Le christianisme, l’art et la laïcité. De quelques exigences de méthode
Jean-Louis Harouel est un auteur prolifique d’ouvrages de droit, d’économie et d’histoire. Ses deux derniers livres : La grande falsification et Le vrai génie du christianisme sont un renfort appréciable dans le combat que nous sommes quelques-uns à mener en faveur de la civilisation. Celle-ci, nous le savons tous, se reproduit dans des groupes humains ayant leur identité propre, l’art en est la composante principale et la religion en constitue le ressort. Parce que notre société détruit ces conditions de possibilité de ce qui est grand et digne de l’homme, nous marchons vers la barbarie. Tels sont les enjeux de la lutte idéologique (portant sur des valeurs) à laquelle Harouel apporte une contribution notable ((. La grande falsification. L’art contemporain, Jean-Cyrille Godefroy, 2009 ; Le vrai génie du christianisme. Laïcité, Liberté, Développement, Jean-Cyrille Godefroy, 2012.)) .
Peinture et photographie
Le principal mérite du premier de ces ouvrages, outre la richesse de sa documentation, réside dans l’engagement résolu de l’auteur en défense de l’art. Cela confère à son regard une singulière acuité dont manquent ceux qui sont d’autant moins objectifs qu’ils se veulent impartiaux. Ces derniers ne se posent pas la question « qu’est-ce que l’art » ou même pensent qu’elle n’est pas susceptible de recevoir une réponse. L’interrogation esthétique ayant été forclose, il ne reste que le point de vue positiviste du sociologue qui, en l’occurrence, manque son objet en déniant sa dimension axiologique. Si vous définissez l’art comme étant ce qui encombre les musées ad hoc, comment distinguerez-vous à notre époque entre art et n’importe quoi ? Harouel ne souffre pas de ce genre de cécité. Il voit clairement la différence et dès son introduction attaque bille en tête en déclarant que le prétendu « art contemporain » est « de l’anti-art, du non-art, du canular », « une imposture, une farce, une mystification », « tout sauf de l’art » (p. 7). Voilà qui n’est pas mâcher ses mots. Cependant, tout en me félicitant d’une telle prise de parti, je ne saurais m’en satisfaire. Il est de mon devoir de ne pas m’en tenir à cet accord de principe mais de discuter celles des thèses d’Harouel qui pourraient donner involontairement des munitions à nos adversaires.
La principale concerne l’explication du glissement étrange et surprenant qui a conduit le non-art à occuper la place de l’art. Selon Harouel, la « religion séculière » de l’art instaurée par le romantisme aurait privilégié l’inspiration au détriment du travail et doté les artistes de pouvoirs exorbitants. Il en résulta un état d’esprit lourd de menaces qui se concrétisèrent avec l’invention de la photographie. Pour échapper à sa concurrence, les peintres auraient abandonné leur fonction qui était la « représentation reconnaissable par tous » (p. 11).
Mes désaccords portent sur trois points. Je pense que le déclin de l’art est lié à l’évolution de la société dans son ensemble et pas seulement à l’histoire de la peinture. La sacralisation de l’art et de l’artiste à l’époque romantique n’y est pas pour grand-chose et la photographie encore moins. Ce sont les modernistes qui ont invoqué cette dernière pour légitimer l’abstraction picturale. Or si l’invention d’un moyen mécanique de reproduction du visible suffisait pour périmer l’art alors la sculpture aurait disparu dès l’antiquité quand fut découvert le procédé du moulage. Au dix-neuvième siècle aucun peintre n’a perdu de clients au profit des photographes à l’exception possible de quelques miniaturistes médiocres. Si la photographie pouvait rivaliser victorieusement avec la peinture, il faudrait décrocher Le radeau de la Méduse de Géricault pour le remplacer par un cliché montrant des boat people et substituer à L’entrée des croisés à Constantinople de Delacroix un document de presse illustrant l’entrée des Américains à Bagdad !
A en croire Harouel, vers 1850, la photographie commence à être pour la peinture « un dangereux rival », ce qui aurait été « fatal à beaucoup de peintres ». Lesquels ? Des noms s’il vous plaît ! En dépit de l’absence de tout élément de preuve, Harouel insiste et prétend qu’à partir de cette date, « la peinture de portraits devient une profession sinistrée ». Rien n’est plus faux. Encore au début du vingtième siècle, John Singer Sargent, Giovanni Boldini, Jacques-Emile Blanche, Sir Philip Làszlo auront un immense succès à l’échelle internationale. Sur ce point, Harouel devrait consulter un livre comme celui de Patrick Chaleyssin intitulé La peinture mondaine de 1870 à 1960 ainsi que les monographies consacrées aux peintres que je cite. Jusque dans les années soixante-dix, Pietro Annigoni, et Karel Willinck obtiendront des commandes de la part des plus hauts personnages de la société y compris de têtes couronnées. Ces artistes étaient des stars que l’homme de la rue connaissait. Ils n’ont pas eu de successeurs, à l’exception de Lucian Freud, parce que la peinture a été ostracisée, exclue de toute visibilité médiatique et muséale. On voit qu’Harouel inverse le rapport de cause à effet. Les classes dirigeantes ont d’abord banni la peinture et c’est pour cette raison que la photographie l’a remplacée dans le domaine du portrait. Quant à la peinture d’histoire, elle avait commencé à décliner dès le milieu du dix-neuvième siècle (voire avant) sans que la photographie y fût, ou pût y être, pour quoi que ce soit.
