Lectures : Que nous apprennent les textes arabes ?
Commençons par le titre du dernier livre de Marie-Thérèse Urvoy qui n’est pas vraiment adéquat : Essai de critique littéraire dans le nouveau monde arabo-islamique ((. Cerf, novembre 2011, Coll. Sciences humaines et religions, 381p., 35 €.)) ; compte tenu de la rigueur scientifique de son auteur, on peut être sûr qu’il est dû à quelque responsable de la maison d’édition, mal inspiré ce jour-là. « L’étude du texte arabo-islamique », par exemple, aurait été moins trompeur ou obscur. « Le nouveau monde arabo-islamique », en effet, n’est pas notre monde ni notre temps, mais le monde et le temps issus de l’irruption de l’islam en Arabie puis dans tout l’espace avoisinant, depuis le VIIe siècle, donc. L’essentiel de l’ouvrage est défini suffisamment par les premiers mots de ce titre : il s’agit d’un essai de critique littéraire, appliqué en l’espèce aux textes de langue arabe, et plus exactement de la synthèse ou de la récapitulation de quelque vingt années de recherche (au singulier et au pluriel) de haut niveau consacrées à cette littérature.
La formation très ouverte de Marie-Thérèse Urvoy lui a permis d’aller, dans cette voie, plus loin que la plupart : géographiquement, elle s’est affinée de Damas à Dakar, en passant par Beyrouth et Madrid, entre autres ; scientifiquement, elle est littéraire, linguistique, philosophique, théologique, etc.
Aussi lui a‑t-elle permis de créer, en grande partie, un pont entre deux disciplines qui s’ignoraient, voire paraissaient incompatibles, l’islamologie et la critique littéraire. Logiquement, la majeure partie du livre est, au sens le plus noble, pédagogique ; elle s’adresse en priorité, aux spécialistes de critique littéraire. Que faut-il faire (et comment) pour étudier utilement un texte, pour en discerner la portée – pour l’auteur et pour les lecteurs attendus, donc pour la société dans laquelle il est composé ? La réception (attendue et réelle) fait partie du livre autant que son écriture, et elle est très révélatrice de l’état d’une société. L’essai réunit donc une vingtaine d’articles publiés précédemment dans de nombreuses revues ou ouvrages collectifs (devenus difficiles à trouver et plus encore à réunir), partiellement réécrits pour faciliter la cohérence de leur lecture, et en majorité « techniques ». Mais les conclusions qui en sont tirées sont plus larges ; ainsi, en remarquant la pluralité des niveaux de langue, le type de versification retenu, le recours à des expressions démarquées du latin ou empruntées au Coran, Marie-Thérèse Urvoy peut préciser la place de la langue arabe chez les Chrétiens d’Andalousie colonisés par les Arabes et Berbères. Cela lui permettra de répondre à la question qu’elle pose abruptement : « L’arabe [entendons : la langue arabe !] est-il christianisable ? ».
La critique littéraire permet de confirmer ou de détruire des idées dominantes ; ainsi du soufisme, qui serait religieusement tolérant, et constituerait un pont entre l’islam et le christianisme, dont il se rapprocherait par son insistance sur l’Amour. Cet exemple est d’autant plus important que « presque toutes les conversions à l’islam se font par la voie du soufisme […] présenté comme un islam doux, spirituel et tolérant, alors que la langue et les arguments qu’il emploie sont exactement les mêmes que ceux des islamistes » (p.171). On pourrait, aujourd’hui, ajouter une autre voie de conversion très connue, le football et le sport professionnels, mais là, la critique littéraire est inadaptée pour comprendre et expliquer le phénomène. Toutefois, l’étude des textes soufis permet de comprendre ce qui peut séduire (aux différents sens du terme) les Occidentaux dans cette forme tout à fait orthodoxe de l’islam, mais souvent embrumée d’un ésotérisme accrocheur.
