Épistémologie apologétique
L’athéisme aime se parer d’oripeaux scientifiques. Lucrèce en appelait aux atomes ; Laplace justifiait par la mécanique de Newton son adhésion à un mécanisme simpliste ; de nos jours, le Big Bang puis une évolution due au hasard suffiraient à tout expliquer. Scientisme éculé, certes, et déjà cent fois réfuté, mais qui suscite aussi un mouvement de réaction, dont il reste plaisant de constater la vitalité et qui appelle des prolongements. Sous la bannière d’un titre un brin provocateur, Marie-Christine Ceruti-Cendrier, professeur de théologie à la faculté de Minsk, mène un essai tambour battant : Les vrais rationalistes sont les chrétiens ((. Marie-Christine Ceruti-Cendrier, Les vrais rationalistes sont les chrétiens, Dominique Martin Morin, Poitiers, 2012, 318 pages, 25 €.)) . « La raison mène à Dieu » (p. 5), les athées ne sont pas raisonnables, et, parmi eux, les scientifiques sont encore les moins sensés. « [Les mathématiques] ne viennent pas de l’esprit humain, encore moins de son cerveau [puisque l’homme les découvre aussi dans la nature], elles ne viennent pas du monde, de la nature, de la matière [puisqu’on ne croise pas un objet mathématique comme un objet matériel], et pourtant elles sont universelles, elles viennent d’ailleurs mais d’où ? » Une fois envisagée l’existence de Dieu, « cette présence des mathématiques dans l’univers et dans l’intellect ne poserait plus problème, qu’elles s’y trouvent parce que cette forme de logique se trouve directement en Lui qui ayant fait l’un et l’autre y a porté Sa marque ou, ce qui est peut-être plus probable à cause des découvertes récentes, qu’Il ait voulu dans son immense bonté nous faire évoluer dans un monde qui nous ressemble et que nous comprenions pour nous éviter un dépaysement complet. » (p. 26)
Les sciences physiques conduisent à la même conclusion. La seule existence de lois conduit vers celui qui les a promulguées. « Pourquoi ces lois n’ont-elles jamais « dérapé » ? Qui a fait ces lois (ces lois admirables), d’où viennent-elles ? Comment le mécanisme s’est-il mis en marche ? » (pp. 60–61, 87). Comment passer ensuite de la matière inerte à la vie ? Comment passer de formes de vie primitives aux animaux que nous connaissons ? Comment expliquer, sans une intelligence créatrice, la correspondance entre le code génétique et ce qu’il sert à coder ? « Pour former le code avec lequel commencer, il est d’une importance vitale que les mécanismes de transmission et de réception de la cellule se soient accordés d’avance sur la signification du code, sinon il ne peut y avoir de transmission. » (Andrew McIntosh, cité p. 136)
Sans nier la possibilité d’une transformation des formes vivantes au cours des âges, Marie-Christine Ceruti-Cendrier attaque de front le darwinisme en ce qu’il considère l’inexplicable hasard comme un indépassable principe d’explication. Elle consacre également un chapitre à l’attitude psychologique des darwinistes athées ; quiconque s’est trouvé un tant soit peu confronté à cette corporation peut témoigner que celle-ci se révèle effectivement un digne sujet d’étude : c’est un cas étrange de confusion mentale auto-entretenue au sein d’un groupe scientifique rigoureux dans sa pratique quotidienne expérimentale, mais aberrant dans ses raisonnements épistémologiques, dogmatique en diable et induisant des comportements sectaires. Marie-Christine Ceruti-Cendrier a quelques très bons passages sur les fautes de raisonnements criantes que commettent certains biologistes en parlant des gènes (pp. 90–91). Pour avoir simplement cité l’hypothèse que la théorie synthétique de l’évolution n’était peut-être pas la théorie finale, elle rappelle que la revue La Recherche s’est attirée une bordée d’injures (pp. 128–129).
Marie-Christine Ceruti-Cendrier propose en outre quelques vues sur la transmission de l’athéisme ; les statistiques suggèrent que l’athéisme trouve souvent son origine dans un trouble du rapport au père, et qu’il est héréditaire. D’après l’INSEE, 42 % des enfants dont le père pratiquait régulièrement font de même ; mais 85 % des enfants dont la mère n’était pas croyante ne le sont pas non plus. « Ces chiffres démontrent que l’athéisme est coercitif et que la foi ne l’est pas. » (p. 192)
L’auteur défend enfin l’Eglise et son histoire. Contre le « complexe de Galilée », elle pose la pertinente question : « Et pourquoi donc la science des autres cultures n’a‑t-elle pas donné les fruits du judéo-christianisme ? « (p. 220) Elle complète en coup de poing sur la supposée « abominable morale catholique », prouvant, chiffres en main, que ceux qui lui sont fidèles semblent nettement moins malheureux que ceux qui s’en affranchissent. Deux annexes portent sur l’inquisition espagnole et le catharisme.
La démarche de Marie-Christine Ceruti-Cendrier est profondément juste ; ses arguments le sont aussi, même s’ils ne sont pas toujours développés avec une rigueur à même de satisfaire un philosophe exigeant – ou, ce qui revient au même, Marie-Christine Ceruti-Cendrier se montre parfois peu concernée par certaines causes secondes ou arguments intermédiaires ; et elle laisse son lecteur déterminer lui-même le statut épistémologique des conclusions qu’elle lui propose. Pour prendre un premier exemple, la preuve de l’existence de Dieu par les mathématiques, telle que la propose Marie-Christine Ceruti-Cendrier, et qui demeure un peu marquée de platonisme (voire par un certain Leibniz), est-elle définitive ? Une analyse des mathématiques peut-elle conduire, à elle seule, à une démonstration parfaite de l’existence de Dieu ? L’affaire ne nous semble pas acquise. Une réflexion sur les mathématiques peut certes, et en toute rigueur, démontrer que la connaissance intellectuelle dépasse la connaissance sensible, et que l’homme est plus qu’une machine – et, du caractère immatériel de l’acte intellectuel, on peut passer ultérieurement (mais ultérieurement seulement, et à l’aide de la métaphysique) à l’existence de Dieu. Peut-on se dispenser de cette étape métaphysique ultérieure ? La question est délicate. On trouve certes chez saint Thomas un argument relativement proche. « Dans son activité, notre intelligence s’étend jusqu’à l’infini. Le signe en est que, quelle que soit la quantité finie qui lui soit proposée, notre intelligence est capable d’en penser une plus grande. Or cette ouverture de l’intelligence à l’infini serait vaine s’il n’existait une réalité intelligible infinie. Il faut donc qu’il existe une réalité intelligible infinie, qui soit la réalité suprême. Nous l’appelons Dieu. » (SCG I.43.10) Sous une forme différente, plus proche de l’argument ontologique de saint Anselme mais pas si éloignée de ce passage de saint Thomas, on trouverait également ce cheminement chez Descartes (Méditations métaphysiques, IV). Mais quels sont le statut et la portée de ces arguments, qui ne figurent pas dans la liste « canonique » des cinq voies (cf. Ia q2 a3 : preuve par le mouvement, la cause efficiente, le possible et le nécessaire, les degrés des êtres et le gouvernement des choses) ? Sans pouvoir ici approfondir, il nous semble vraisemblable que ces preuves non canoniques, celle de saint Thomas par l’infini ou celle de Marie-Christine Ceruti-Cendrier par les mathématiques, demeurent dans le domaine de l’argument de convenance très fort, mais sans constituer pour autant des démonstrations au sens le plus strict du terme. […]