Harouel donne de la peinture une définition réductrice. Pour lui, elle servait à « reproduire exactement […] les lieux, les êtres et les choses » (p. 15). La création de ces images aurait été le monopole des artistes. Or la photographie les aurait dépouillés de cette « rente de situation » (p. 16). En disant cela, notre ami donne involontairement des arguments à ceux qui haïssent la peinture car si sa fonction avait été de redoubler des apparences qu’il nous est loisible de contempler sans son aide, cet art aurait été superflu dès l’origine. En fait, Harouel méconnaît ce qu’est le travail artistique et il n’a pas cherché à s’instruire auprès de ceux qui savent. Loin de se contenter de transcrire fidèlement le visible, le peintre, même quand il représente une veduta, transfigure ce qu’il voit. Quand il dessine un nu, cette figure est construite. C’est pourquoi il donne du monde une figuration toujours imaginaire. Ce qu’il cherche, ce n’est pas l’exactitude mais la ressemblance expressive et poétique. Baudelaire avait ressenti avant tout le monde les signes avant-coureurs du déclin de l’art quand il accusait le réalisme de Courbet (et déjà d’Ingres !) d’immoler l’imagination.
Dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et renouveau, j’écrivais ceci à la page 43 : « Ce n’est pas, comme on a pris l’habitude de le dire, la photographie qui a supplanté la peinture figurative en se chargeant de la reproduction du visible, c’est la domination du naturalisme qui a convaincu certains esprits que la mimésis était superflue puisqu’elle faisait double emploi avec cet art mécanique. Ce n’est pas la photographie qui a concurrencé la peinture, c’est la peinture naturaliste qui en concurrençant la photographie a contribué à s’éliminer elle-même ». Oscar Wilde a bien vu le danger quand il adressait son éloge sarcastique (et sans doute injuste) au peintre du Derby Day, William Frith, qui « a tant fait pour élever la peinture à la dignité de la photographie ».
Harouel parle de la peinture en négligeant l’invention et la mimésis. Il ignore superbement la première, que les connaisseurs admirent particulièrement dans les dessins des maîtres du baroque et il réduit la seconde à l’exactitude photographique, ce qui rend sa « théorie » tautologique. Dans une nature morte, par exemple, le peintre produit un effet de réel et un sentiment de présence saisissant qu’aucune photographie ne peut nous procurer et ce, moins en respectant l’exactitude qu’en s’en écartant à bon escient. Quand il plante son chevalet devant un paysage, ce n’est pas pour le copier mais pour s’en inspirer. Il fait, en un sens, ce qu’il voit, mais surtout ce que son esthétique lui commande. Ainsi s’explique que ses œuvres soient tellement différentes de celles de ses confrères. Les motifs qu’il prélèvera dans la nature seront modifiés à des fins expressives, simplifiés, exagérés, contrastés entre eux au moyen notamment du contrapposto, équivalent pictural de l’antithèse. Il se souciera comme d’une guigne des couleurs qui sont devant lui et amortira volontiers les verts envahissants ou trop intenses et en y mélangeant des tons neutres, gris et bruns. S’il a besoin d’une note de rouge pour équilibrer une tonalité trop froide, il en trouvera facilement le prétexte dans le bonnet ou le gilet d’un pêcheur imaginé à cette fin par un Corot ou la bouée couverte de minium ajoutée par Turner à une marine le jour même du vernissage. L’artiste ambitieux combinant plusieurs figures prendra des libertés encore plus grandes dans les limites de la vraisemblance, autre nom de la ressemblance. En fait, sa réussite sera mesurée à la somme des modifications et des subtils coups de pouce qui auront fait de l’ensemble une œuvre signifiante et en même temps esthétiquement satisfaisante. Cette liberté créative – impossible en photographie – est le fruit de la virtuosité à laquelle le talent parvient au prix d’un travail acharné.