Pour les non-spécialistes de critique littéraire et de littérature arabe ou islamique, mieux vaut commencer par la fin de l’ouvrage, six chapitres consacrés à « quelques problèmes fondamentaux », qui mettent le lecteur plus à même de comprendre les parties plus techniques qui ont précédé. Il ne s’agit pas d’articles de vulgarisation ; mais ils débouchent, toujours avec les mêmes instruments de recherche, sur les liens entre la langue arabe et l’islam réel, donc sur l’éventuelle indépendance de la pensée arabe par rapport à l’islam et au Coran. Sur ce point, l’auteur n’est pas béat d’optimisme, et ses arguments sont (malheureusement ?) convaincants.
La possibilité d’un islam libéral est, en effet, limitée par le caractère non seulement intangible mais surtout insusceptible de toute critique littéraire ou historique qui protège les textes sacrés et leurs épigones. Car, Roger Arnaldez l’avait noté, en islam, quand une chose a été dite ou écrite, elle obtient ipso facto une légitimité historique et, à tout moment, peut servir de justification à un acte si ignoble soit-il : ainsi une fatwa du XIVe siècle a‑t-elle été utilisée pour expliquer, voire glorifier, le meurtre des moines de Tibhirine.
Les liens entre islam et islamisme sont décortiqués notamment à travers les discours de deux leaders adulés des « dialogueux » français, Tariq Ramadan et Mohammed Talbi. On retrouve à cette occasion ceux que Lénine appelait justement « les idiots utiles » au communisme, le plus souvent des intellectuels ou clercs de trop bonne volonté, qui veulent ignorer la poutre qu’ils voient bien dans l’œil limpide du voisin à cause de la paille qu’ils croient deviner dans l’œil obtus de leurs compatriotes ou coreligionnaires. La sympathie à l’égard de l’islam, religion simple (c’est sa qualité la plus évidente et la plus attirante) et si malléable en apparence, néglige un point essentiel : « L’islam ne s’ouvre au monde que si le monde l’accepte avec ses exigences, sans cela il se referme » (p. 342). L’islam réel tolère l’autre d’autant plus qu’il l’ignore en tant qu’autre ; du territoire des Infidèles (ce fameux dar el harb, ou territoire de la guerre), il accepte, donc il rend islamique, tout ce qui est islamisable (y compris le progrès technique, voire le prêt à intérêt distingué, pour l’occasion, de celui que le Coran prohibe). Quant à ce qui paraît contraire à la religion, il est ignoré, rejeté sans nuance car, Marie-Thérèse Urvoy le dit bien, n’ayant jamais affronté des crises comme celles qu’a connues le christianisme, l’islam « n’est pas immunisé » (p. 343), et il ne sait se défendre qu’en acceptant (islamisant) ou rejetant (condamnant comme contraire à l’ordre divin).
On ne saurait trop conseiller aux artisans chrétiens du dialogue de méditer les quelques pages (344 à 352) résumant un livre du XIVe siècle consacré aux « Gens du Livre », Juifs et Chrétiens. Que l’ancienneté de l’écriture ne soit pas un prétexte à l’ignorer ou le déprécier : ce livre est constamment réédité et diffusé largement hors du monde islamique ; en outre, on l’a déjà signalé, tout ce qui a été écrit est valable sans limite. La tolérance et la douceur de l’islam envers les Chrétiens et Juifs y sont parfaitement décrites, et font peur à ceux qui ne s’en tiennent qu’aux discours des prétendus « libéraux ». A ces quelques pages, les spécialistes du rapprochement inter-religieux joindront utilement le très important dernier chapitre, consacré à « la relation de l’homme à Dieu dans le christianisme et dans l’islam » : il décape avec talent les parallèles hâtivement établis sur Dieu, sur la femme et leur relation avec Dieu dans l’une et l’autre religions. Le principe de la distinction entre la religion et l’Etat (dîn et dawla) est surtout totalement ignoré par l’islam.
Une belle conclusion, très personnelle, sur ce qu’ont entrepris et (remarquablement) réalisé ensemble Marie-Thérèse Urvoy et son époux Dominique, et sur la mise à l’épreuve constante de leurs résultats auprès des étudiants, clôt ce livre ; on suppose donc que nombre de demi-savants qui dominent le secteur des relations avec l’islam tenteront de le dissimuler plutôt que de le dénigrer, afin d’en cacher l’importance.