La ronde des stratégies
Georges-Henri Bricet des Vallons, diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris et docteur en science politique, est chercheur associé à l’Institut Choiseul, un centre d’analyse des questions internationales. Il est également rédacteur en chef de la revue Sécurité Globale éditée par cet Institut. Spécialiste des questions de défense, ses travaux portent sur les théories stratégiques et en particulier sur les thématiques liées à la privatisation de la guerre et au mercenariat. Il est l’auteur d’Irak, terre mercenaire (Favre, janvier 2010) et a dirigé l’ouvrage collectif Faut-il brûler la contre-insurrection ? (Choiseul, octobre 2010). Il publiera prochainement une somme consacrée aux armées privées Histoire des sociétés militaires privées. Le marché de la guerre au XXIe siècle (Ellipses, 2013).
Catholica – Le monde de la défense n’échappe pas au vertige du changement et de la nouveauté de nos sociétés contemporaines. On est ainsi rapidement passé de la « révolution dans les affaires militaires » (RMA) et des « Effects-based Operations » (EBO) à la mode de la contre-insurrection (COIN). Pourquoi en est-on arrivé là ?
G.-H. Bricet des Vallons – Il y a effectivement une sorte d’ivresse des théories stratégiques anglo-saxonnes, ivresse propre au monde des defense intellectuals américains et à leur croyance dans la toutepuissance des matrices théoriques, clés d’or stratégiques censées faire sauter le verrou du réel et permettre d’écraser sa complexité. Tout le but de la Révolution dans les affaires militaires et de la guerre réseaucentrée (Network Centric Warfare), qui en est le moyeu, est justement d’annihiler le « brouillard de la guerre » clausewitzien et le principe d’incertitude qui préside à tout engagement dans un conflit. « Le début de chaque guerre, c’est comme ouvrir une porte dans une pièce sombre. On ne sait jamais ce qui est caché dans l’obscurité », disait Hitler. Le principe de la guerre américaine est de tout aveugler avec la lampe-torche de la supériorité technologique. Le vertige des théories stratégiques dit la fuite en avant d’un mouvement intellectuel affolé par l’impossibilité de circonscrire et de maîtriser scientifiquement le phénomène « guerre ». En effet, la tentation fondamentale de la guerre « américaine » s’oppose tout entière à l’assertion de Trotski pour lequel « il n’y a pas de science de la guerre, et [qu’]il n’y en aura jamais ». Cette ambition de formaliser mathématiquement la guerre s’est heurtée, en Irak et en Afghanistan, à un principe de réalité élémentaire : l’adversaire ne livre jamais la guerre comme on souhaiterait qu’il le fasse, il persiste toujours à vous contourner. D’où le retour brutal à une doctrine de guerre coloniale qu’on croyait appartenir à un passé révolu : la contre-insurrection. Mais là encore, symptomatiquement, c’est par le biais d’une approche scientifique de la guerre culturelle que les Américains ont pris à bras le corps la COIN, séduits par le caractère performatif et définitif des « lois » contre-insurrectionnelles énoncées par David Galula. Si l’on accomplit x action, on obtiendra x résultat, etc. C’est le travail de Sisyphe du micromanagement du champ de bataille, l’enfermement dans une « stratégie de tactiques » et son appareil dantesque de metrics, d’indicateurs de performance qui visent à évaluer l’évolution de la situation district par district, habitant par habitant, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que les statistiques viennent saturer le réel, sans permettre d’anticiper les coups de l’ennemi. Or la guerre n’est pas une science, c’est un art pratique. La contre-insurrection, que les Américains ne se sont jamais donnés les moyens de mener – car ces moyens supposent un déploiement terrestre extrêmement conséquent pour occuper le terrain et faire « tâche d’huile » –, a fonctionné comme un alibi stratégique, à la fois comme un dérivatif aux impasses de la guerre technologique et comme une vitrine de propagande à destination de leur population. La COIN est d’ailleurs déjà passée de mode en Afghanistan et les Américains en sont revenus à des considérations plus pragmatiques : il ne s’agit plus de « gagner les coeurs et les esprits » mais de neutraliser les centres de gravité des insurrections et à terme de conduire un compromis avec la seule force politique capable d’instaurer un minimum d’ordre social dans le pays, c’est-à-dire les Talibans. La roue des théories stratégiques américaines vrombit sur un axe qui a disparu ou plutôt qui n’a jamais existé, celui de la possibilité de maîtriser les évolutions du monde.
La faiblesse majeure de la COIN ne réside-t-elle pas dans la conception sous-jacente des hommes auxquels on s’affronte, et la contradiction au moins apparente entre la volonté de « conquérir les coeurs et les esprits » et le fait que, comme vous le relevez chez le théoricien américain Kilcullen, « dans cette bataille, aucun sentiment, aucune émotion, seul compte le calcul de l’intérêt personnel » ? Quelle anthropologie derrière la théorie, et avec quels moyens ?
Contradiction qui n’est effectivement qu’apparente. Le contemporain a en effet tendance à percevoir l’alliance de l’anthropologie et du militaire comme une hérésie déontologique, un détournement ou une perversion des fins scientifiques de la discipline, qui serait, dans une vision irénique, « pure » par principe, alors que l’instrumentalisation de l’anthropologie à des fins guerrières constitue une constante historique de la discipline. En vérité cette discipline s’est forgée dans la guerre et par la guerre. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’anthropologie appliquée américaine. Le trait est peut-être cruel pour une postmodernité entièrement soumise au politiquement correct mais l’étude de l’histoire de l’anthropologie ne fait que nous rappeler à une réalité fondamentale : celle de congénitalité du fait scientifique et du fait guerrier.
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