Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures : Un trai­té du déses­poir par­fait

Article publié le 21 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

De tous les pen­seurs russes que les bol­ché­viques chas­sèrent d’URSS au début des années 1920, Léon Ches­tov (1866–1938), dont on a récem­ment réédi­té Athènes et Jéru­sa­lem ((. Le Bruit du Temps, 2011.)) , est sans doute, avec Nico­las Ber­diaev, le plus connu en France. A la dif­fé­rence de ce der­nier, il fut en outre d’emblée bien tra­duit en fran­çais (par Boris de Schloe­zer), ce qui contri­bua bien sûr à le faire appré­cier chez nous, et il mar­qua pro­fon­dé­ment un Ben­ja­min Fon­dane, un Albert Camus, un Emile Cio­ran, un Yves Bon­ne­foy (voir l’essai de celui-ci, inti­tu­lé « L’Obstination de Ches­tov » ((. Ibid., pp. 533–544.)) ).
A tra­vers tous ses livres, la voix de Ches­tov résonne comme celle d’un grand-prêtre ton­nant obs­ti­né­ment contre la pro­fa­na­tion des vases sacrés du temple. Page après page, il se veut « mal­leus Dei », « mar­teau du Sei­gneur » qui, à temps et à contre­temps, réveille les cer­velles et les cœurs pour les rap­pe­ler à la trans­cen­dance abso­lue du Dieu inef­fable. Le Dieu de Ches­tov n’est pas le Dieu des phi­lo­sophes mais, comme pour Pas­cal, c’est « le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob », c’est le Dieu du Luther de « sola fide », du Kier­ke­gaard de Crainte et trem­ble­ment ((. Ches­tov ne lut Kier­ke­gaard qu’à la fin de sa vie et se recon­nut d’emblée dans ce pen­seur qui met­tait à la base de l’interrogation phi­lo­so­phique non l’étonnement (comme chez les Anciens), mais le déses­poir. Voir son ouvrage Kier­ke­gaard et la pen­sée exis­ten­tielle. Vox cla­man­tis in deser­to, Vrin, 2006.)) , du Dos­toïevs­ki des Notes du sou­ter­rain, c’est le Dieu dont Nietzsche déplore la mort dans Zara­thous­tra. Il lui oppose, comme étant une idole indigne, le Dieu des Stoïques, le Dieu de Socrate, d’Aristote, de Leib­niz, de Spi­no­za, de Hegel et de Tho­mas d’Aquin, ce Dieu muti­lé par les limi­ta­tions qu’imposent le sens com­mun, le res­pect de la néces­si­té et la rai­son, et c’est avec une audace de pen­sée et d’expression que rien n’arrête que Ches­tov s’élève contre toute pen­sée qui dimi­nue la trans­cen­dance abso­lue du Dieu en qui il veut croire. Le péché ori­gi­nel est « le savoir que ce qui est, est néces­sai­re­ment. » Et Ches­tov pose magni­fi­que­ment la ques­tion : « D’où vient cette assu­rance inébran­lable que seul le savoir apporte à l’homme la véri­té ? » ((. Athènes et Jéru­sa­lem, op. cit., p. 187.)) .
Sans doute peut-on voir dans cette inlas­sable ardeur à lut­ter contre toute pré­somp­tion d’école – Ches­tov n’a pas de mots assez durs pour repous­ser le « Non ridere, non lugere, neque detes­ta­ri, sed intel­li­gere » ((. « Ne pas rire, ne pas pleu­rer, ne pas haïr, mais com­prendre ».))  que Spi­no­za conseille aux phi­lo­sophes – un reflet du « déca­lage » propre à la Rus­sie, pays chré­tien qui ne connut pas la grande sco­las­tique médié­vale et qui n’eut des facul­tés de phi­lo­so­phie sur son sol que fort tard dans son his­toire. Ches­tov tourne ce déca­lage natio­nal en avan­tage et, quoique lui-même fort ins­truit, son ton n’est à aucun moment celui d’un héri­tier de siècles d’école. On pour­rait aus­si entendre là un écho d’une tra­di­tion par­ti­cu­liè­re­ment chère à l’Orient chré­tien, celle de l’apophatisme, selon laquelle Dieu est au-delà de toute for­mu­la­tion posi­tive et de toute « rai­son ». Fort de la tra­di­tion dont il se réclame, Ches­tov ose davan­tage que qui­conque. C’est sans doute là une des causes de sa puis­sance d’expression et de l’étonnante fas­ci­na­tion qu’exercent ses écrits.
Ches­tov refuse de jouer le jeu de la phi­lo­so­phie clas­sique, qui fait de Dieu un concept et qui impose à l’homme des lois morales contrai­gnantes cal­quées sur celles de la logique. A l’instar du héros des Notes du sou­ter­rain, il va jusqu’à récu­ser deux et deux font quatre comme com­men­ce­ment de l’aliénation. La rai­son est, selon une for­mule de Luther sur laquelle Ches­tov ne cesse de reve­nir, « la bête très nui­sible qu’il faut tuer pour que l’homme puisse vivre ». Dieu est libre des prin­cipes de la logique et n’est proche que de ceux qui Le cherchent en gémis­sant. Quant à ceux qui, pour Le trou­ver, cultivent une sagesse issue de lois « natu­relles » et res­pec­tueuse du prin­cipe de contra­dic­tion, le Dieu de Ches­tov n’en a que faire. Le héros cher à Dieu, c’est Job sur son fumier, qui crie et pleure au grand scan­dale de ses « rai­son­nables » amis. Rai­son­ner, c’est se retour­ner comme Cham sur la nudi­té de son père Noé. C’est donc pécher. C’est ce que firent Aris­tote, Kant et Hegel ((. « Il est pos­sible, écrit curieu­se­ment Ches­tov, il est même très pro­bable que si Hegel avait été catho­lique, il eût été recon­nu doc­tor eccle­siae et eût rem­pla­cé saint Tho­mas d’Aquin qui est dans une large mesure péri­mé et doit être cor­ri­gé. » (Athènes et Jéru­sa­lem, op. cit., p. 138).)) .
