancier catholique et le « romancier tout court » la différence est donc moins de nature que de degré, le romancier catholique étant en définitive plus pleinement romancier que son confrère qui refuse la transcendance et voit ainsi son champ d’investigation considérablement restreint.