Je viens de faire allusion au « travail acharné » sans lequel aucun talent ne peut porter ses fruits. Des recherches psychologiques récentes menées notamment par Benjamin Bloom et K. Anders Ericsson l’ont confirmé. On trouve une synthèse de leurs conclusions dans The Talent Code de Daniel Coyle. L’opinion contraire a longtemps prévalu dans le sillage des conceptions romantiques selon lesquelles la créativité serait un don du génie, une étincelle divine qui donnerait aux élus accès à des vérités transcendantes. L’œuvre serait produite par l’inspiration. Un esprit soufflerait ses vers au poète. Edgar Allan Poe s’est inscrit en faux contre ce genre d’idées en expliquant les démarches strictement logiques qui l’avaient guidé dans la composition de son poème The Raven. Degas aussi a été très clair sur ce point. « Ce que je fais, disait-il, est le résultat de la réflexion et de l’étude des grands maîtres ; de l’inspiration, de la spontanéité, du tempérament je ne sais rien ». Pour Alain, l’artiste devait être « artisan d’abord ! ». Les modernistes voulaient oublier tout cela et n’avaient que mépris pour le « métier ».
Quant à « l’art contemporain », c’est-à-dire, pour l’appeler de son vrai nom, le non-art, il n’exige aucun savoir-faire. Harouel y voit le triomphe de la sacralisation romantique de l’art et se plaint de la toute-puissance accordée à l’artiste, qui lui permet d’imposer le n’importe quoi comme art. Rien n’est plus faux. Le soi-disant artiste n’en est pas un. Or l’autoproclamation ne suffit pas. Se pose alors la question : qui l’a fait artiste ? La réponse est un ou plusieurs richissimes méga-collectionneurs-spéculateurs au centre de réseaux institutionnels : galeries, foires internationales, conservateurs de musées, plumitifs divers. Ce sont eux les vrais créateurs du non-art contemporain. Puisque n’importe quoi peut appartenir à cette classe d’objets, sa valeur est décidée par celui qui l’achète. Des journalistes d’investigation américains ont ainsi montré que Basquiat, par exemple, avait été littéralement fabriqué par un tel réseau.
Si maintenant on veut remonter au passé pour comprendre le processus qui a conduit à la situation actuelle, il faut chercher du côté d’une logique dont Harouel ne dit mot : celle de la surenchère dans la soustraction purificatrice. Les tenants de l’abstraction ne se méprenaient pas seulement sur l’essence de la peinture dont une mimésis spécifique est inséparable, ils invoquaient aussi le mouvement de l’histoire anticipé par l’avant-garde. L’art avancerait en se dépouillant de ce qui prétendument ne lui était pas propre et en se libérant ainsi de toutes les contraintes de sa pratique traditionnelle. Il progresserait par des transgressions successives dont chacune était saluée comme une innovation géniale. Le critère étant la nouveauté, chaque artiste soucieux d’attirer l’attention se devait de rendre périmé l’art de la veille par une nouvelle rupture iconoclaste, autrement dit une nouvelle soustraction à ce qui constituait l’art. Sur quoi son voisin proclamait haut et fort que lui allait encore plus loin et en donnait incontinent la preuve par une initiative soit extravagante, soit surprenante à force d’être bête, ce qui la faisait paraître intelligente. Ces surenchères ne pouvaient aboutir qu’au non-art puisqu’il n’y avait rien de plus nouveau et de plus éloigné de l’art selon l’usage courant du mot.
Nous pouvons et devons déduire de cet usage une définition de l’art en général et de la peinture en particulier qui nous évitera de nous en faire une idée réductrice, comme Harouel, et de tomber dans toutes sortes d’autres confusions. Voici celle que j’ai proposée dans mon livre Pour l’art. Eclipse et renouveau : « Une œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes, sources de plaisir esthétique » (pp. 180–181). Le mot « plaisir » signifie simplement que ces œuvres sont recherchées pour elles-mêmes. La peinture est tout d’abord un art au sens qu’on vient de voir. Comme tout art elle crée un monde imaginaire auquel en un sens on puisse croire. Sa spécificité consiste à s’adresser à la vue au moyen d’un langage dont les éléments sont empruntés au visible. Elle se distingue de la sculpture en disposant ses formes sur une surface sans guère d’épaisseur. Quand elle a pris pleinement son essor, elle s’en distingue aussi en ne se limitant pas pour l’essentiel aux figures d’êtres vivants et en créant deux sortes d’illusions : celle de la lumière et celle de l’espace tridimensionnel. Précisons que la mimésis est nécessaire à la peinture pour constituer son langage propre, mais pas la mimésis illusionniste. Celle-ci est, certes, par elle-même source de plaisir esthétique, mais en général la grande peinture (notamment d’histoire) nous offre plus que le plaisir ayant cette origine ce qui signifie qu’on peut se satisfaire dans ce cas d’une figuration moins intensément réaliste.