Ambiguïté et plénitude de l’inexprimable
[note : cet article est paru dans catholica, n. 98, p. 91–98].
La commémoration bretonne du vingt-cinquième anniversaire de la mort de l’abbé Joseph Lemarchand (1913–1980), prêtre du diocèse de Rennes, journaliste, animateur du ciné-club culturel de la Chambre noire puis, à Paris, écrivain dont le nom de plume fut Jean Sulivan et directeur de collection chez Gallimard, donne lieu à la publication d’un ouvrage touchant et riche d’informations, L’écriture insurgée, publié sous la direction de l’historien Yvon Tranvouez ((. Yvon Tranvouez (dir.), Jean Sulivan, l’écriture insurgée, éditions Apogée, Rennes, 2007, 272 p., 20 €.)) . L’attachement à la personne est partout présent dans cette tentative de présentation de l’intelligence de l’homme et de son œuvre. Et il faut bien admettre que de la photo de couverture jusqu’aux analyses les plus affinées des multiples auteurs, c’est le mystère qui attire, le goût pour le paradoxe, l’ambiguïté jusqu’à la provocation de Sulivan, qui saisissent le lecteur presque forcément attaché à la personne au terme de ce voyage initiatique, et tenté d’exprimer encore et encore l’intelligibilité de l’œuvre en raison de l’inaboutissement qu’il perçoit confusément.
Rien n’est simple avec Sulivan, sans qu’il se complaise non plus dans le compliqué. Mais les auteurs présentant, presque tous avec talent, sa cosmogonie particulière se laissent également souvent aller à l’esthétique de leurs formules et semblant frôler le fond de sa pensée, ils n’en retiennent finalement qu’une critique qu’ils qualifient d’assez conformiste et libérale du fonctionnement de l’Église, alors qu’elle n’en est en réalité que la plus faible prémisse. Les auteurs semblent surtout ne pas vouloir se rendre compte combien la critique de Sulivan peut extraordinairement bien s’appliquer au fonctionnement actuel de l’Église, de la « pratique » et de sa « représentation » de la foi, peut-être avec encore plus d’acuité qu’à l’époque pré- puis immédiatement postconciliaire que vécut ce prêtre.
« L’exil, l’exode et l’intériorité », l’errance du passant, la critique philosophique et sociale de la modernité, mais c’est justement aujourd’hui que ces propositions de Sulivan sont les plus difficiles à vivre et à exprimer face au choix du conformisme ecclésial et intellectuel extrême qu’imposent la hiérarchie épiscopale et bon nombre de relais diocésains. Il apparaît ainsi au lecteur paradoxalement nourri des événements de la vie et de la pensée de Sulivan par des auteurs qui l’ont connu, que ceux-ci semblent n’avoir pas compris combien il se serait senti bien plus étranger aux pantomimes très normalisées de nos éminences contemporaines principalement françaises, qu’aux rigueurs de la hiérarchie sociale de l’Église de son temps.
On ne peut ainsi prétendre à l’anachronisme des lignes suivantes de L’exode ((. Desclée de Brouwer, 1980, rééd. Cerf, 1988.)) face au processus de moralisation de la foi que l’on peut observer chez ceux qui semblent avoir actuellement tout concédé sauf l’apparence d’un ordre moral : « Qu’on aimerait sentir circuler le vent des hauteurs chrétiennes à travers les rocs déchiquetés des rigidités doctrinaires, pour révéler la rigueur évangélique qui exclut à jamais tout despotisme moral » ; et plus tard, « Qu’est-ce que ce dieu mental ? Le dieu de puissance par exemple, celui qu’invoquent les pouvoirs, le garant de l’ordre et des préjugés. Ou bien le dieu clef de voûte qui justifie de vieilles habitudes appelées parfois valeurs et donne consistance à une vision du monde en la rendant cohérente » ((. Jean Sulivan, Dieu au-delà de Dieu, Gallimard, 1968.)) .