Un rap­pro­che­ment avec le Camus du Mythe de Sisyphe pour­rait être ten­té. D’autant plus que Camus cite Ches­tov par­mi ses maîtres, aux côtés de Kier­ke­gaard, Hei­deg­ger, Jas­pers et Hus­serl. Mais l’existentialisme du pen­seur fran­çais de l’absurde, mar­qué par la tra­di­tion du mora­lisme clas­sique, conserve un relent de bon­heur et de sagesse qui aurait été étran­ger à Ches­tov. Pour le Russe, il aurait sans doute été sté­rile et indigne « d’imaginer Sisyphe heu­reux » comme conclut Camus.
L’opposition entre Athènes (la Sagesse) et Jéru­sa­lem (la Foi) est donc irré­con­ci­liable et, tout au long de son œuvre, Ches­tov s’acharne à illus­trer cette thèse, voire – et ce n’est pas un mince para­doxe chez ce contemp­teur de la logique – à la prou­ver. Il aime, pour appuyer son pro­pos, citer ce pas­sage célèbre de Ter­tul­lien (sou­vent résu­mé par la for­mule Cre­do quia absur­dum est) : « Cru­ci­fixus est Dei filius ; non pudet, quia puden­dum est. Et mor­tuus est Dei filius ; pror­sus cre­di­bile est, quia inep­tum est. Et sepul­tus resur­rexit ; cer­tum est quia impos­si­bile est. » ((. « Le fils de Dieu est cru­ci­fié ; il ne convient pas d’en rou­gir parce que c’est hon­teux ; le fils de Dieu est mort ; c’est encore cré­dible parce que c’est inepte ; inhu­mé, il est res­sus­ci­té : c’est cer­tain parce que c’est impos­sible. »)) C’est aus­si d’une for­mule de Terul­lien qu’est tiré le titre du livre : « Quid ergo Athe­nis et Hie­ro­sa­ly­mis ? » – « Qu’y a‑t-il de com­mun entre Athènes et Jéru­sa­lem ? ». La réponse impli­quée est évi­dem­ment : « Rien ».
Il est inté­res­sant, à ce pro­pos, de lire ce qu’en dit Etienne Gil­son. Vigou­reu­se­ment cri­ti­qué par Ches­tov dans la troi­sième par­tie d’Athènes et Jéru­sa­lem inti­tu­lée « De la phi­lo­so­phie médié­vale. Concu­pis­cen­tia irre­sis­ti­bi­lis », qui porte sur son Esprit de la phi­lo­so­phie médié­vale (paru en 1932), Etienne Gil­son lui écrit le 11 mars 1936 : « Qu’y a‑t-il de com­mun entre Athènes et Jéru­sa­lem ? Réponse : Rome. C’est évi­dem­ment là le fond du débat. Vous reve­nez, sinon à Luther, du moins à ce qu’il y a de Luther dans votre cher Dos­toïevs­ki. Je crois au contraire que Dieu parle par l’Eglise de Rome, que la révé­la­tion conti­nue par elle, et qu’elle a d’ailleurs pour objet de nous remettre devant les yeux la révé­la­tion totale. » Effec­ti­ve­ment, comme le dit Gil­son, c’est bien là le fond du débat.
Une autre objec­tion, d’ordre his­to­rique elle aus­si, pour­rait être faite à Ches­tov. L’opposition Athènes/ Jéru­sa­lem n’a dans l’antiquité chré­tienne aucune assise réelle, et la phrase de Ter­tul­lien n’est qu’une for­mule illus­tra­tive d’un autre pro­pos. Les Juifs comme les Romains au temps du Christ et dans les siècles qui sui­virent avaient en effet adop­té la culture grecque, qui fai­sait par­tie de leur envi­ron­ne­ment cultu­rel com­mun. Il fau­dra attendre le XIXe siècle, et notam­ment Hein­rich Heine en Alle­magne et Mat­thew Arnold en Angle­terre, pour que cette oppo­si­tion s’empare des esprits et paraisse nor­male ((. Voir Mar­tin Good­man, Rome et Jéru­sa­lem (Per­rin, 2009), notam­ment p. 145.)) . Mais il n’est pas sûr que cette objec­tion ait pu ébran­ler Ches­tov : d’abord il récuse le « juge­ment de l’Histoire », et ensuite, la plu­part des auteurs sur les­quels il s’appuie – Kier­ke­gaard, Nietzsche, Dos­toïevs­ki – n’appartiennent-ils pas au XIXe siècle et ne se place-t-il pas lui aus­si dans le cadre d’un débat né au XIXe siècle ?
Il reste, en dépit de ces objec­tions, que le lec­teur d’Athènes et Jéru­sa­lem sau­ra gré à l’auteur d’avoir su por­ter le déses­poir à un degré de pure­té tel qu’il peut ouvrir sur Dieu.

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