Yohan Ariffin : Généalogie de l’idée de progrès
L’auteur, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’Etudes politiques et internationales de l’Université de Lausanne, propose une copieuse « somme d’opinions sur le processus de civilisation » où alternent partisans et détracteurs du « Progrès ». Cette notion, au sens socio-économique, domine la période dite moderne. Même si sa mise à l’écart devait signer le passage de la modernité à ce que l’on appelle aujourd’hui la postmodernité, il reste que ce concept demeure, d’un point de vue historique, éminemment intéressant à étudier.
A la différence des études antérieures qui ont trop absolutisé cette notion, le projet de Yohan Ariffin est de montrer que cette idée est née dans, et a été marquée par, un contexte d’affrontement avec des idées opposées. Son étude se veut une généalogie – méthode inspirée de Michel Foucault – de l’idée de progrès, examinée successivement selon trois points de vue.
1. La notion de progrès comporte une fondamentale référence au temps. Elle répond à la question très générale suivante : le plus grand bien se situe-t-il dans le passé, dans le présent ou dans l’avenir ? C’est à la philosophie, ou à la théologie, de l’histoire qu’il est fait appel ici, afin d’inventorier ce que l’auteur appelle des chronosophies, les diverses sagesses du temps dont il fait un examen érudit, d’Hésiode à la période moderne. On connaît l’opposition entre la conception cyclique et la conception linéaire de l’histoire. Il apparaît qu’à toutes les époques on rencontre les deux tendances contradictoires qui voient dans le temps un facteur soit de déchéance, soit de progression… Le XVIIIe siècle ne verrait pas le triomphe unilatéral de la seconde, déplaçant « l’idée chrétienne d’une croissance spirituelle de l’humanité sur le terrain distinctement profane » (p. 67), mais une combinaison complexe, et variable, des deux conceptions. L’optimisme des Turgot et surtout Condorcet y est presque une exception.
2. Mais ce qui est ainsi ordonné en une série temporelle est un certain rapport de l’homme à la nature. Les modalités de ce rapport sont diverses, tout comme le sont les degrés de maîtrise de la nature et des différents arts : chasse, pêche, élevage, agriculture, commerce, industrie et toutes ses expressions – autant de critères servant à classer les sociétés. Il est bien connu que les Anciens, pour lesquels le temps était volontiers synonyme de régression voire de déchéance, plaçaient à l’origine de l’humanité un âge d’or. Mais il existe déjà un « progressisme » ancien, que l’on peut symboliser par le mythe de Prométhée tel que présenté par Eschyle. Lucrèce aussi peut ici être convoqué, même si sa position est très nuancée et ne rompt pas vraiment avec le mythe d’un âge d’or initial caractérisé par une vie très simple alors que « le forgeron n’avait pas fabriqué par un art funeste des armes redoutables » (le poète Tibulle, cité p. 113). Aristote de son côté écrit que le temps est un inventeur et un bon collaborateur (Météorologiques, I, 14), mais il ne tire pas de ce constat toutes les conséquences qu’on en tirera plus tard. On trouve certes chez les Anciens ce que Ariffin appelle une sociogenèse progressive, mais elle est très précautionneuse, et si elle comporte l’idée d’un avancement vers un but, elle en relève toujours l’ambivalence.
Dans la même veine, divers auteurs latins, Tite-Live et surtout Virgile, propagandistes de César Auguste, placeront dans l’avenir, voire dans le présent, ce fameux âge d’or originel. Quant au christianisme, il confère à l’histoire humaine une très grande dignité, mais son futur est avant tout de nature spirituelle, eschatologique. Si l’histoire sacrée est linéaire, progressive, comme saint Augustin l’a montré avec force, il n’en va pas de même pour le saeculum, même si Augustin critique la conception cyclique des païens. Le jardin d’Eden, dont l’homme a été expulsé, appartient au passé. Il y eut certes aussi un millénarisme chrétien, interprétation du chapitre 20 de l’Apocalypse, représenté déjà par Lactance. A la dénommée Renaissance, Bacon sécularisera la linéarité de l’histoire en reprenant pour ce qui est des choses visibles la comparaison des âges de l’histoire humaine avec la suite des âges d’un individu (p. 226).
3. Une troisième approche est de nature anthropologique. L’idée de progrès véhicule une certaine conception de l’homme, et notamment du rapport à l’autre, avec une hiérarchisation des diverses humanités possibles. C’est ici que l’on rencontre l’opposition entre sauvage et civilisé. L’autre a souvent été pensé comme le barbare : espèce à part pour les Grecs, état à dépasser pour les Romains. Mais il y a des Grecs barbarophiles, comme Hérodote, et des Latins aussi. Ariffin présente également la querelle du début du XVIe siècle à propos du statut des indigènes d’Amérique. Un problème se posait aussi bien aux missionnaires qu’aux politiques : a‑t-on affaire à des sauvages sous-hommes, ou à des membres de notre espèce au sens plein du terme ? Et les sauvages ne seraient-ils pas meilleurs que les civilisés ? Toute une littérature, notamment française, loue l’hyperbarbarie des civilisés contre vertus, sagesse et art de vivre de sauvages plus civilisés que les civilisés…
Au XVIIIe siècle la figure du sauvage donne lieu à trois discours très différents. Le sauvage est tantôt mobilisé comme référence dans un réquisitoire contre l’Européen, tantôt on reconnaît qu’il y a en lui du bon qui peut être réapproprié par l’Europe, tantôt, comme chez Voltaire, il est dénigré en raison d’un manque d’éducation, ce qui justifie une tutelle de l’Europe, nettement en avance sur l’échelle de la perfection humaine et sociale. A ce propos, le XIXe siècle parlera de mission sacrée de civilisation, le XXe de développement. L’auteur a fait le choix de la méthode généalogique, ce qui se défend de la part d’un historien des idées. Mais la simple généalogie a quelque chose de frustrant et la tentation de la dépasser est compréhensible.
Ariffin récuse tout cadre théorique, mais c’est, après une révérence à l’association des idées de Hume, pour accrocher in extremis son char à la métapsychologie freudienne, fût-ce dans une perspective d’interprétation revue à la baisse. Même si les notions freudiennes invoquées ne sont pas les plus idéologiques, on reste sur notre faim. Avoir tant embrassé, de manière souvent enrichissante, pour se contenter en conclusion d’une simple « digression sur les consolations » de nature psychologique… La cause du Progrès majusculaire serait un besoin de consolation, comme bien des textes cités en témoignent. Mais si, comme l’affirme notre auteur, la même cause a produit à la fois le progrès et son contraire, l’admiration primitiviste du bon sauvage, peut-on se satisfaire de cette cause ?