D’ailleurs, supportant de plus en plus mal les « carences des notables installés » ((. « Jean Sulivan, acteur d’une ville en mouvement », Michel Denis in Jean Sulivan, l’écriture insurgée, op. cit., p. 27.)) et les reproches sur le « non-conformisme de sa pensée », l’abbé Lemarchand aura démissionné de sa charge auprès des étudiants rennais et créé Dialogues-Ouest (décembre 1949 — juillet 1954), un mensuel intentant un procès à charge « contre une certaine chrétienté bretonne » mais sans épouser pour autant « aucun des accents libéraux » ((. « Dialogues-Ouest, miroir brisé », Yohann Abiven in ibid., p. 31.)) ; il faut cependant remarquer que cette classification dans la catégorie de l’intransigeantisme, « journal issu de la tradition intransigeante », compris comme « la déclinaison catholique de l’antimodernité, le refus syllabique des réquisitions individualistes et la philosophie moderne », doit tout à Emile Poulat régulièrement cité dans l’ouvrage, et peut donc apparaître comme systémique, Sulivan échappant en partie aux catégories. Par exemple, l’expérience journalistique de l’abbé Le-marchand le situe comme élément du « dispositif missionnaire néothomiste initié par Léon XIII » mais sans connaître ni altération du dogme ni a fortiori acceptation de la perspective d’« une modernisation caractérisée par l’acquisition dans le camp catholique des valeurs fondamentales du monde moderne qui peuvent être inscrites à l’intérieur du but final de l’Église » ((. Daniele Menozzi, « L’Eglise et la modernité : une relation compliquée », Valentine Zuber (dir.), Emile Poulat. Un objet de science, le catholicisme, Bayard, 2000, p. 127.)) . Cependant Dialogues-Ouest n’est pas exempt du reproche d’avoir indirectement favorisé la liberté de conscience et ses tentations modernes subjectivistes. C’est déjà la marque d’une première limite de l’expérience sulivanienne.
Le constat du conformisme fait apparaître de nombreuses réflexions pertinentes et sonne à nos oreilles de façon étonnamment contemporaine. « Le catholicisme breton [de l’époque] donne tous les signes d’un culte replet et satisfait, aux mains d’une bourgeoisie indifférente aux misères sociales ». Ou encore « déchristianisation ? Il vaudrait mieux parler d’exchristianisation, un peu comme si les vanités ecclésiastiques, alliées aux intérêts bourgeois, avaient chassé les fidèles : « la communauté a été étouffée administrativement » […] la bourgeoisie parvenue est responsable du « désordre établi, car ce prétendu ordre finit par devenir le plus intolérable des désordres […]. [Or] l’Église catholique ne cherche point le salut d’une élite seulement mais le salut des masses humaines » ». De même, à propos de l’Action catholique, si le choix des moyens d’évangélisation « se cristallisait sur l’option temporelle, elle renierait alors l’intériorité ; que des croyants brandissent les formules, les slogans des partis comme des armes, avec une sécurité incroyable, qu’ils prétendent les uns et les autres annexer à leur profit la religion et la morale, voilà l’imposture » ((. « Editorial », abbé Joseph Lemarchand, Dialogues-Ouest, janvier 1950.)) . A l’inverse, le journal maintient que « ce qui ne concorde pas avec la doctrine du Christ ne concorde pas avec la Vérité » ((. « Propos du Solitaire », Dialogues-Ouest, mars 1952.)) et exprime dans la même veine la doctrine classique de la potestas indirecta, le modèle politique sacerdotaliste directement issu des deux cités augustiniennes. L’Église sanctifie l’ordre politique ; il faut lire les très belles lignes dans Dialogues-Ouest de décembre 1951 et de janvier 1952 ((. « Le Royaume de Dieu est un royaume intérieur », Dialogues-Ouest, janvier 1952.)) notamment sur ce que le futur cardinal Journet avait écrit à propos de la juridiction de l’Église sur la cité ((. Charles Journet, La juridiction de l’Eglise sur la cité, Desclée de Brouwer & Cie, Paris, 1931 (les articles cités plus haut et ce livre apparaissent d’ailleurs de façon prémonitoire comme des condamnations sans appel d’un quelconque « communautarisme catholique »).)) . On peut d’ailleurs rappeler que c’est la remise en cause de l’expérience de la démocratie-chrétienne qui mettra un terme définitif à l’aventure de Dialogues-Ouest en juillet 1954.